Lettre d’Amérique latine (2) : la Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d’embûches

par Erévan Rebeyrotte le 18 mars 2025
Après le Mexique, la Colombie se trouve sous le regard attentif du Laboratoire, grâce à la présence de l’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, en Amérique du Sud. Ce pays, riche de son histoire et de sa culture, est souvent perçu à travers le prisme de ses luttes internes. La Colombie, démocratique et résolument attachée à ses principes républicains, a toujours été une république intacte, un contraste frappant avec des nations comme la France, où la république est parfois remise en question. Mais, malgré ses fondements solides, la Colombie a dû faire face à un défi majeur : pacifier ses différents conflits internes. La paix ici prend de multiples visages : la paix urbaine, la paix sociale, la paix internationale, et bien sûr, la paix avec un passé lourd de violence. C’est dans ce cadre que je me suis entretenu avec Yves Basset, professeur de sciences politiques à l’Université de La Riota à Bogotá, dont les paroles résonnent encore dans ma réflexion sur la pacification du pays.
Photo/droite: président Gustavo Petro /gauche: Atanas Mockus Faut-il s'habiller en « carotte » ou exhiber son « arrière-train » pour promouvoir la paix et le retour à l'ordre républicain ? Une question étonnante mais non dénuée de sens à la lumière des actions d'Atanas Mockus, ancien maire de Bogotá, ancien sénateur et candidat à la présidence. Au début du siècle, sa victoire électorale fut une surprise, et sa réélection, un véritable phénomène. Dans une capitale en proie à la violence et à l'anarchie, il introduisit la « loi des carottes », une série d'initiatives ludiques et symboliques visant à sensibiliser les citoyens à la nécessité du civisme. Des mimes en blanc, des panneaux de signalisation insolites et des gestes simples comme des pouces levés ou baissés ont transformé Bogotá, la ville où plus de 1 100 personnes mourraient chaque année sous les roues des voitures, en un modèle de pacification. En 2003, ce chiffre était descendu à moins de 600, prouvant qu'un autre chemin était possible. Mais la pacification de la Colombie ne se limite pas à des exemples isolés comme celui de Bogotá. Le pays a connu une transition nationale intéressante. Après des décennies de gouvernements de droite réfractaires à tout changement, le pays a élu en 2022 son premier président de gauche, Gustavo Petro. Ce fut un tournant majeur, non sans turbulences. L’histoire récente du pays a été marquée par des crises sociales, la répression violente des manifestations et la gestion difficile des accords de paix. La gauche au pouvoir, en dépit de ses promesses de transformation, a dû faire face à la réalité d’une majorité parlementaire insuffisante et à des réformes difficilement réalisables. Les attentes étaient élevées, notamment concernant la "paix totale", un programme ambitieux de négociation avec tous les groupes armés, anciens guérilleros et anciens paramilitaires. Pourtant, entre 2016 et 2020, plus de mille militants colombiens, écologistes, syndicalistes, et défenseurs des droits indigènes ont perdu la vie. Le pays s’enfonçait encore davantage dans un cycle de violence, malgré les promesses de pacification. Dans ce contexte, Yves Basset soulignait l'importance de ne pas voir la paix comme une simple négociation avec les groupes armés, mais comme un véritable travail de réconciliation sociale, incluant des réformes profondes sur les droits humains et la répartition des terres. En dépit des échecs de réformes, il existe des avancées notables. Le gouvernement a pu faire passer sa réforme des retraites (qui risque prochainement d’être censurée par le Conseil constitutionnel à cause de débats houleux jugés trop rapides au Congrès). Un autre exemple, la réforme agraire, clé dans les accords de paix signés avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a permis de formaliser la propriété de vastes étendues de terre et de commencer à redistribuer ces biens dans un pays où la violence des inégalités foncières était une source constante de conflit. Il y a également eu des progrès significatifs dans la gestion des manifestations sociales. Alors