Cette lettre constitue la dernière d’un cycle consacré à l’Amérique latine, rédigée par notre correspondant sur place, Erévan Rebeyrotte. C’est à la terrasse d’un café à Buenos Aires qu'il a rencontré Ariel Pennisi, professeur d’université, auteur et intellectuel engagé. Leur échange a donné naissance à cet article. À