que les gouvernements précédents de droite les réprimaient très violemment, suspectant que les guérilleros se cachaient dans les cortèges, les manifestations à partir de 2022 ont été globalement pacifiques et gérées de manière plus sereine. Concernant les FARC, après leur démobilisation, le groupe s’est transformé en un parti politique appelé "Comunes". Bien que cinq sièges au Sénat et à l’Assemblée aient été accordés, la situation politique reste fragile pour l'ex-guérilla, qui peine à s’intégrer pleinement dans le paysage politique colombien. Un autre groupe dissident, l’État-major central, continue d’être actif, et les tentatives de négociation n’ont pas donné de résultats concrets. Lors de mon séjour à Bogotá, Maria-Emilia, une militante pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, m’a expliqué que l’intégration des anciens guérilleros dans la société colombienne reste une tâche complexe. Les femmes, maltraitées dans le cadre de leur ancienne vie de guérillères, doivent réapprendre à vivre en société. Quant aux ex-membres des FARC, beaucoup d’entre eux peinent à se reconvertir, notamment à cause des compétences acquises dans des activités illégales comme la contrebande ou le narcotrafic où ils gagnaient bien mieux leur vie. Sur le plan social, des progrès ont également été réalisés pour les minorités, notamment afro-colombiennes, même si de nombreux défis demeurent. La montée en puissance de la première vice-présidente afro-colombienne a marqué un tournant dans la reconnaissance de ces populations, mais la route reste semée d’embûches, comme l’atteste l’incident de "blackface" que j’ai vu lors du Carnaval de Barranquilla. Il reste encore beaucoup à accomplir pour déconstruire les stéréotypes, notamment racistes. Le débat sur l'histoire du pays demeure largement fermé à cause des récents déboulonnages des statues de conquistadors. La violence de cet acte, couplée à son héritage historique, n'a pas encore suffi à mobiliser la population vers des actions concrètes. Le président, dans la dernière année de son mandat, envisage de tenir des référendums afin de clarifier l'opinion publique et d'ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. À l’international, la Colombie navigue avec prudence dans ses relations diplomatiques, notamment avec les États-Unis. Bien qu’il existe une coopération étroite entre les deux pays, particulièrement en matière de lutte contre le narcotrafic, le climat politique de la région reste instable. L'élection de Donald Trump, qui a généré des tensions sur la question des immigrés, a incité le gouvernement colombien à prendre des mesures pour protéger ses citoyens. Mais les relations restent tendues et le pays doit gérer ses alliances avec prudence. Les deux présidents ont une fâcheuse habitude à s’envoyer des « piques » par l’intermédiaire du réseau social X. Cela ne procure rien de bons dans les relations entre les deux pays notamment en septembre lorsque les Etats-Unis devront choisir de redonner un blanc-seing visant à continuer les relations pour lutter contre les narcotrafiquants. Malgré les épreuves et les échecs, la Colombie avance sur son chemin de pacification. Les promesses de réconciliation sont souvent retardées par des obstacles politiques, sociaux et économiques, mais elles ne sont pas abandonnées. Yves Basset nous rappelle que la paix en Colombie est un processus complexe et multifacette, qui nécessite la participation de tous les acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et tandis que le processus de pacification continue de se déployer, la Colombie se transforme lentement, avec l'espoir que, finalement, la paix soit plus qu'une simple négociation : un véritable changement social et politique. Lire la « Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump » : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/ Autres sources : Infobae El Espectador Libération

Un nouveau gouvernement à Berlin : quelles implications ?

par Christian Lequesne le 7 mars 2025 photo de Christian Lequesne
Quatre questions à Christian Lequesne, membre du Conseil scientifique du Laboratoire de la République, co-animateur de la commission géopolitique et professeur de science politique à Sciences Po.
Quelles leçons tirer des élections allemandes ? Il y en quatre essentiellement. D'abord, il y a en Allemagne, comme dans tous les pays européens d’ailleurs, un éclatement des votes. Le bipartisme CDU-SPD est révolu. On assiste aussi à une montée claire et nette de l’extrême droite (20%), ce qui n’est pas banal pour Allemagne compte tenu de son histoire. La social-démocratie s’écroule alors que la gauche radicale (Die Linke) fait un bon score et que les écologistes (Die Grüne) se maintiennent. Enfin, le parti chrétien-démocrate de centre-droit, CDU/CSU, malgré la baisse de ses scores, reste un parti fort, puisqu’il recueille 28% des voix. Ceci signifie que l’Allemagne possède encore un grand parti de masse de centre-droit qui appelle à une politique centriste, pro-européenne et modérée. Quelle coalition sera formée ? Le leader de la CDU/CSU, Friedrich Merz, qui arrive en tête des élections, sera le futur chancelier. Il n’a guère d’autre choix que de s’allier avec le Parti social-démocrate (SPD). On continue de parler en Allemagne d’une « grande coalition » bien que le terme soit impropre puisque le SPD n’est que le troisième parti après la CDU/CSU et l’AFD. Les écologistes ont fait un score trop bas pour pouvoir être l’allié des chrétiens-démocrates. C’est dommage, car ce parti aurait été complémentaire de la CDU-CSU. Au niveau régional, l’attelage entre les chrétiens-démocrates et les Verts fonctionne généralement très bien. Il est vrai que les Verts ne sont plus du tout ce qu’ils étaient à leur création dans les années 80. Ce parti, s’il considère prioritaire la décarbonisation de l’économie, est aussi très favorable à un développement des dépenses en matière de défense. Qui l’eût cru ? Il n’y aura pas de coalition avant avril 2025. En Allemagne, les partis qui gouvernent doivent conclure un accord de coalition et cela prend du temps, car c’est une feuille de route détaillée à laquelle le gouvernement se tient généralement. Que peut-on attendre de la coalition entre la CDU/CSU et le SPD ? Au plan interne, ce n’est pas l’attelage qui sera le plus réformiste, alors même que le modèle économique allemand qui reposait sur un gaz russe peu cher et des exportations fortes vers la Chine et les Etats-Unis, est essoufflé. On n’assistera guère à une volonté de transformer le modèle mais de plutôt à le faire fonctionner le mieux possible. Les chrétiens-démocrates se concentreront sur la libéralisation de l’économie (moins de régulation, moins de taxes pour les entreprises) et les sociaux-démocrates essayeront de sauver un Etat-Providence réformé. Il y a de fortes chances pour que les deux partis s’accordent sur une utilisation plus flexible du fameux « frein à la dette ». Ce principe constitutionnel empêche les investissements par la dette publique, alors qu’il y a un cruel besoin de renouveler les infrastructures, notamment dans la partie ouest du pays. Pour ce qui concerne la politique européenne et étrangère, le nouveau chancelier jouera la carte de la coopération avec la France. Il est aussi prêt, et c’est assez remarquable pour un chrétien -démocrate, à considérer que l’Europe s’affranchisse de la seule garantie de sécurité américaine. Il l’a dit ouvertement et c’était courageux de le faire. Les Allemands ne veulent pas laisser tomber l’Ukraine mais ils doivent aussi dépenser plus pour la défense. Sur ce plan, les sociaux-démocrates sont plus conservateurs. Et il faut espérer qu’ils n’empêchent pas l’Allemagne d’augmenter ses dépenses militaires. De même, une partie du SPD est traditionnellement très « compréhensif » à l’égard de la Russie. Il faut espérer que cela ne nuise pas à la coopération absolument nécessaire entre Européens pour essayer de lancer un plan de paix qui ne soit pas complètement aux conditions de Poutine, alors même ce dernier se sent désormais protéger par la nouvelle politique étrangère de Washington. Quelles implications pour la coopération de l’Allemagne avec la France ? Le futur chancelier Merz est attaché à la construction européenne, dans la tradition des chrétiens-démocrates rhénans (il est originaire de la Rhénanie du nord Westphalie). Emmanuel Macron devrait s’entendre mieux avec lui qu’avec son prédécesseur Olaf Scholz. Merz comprend le sens du concept d’autonomie stratégique soutenu par le président français depuis plus années. Il devra toutefois composer avec les sociaux-démocrates. Ce sera certainement l’occasion de batailles internes tant ces derniers restent sur des positions traditionnelles en matière de sécurité. On verra donc, mais Merz ouvre au moins la possibilité d’un soutien au changement que Macron appelle de ses voeux. En matière de défense européenne, rien n’est possible sans un triangle Paris-Berlin-Varsovien, auquel est associé la Grande-Bretagne malgré le Brexit. La réunion de Londres a montré le 2 mars 2025 que les Allemands étaient solidaires des autres Européens, bien qu’ils ne soient pas prêts encore à dire ouvertement qu’ils enverraient des troupes en Ukraine.

Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump

par Erévan Rebeyrotte le 18 février 2025
Le Laboratoire de la République saisit chaque opportunité pour enrichir sa réflexion et élargir son réseau à l’international. Profitant de la présence en Amérique latine d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, l’association engage une série de rencontres avec des acteurs politiques, intellectuels et économiques du continent.
Pour cette première lettre d’Amérique latine, nous nous rendons à la ciudad de Mexico pour rencontrer Jorge Castañeda, intellectuel et homme politique mexicain de premier plan. Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique (2000-2003) et représentant du pays aux Nations unies, il a également enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, dont la Universidad Nacional Autónoma de México, Princeton, New York, Cambridge et Sciences Po Paris. Figure influente de la diplomatie latino-américaine, il partage son analyse sur les relations internationales du Mexique, notamment avec les États-Unis, l’Europe et la France, dans un contexte marqué par des tensions économiques, migratoires et diplomatiques. Erévan Rebeyrotte : Avec la réélection de Donald Trump, le Mexique doit affronter des tensions commerciales accrues, notamment avec l’imposition de nouveaux droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Comment le Mexique peut-il répondre à ces défis et préserver sa souveraineté économique et territoriale ? Jorge Castañeda : Les défis sont dangereux et difficiles à surmonter. S’il s’agissait d’un simple différend commercial, on pourrait adhérer ou non aux théories de Donald Trump. Les déséquilibres commerciaux résultent souvent de subventions. En 2024, les États-Unis et le Mexique affichent un déficit commercial de 171 milliards de dollars, une somme relativement modeste par rapport à leur produit national, mais néanmoins conséquente. Cependant, la question dépasse le cadre strictement économique. Trump utilise les droits de douane non seulement à des fins commerciales, mais aussi pour obtenir des concessions du Mexique sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité et le trafic de drogue. Le Mexique se voit ainsi contraint de répondre aux exigences de Trump dans ces domaines. Les observateurs étrangers sont frappés par le sentiment et l’identité nationale des Mexicains, mais ils sous-estiment souvent la vulnérabilité du pays face aux États-Unis. Par exemple, environ 60 % de notre électricité provient de centrales alimentées au gaz naturel, dont 70 % est importé des États-Unis. Notre capacité de réserve est d’un jour et demi seulement, ce qui limite considérablement notre marge de manœuvre face à Trump. Toutefois, le Mexique possède quelques leviers de négociation, notamment le pouvoir de décider d’accepter ou non les déportés non nationaux. C’est une carte diplomatique, mais son utilisation est délicate. Sous le premier mandat de Trump, le gouvernement mexicain a cédé sur toute la ligne. La situation risque de se répéter avec la nouvelle administration. Il en va de même pour la Chine : une part significative des exportations mexicaines vers les États-Unis sont en réalité des produits chinois déguisés, transitant par d’autres pays ou entrant clandestinement au Mexique. Trump souhaite un contrôle renforcé de ces marchandises. Erévan Rebeyrotte : Trump a symboliquement rebaptisé le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », un geste interprété par certains comme une tentative d’affirmation de l’hégémonie américaine. Qu’en pensez-vous ? Jorge Castañeda : Cela n’a aucune importance. Il est inutile de se battre avec Trump sur ce genre d’absurdités. Le fleuve qui sépare les États-Unis et le Mexique porte déjà deux noms : « Rio Grande » côté américain et « Rio Bravo » côté mexicain. Ce n’est pas un sujet de contentieux. Chaque pays, comme la France, décidera librement de la manière dont il nomme le golfe. Cela ne change rien. Erévan Rebeyrotte : En réponse aux menaces commerciales de Donald Trump, l’Union européenne et le Mexique ont récemment signé un accord visant à renforcer leurs liens économiques. Pensez-vous que cet accord marque le début d’un réalignement stratégique du Mexique vers l’Europe ? Jorge Castañeda : Cet accord élargi remplace celui de 1998 en l’améliorant et en l’approfondissant. Cependant, le Mexique en a exclu le chapitre sur l’énergie, ce qui a déçu l’Europe. Il reste encore à obtenir l’approbation des 27 États membres, bien que l’accord soit déjà appliqué. Erévan Rebeyrotte : Alors que plusieurs pays d’Amérique latine traversent des crises démocratiques et connaissent des dérives autoritaires, quel rôle le Mexique peut-il jouer sous la présidence de Claudia Sheinbaum ? Le pays a-t-il encore suffisamment d’influence pour défendre la démocratie et les droits de l’homme dans la région ? Jorge Castañeda : La vraie question est de savoir si le gouvernement mexicain actuel et le précédent sont réellement des défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, ou s’ils y sont hostiles. Regardez les dictatures en place à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, et maintenant au Salvador. [Que pensez vous de Javier Milei ?] Pour l’Argentine, il est encore trop tôt pour juger Javier Milei. Il multiplie les décisions extravagantes, mais pour l’instant, la démocratie n’est pas menacée. L’économie, en revanche, est dans une situation critique. Le Mexique lui-même connaît une dérive autoritaire. Le gouvernement a supprimé l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que les organismes autonomes du pays. Dans quelques mois, il supprimera même les autorités électorales qui ont joué un rôle essentiel dans l’instauration de la démocratie. Il adopte aussi une posture hostile envers les intellectuels et les médias. Dans ces conditions, le Mexique est mal placé pour donner des leçons en matière de droits de l’homme. Les gouvernements actuels et précédents ne se préoccupent pas tant de la démocratie et des droits fondamentaux que de la souveraineté nationale. Erévan Rebeyrotte : Vous avez représenté le Mexique en tant que ministre des Affaires étrangères lorsqu’il siégeait au Conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, face aux conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, l’ONU semble incapable d’imposer des solutions durables. L’organisation est-elle devenue un simple spectateur impuissant face aux rivalités entre grandes puissances ? Jorge Castañeda : L’ONU a toujours été un spectateur, et pas toujours puissant. Pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont souvent utilisé leur droit de veto pour servir leurs intérêts. Aujourd’hui, la rivalité oppose les États-Unis à la Chine, alliée de la Russie. La Russie joue un rôle clé dans la guerre en Ukraine, mais le véritable affrontement à long terme est entre les États-Unis et la Chine. La question essentielle est de savoir si le monde se porterait mieux sans l’ONU et d’autres institutions internationales comme l’OMC, l’OMS, l’UNESCO ou la Cour pénale internationale. Je ne le crois pas. Contrairement aux revendications du Sud global, qui réclame une réforme des institutions pour les rendre plus représentatives du nouvel ordre mondial, je pense qu’il faut améliorer et renforcer l’ordre existant. Les États-Unis, par exemple, devraient ratifier la cinquantaine d’instruments internationaux qu’ils ont toujours refusé d’adopter, comme la Cour pénale internationale, la Convention sur le droit de la mer ou la Convention sur les armes conventionnelles. Cela changerait beaucoup de choses. Mais le Sud global, lui, cherche surtout à accroître le poids de la Chine. Erévan Rebeyrotte : Quel est le lien entre le Laboratoire de la République et les enjeux communs entre la France et le Mexique ? Jorge Castañeda : Il est essentiel de réfléchir ensemble au nouvel ordre mondial. Le sommet européen du 17 février à l’Élysée a été un moment clé pour discuter des ambitions renouvelées des États-Unis, notamment sur Gaza, l’Ukraine, le Groenland, le canal de Panama, et peut-être même certaines parties du Mexique. La France joue un rôle central dans la définition d’une réponse européenne aux crises internationales. Cela inclut bien sûr l’Ukraine, mais aussi l’intelligence artificielle, avec le sommet qui s’est tenu récemment, et les accords de Paris sur le climat, que Trump va quitter dans un an. Il est crucial de s’unir et de décider d’une stratégie commune. L’essor de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis représente une menace majeure, tout comme le régime autoritaire de gauche au Mexique. Enfin, bien que le Mexique soit plus proche des États-Unis, la France est plus perméable au wokisme mais cette idéologie arrive dans le pays. Il est donc nécessaire de bâtir un dialogue stratégique entre la France, le Mexique et les États-Unis, en excluant les trumpistes et en s’appuyant sur une alliance de citoyens engagés.

Mais à quoi doivent ressembler les robots ?

par Sébastien Crozier , Thierry Taboy le 12 février 2025 Robot prétexte article
Les robots doivent-ils adopter des traits humains ou conserver une apparence purement fonctionnelle ? Derrière cette question en apparence anodine, Thierry Taboy, responsable de la commission technologie du Laboratoire de la République et Sébastien Crozier, Président CFE CGC chez Orange montrent comment s'entrelacent des enjeux psychologiques, technologiques et sociétaux majeurs.
Avec l'essor des robots et avatars pilotés par l'intelligence artificielle, une question s'impose : à quoi doivent-ils ressembler pour s'intégrer au mieux dans notre quotidien ? Doivent-ils adopter des traits humains pour être plus facilement acceptés, ou privilégier un design purement fonctionnel ? Derrière cette interrogation esthétique se cachent des enjeux psychologiques, culturels et technologiques majeurs. Déjà, Bernard Stiegler soulignait que la prolifération des technologies numériques et robotiques modifie profondément notre rapport au monde et aux autres. En imitant l'humain, les robots risquent d'altérer notre perception de nous-mêmes et de nos interactions, soulevant ainsi des questions éthiques sur leur intégration dans la société L'attrait de l'anthropomorphisme : entre confiance et illusion Notre tendance à attribuer des caractéristiques humaines aux objets (anthropomorphisme) joue un rôle clé dans l'acceptation des robots. Un visage, même schématique, suffit souvent à déclencher des interactions sociales. C'est ce qui explique pourquoi des robots humanoïdes apparaissent de plus en plus dans des environnements variés – hôtels, hôpitaux, aéroports ou écoles – où leur apparence familière facilite les échanges. D'autres études montrent que des robots inspirés du règne animal favorisent l'attachement émotionnel, notamment chez les enfants et les personnes âgées, en jouant un rôle de soutien psychologique. Mais cette acceptation n'est pas universelle. Au Japon, l'influence de l'animisme, qui attribue un esprit aux objets inanimés, favorise une relation plus naturelle avec les robots. En Occident, en revanche, ils suscitent souvent méfiance et inquiétude, notamment autour des questions d'emploi et de surveillance. Avec l'essor des avatars numériques et de l'intelligence artificielle générative, cette relation se complexifie encore. Certains assistants virtuels dotés d'un visage et d'une voix réaliste, comme Replika, créent une illusion de dialogue humain. Ces interactions immersives peuvent parfois franchir des frontières inattendues, générant des attachements émotionnels, voire des situations de dépendance affective.. A tel point qu'en 2023, Replika a supprimé la possibilité de participer à des conversations érotiques, ce qui a suscité des discussions sur le rôle de l'IA dans les interactions humaines. Lorsqu'un robot ou un avatar reproduit trop fidèlement les comportements humains, notre perception du réel peut se voir perturbée et accentuer l'isolement social en remplaçant des relations authentiques par des échanges artificielsEt c'est sans compter les enjeux en terme de capacité de désinformation.  L'efficacité avant tout ? Quand le fonctionnel prime Si l'apparence humaine séduit dans certains contextes, elle n'est pas toujours pertinente. Dans l'industrie, la logistique ou les infrastructures publiques, la conception des robots repose avant tout sur leur efficacité, leur coût et leur sécurité. Ici, le design fonctionnel prévaut : pas d'yeux expressifs ni de traits humains, mais une forme optimisée pour accomplir une tâche précise. L'anthropomorphisme peut s'évérer ici contre-productif, en complexifiant les interactions, détournant l'attention ou en créant des attentes inappropriées chez les utilisateurs. Ainsi, les robots utilisés dans les entrepôts logistiques, comme ceux d'Amazon Robotics, adoptent des designs minimalistes centrés sur l'optimisation des déplacements et la manipulation des objets, plutôt que sur l'imitation des gestes humains. Dans le domaine des infrastructures publiques, les robots de nettoyage autonomes ou les dispositifs de surveillance suivent également cette logique. Par exemple, le robot Spot de Boston Dynamics, utilisé pour l'inspection de sites industriels et la surveillance, privilégie une forme quadrupède inspirée du monde animal pour maximiser sa stabilité et sa capacité à évoluer sur des terrains complexes. En somme, si l'apparence humaine peut faciliter l'acceptation sociale des robots dans certains contextes, elle est souvent abandonnée au profit d'un design purement fonctionnel dans les domaines où la performance et la sécurité priment. Cependant, même dans ces environnements, une certaine dose d'« humanisation » peut améliorer l'expérience utilisateur. Par exemple, l'ajout de signaux visuels (LED indiquant une direction ou un état), de mouvements simplifiés ou de sons subtils peut permettre aux humains de mieux anticiper les actions des machines et d'éviter toute méfiance instinctive. Plutôt qu'une imitation parfaite de l'humain, l'enjeu est donc de créer des interactions claires et intuitives. L'ombre de la "vallée de l'étrange" Cette quête d'équilibre entre humanisation et fonctionnalité n'est pas nouvelle. Dans les années 1970, le chercheur japonais Masahiro Mori a décrit le phénomène de la vallée de l'étrange (Uncanny Valley), selon lequel un robot trop réaliste provoque un malaise, car son apparence est presque humaine... mais pas tout à fait. Sophia, le robot humanoïde de Hanson Robotics, illustre parfaitement ce paradoxe : son réalisme a autant impressionné que dérangé. Pour éviter cet écueil, de nombreux designers optent pour des formes hybrides. Plutôt que de copier l'humain à l'identique, ils misent sur des éléments subtils – mouvements de tête, variations lumineuses, inflexions de voix – qui suffisent à évoquer des émotions sans induire de confusion. Mais au fond, que projetons-nous sur ces machines ? En leur attribuant des traits humains, nous exprimons autant notre besoin d'empathie que nos craintes face à l'automatisation. Pourtant, plus nous repoussons les limites de ces technologies, plus il devient évident qu'un robot, aussi sophistiqué soit-il, reste avant tout un outil. A trop vouloir leur faire imiter l'humain, les robots sont facteurs d'altération de notre perception de nous-mêmes et des autres, posant des défis éthiques sur leur intégration dans la société. L'avenir de la robotique réside dès lors dans une conception qui équilibre intelligence artificielle et clarté d'interaction. Trouver ce juste milieu sera essentiel pour faire des robots et des avatars des alliés au service de l'humanité – et non des illusions qui brouillent notre perception du monde et de nous-mêmes.

La laïcité et la cohésion sociale : repenser le vivre-ensemble

par Pierre-Henri Tavoillot le 28 janvier 2025 PH Tavoillot
La question du vivre-ensemble est plus que jamais centrale dans les débats sociétaux français. Dans un contexte marqué par des fractures sociales et culturelles, la laïcité se présente comme un principe fondamental pour garantir l’unité nationale. Cette réflexion soulève des interrogations sur le respect des convictions individuelles et sur les moyens de renforcer la solidarité collective. Les actions publiques, ainsi que le rôle des institutions, sont essentiels pour préserver les valeurs républicaines et répondre aux défis actuels.
A l'occasion de la Conversation éclairée animée par Brice Couturier et Chloé Morin, Pierre-Henri Tavoillot a présenté son ouvrage "Voulons-nous encore vivre ensemble ?" (éditions Odile Jacob) Dans cet entretien, le Laboratoire de la République questionne l'auteur sur : la définition de la laïcité et son rôle dans le respect des convictions religieuses et le vivre-ensemble ; les actions menées en tant que référent laïcité pour la Région Île-de-France, avec des exemples récents de non-respect de ce principe ; l’efficacité des politiques françaises pour protéger la laïcité et le rôle possible de l’Union européenne dans sa promotion et enfin la crise du commun et les piliers nécessaires pour reconstruire le vivre-ensemble. Une réflexion sur les enjeux actuels de la cohésion sociale. https://youtu.be/YCUwr3ogjO8

Charlie Hebdo : « la République doit rester vigilante face aux menaces contre ses valeurs fondamentales »

par Marika Bret le 7 janvier 2025 Charlie Hebdo - 10 ans après
Dix ans après l’attentat contre Charlie Hebdo, Marika Bret, ancienne DRH du journal, revient sur cet événement tragique et les défis toujours actuels autour de la laïcité, de la liberté d’expression et de l’unité républicaine.
Laboratoire de la République : Dix ans après l'attentat contre Charlie Hebdo, pourquoi est-il encore essentiel d'en parler aujourd'hui ? Marika Bret : Ces commémorations sont primordiales. Elles servent à rendre hommage aux talents extraordinaires que nous avons perdus et à rappeler pourquoi ces tragédies ont eu lieu. Si nous ne comprenons pas les causes de ces événements, nous n'avancerons pas. Le 7 janvier 2015, c'était la conséquence d'une longue période de refus collectif de voir que nos valeurs et principes démocratiques étaient menacés. Charlie Hebdo avait alerté à maintes reprises sur la remise en cause de la laïcité et sur les attaques contre la liberté d'expression. Ces principes ne sont pas des évidences ; ils doivent être défendus constamment. Laboratoire de la République : Quels éléments ont précédé et conduit à ces attentats ? Marika Bret : Avant même les attaques, le journal était dans une grande solitude. Les locaux ont été incendiés avec deux cocktails Molotov en 2011 et le site du journal a été piraté, et notre critique de l’islam comme dogme religieux suscitait une hostilité intense. Charlie Hebdo a toujours critiqué les religions, qu’il s’agisse du catholicisme ou de l’islam. Mais la montée de l’islamisme, une idéologie totalitaire et mortifère, a conduit à une incompréhension et à des accusations infondées d’islamophobie. L'usage abusif de ce terme a façonné un climat où la critique des dogmes religieux était assimilée à du racisme, alors que le journal s’est toujours battu contre toute forme de discrimination. Si, en 2006, lors des procès des caricatures de Mahomet, tous les médias avaient publié ces dessins, cela les aurait rendus banals. Malheureusement, Charlie Hebdo était seul, et cette solitude a contribué à l’escalade qui a culminé avec l’attentat. Laboratoire de la République : Depuis ces événements, le niveau d’alerte a-t-il changé ? Marika Bret : Sur le plan militaire, des avancées ont été réalisées contre des organisations comme Daesh. Mais l’idéologie reste présente, notamment dans les têtes. Les attentats de masse ont diminué, mais la menace s’exprime différemment, par un travail de sape identitaire et antirépublicain. Ces discours, bien que minoritaires, sont souvent les plus bruyants. Il est essentiel de réaffirmer nos valeurs pour les contrer. Laboratoire de la République : Quel message souhaitez-vous transmettre à la jeunesse sur la laïcité ? Marika Bret : Il est crucial de rappeler que la laïcité garantit l’égalité entre tous, quelle que soit la religion. Malheureusement, certains jeunes sont persuadés qu’elle les stigmatise ou les empêche de pratiquer leur culte. Ce malentendu les place en opposition avec la République. Lorsqu’on explique clairement la laïcité, la liberté d’expression et l’égalité, la majorité comprend et adhère. Mais il reste une minorité influencée par des discours extrémistes. Les enseignants ont un rôle clé, mais ils doivent être soutenus. Quand des professeurs sont menacés ou insultés pour avoir respecté la loi, cela traduit un problème profond. Samuel Paty et Dominique Bernard ont payé de leur vie pour avoir transmis ces principes républicains. Il faut renforcer la protection fonctionnelle et offrir un appui clair et solide à nos enseignants. Laboratoire de la République : Vous parlez souvent de la « liberté de rire ». Peut-on rire de tout ? Marika Bret : Oui, on peut rire de tout, mais il faut se demander pourquoi. Le rire peut briser les tabous, éclairer des sujets graves et provoquer la réflexion. Par exemple, on peut traiter de la Shoah dans un dessin humoristique si cela vise à dénoncer l’horreur ou à combattre les discours négationnistes. Mais si le but est de banaliser ou de soutenir ces atrocités, cela devient inacceptable. Le dessin de presse a ce pouvoir unique de nous heurter, de nous faire rire et de nous faire réfléchir. C’est une arme puissante, mais elle n’est pas acceptée partout. Dans de nombreux endroits du monde, le rire est strictement limité par des interdits. Laboratoire de la République : Un dernier message ? Marika Bret : Ces commémorations suscitent en moi un mélange de chagrin et de colère. Nous avons perdu des êtres exceptionnels, et certaines trahisons politiques n’ont fait qu’accentuer ce sentiment. Pour lutter contre les extrémismes et réaffirmer nos principes républicains, il faut être précis, cultivé et intransigeant.

Pour rester informé
inscrivez-vous à la newsletter

S'inscrire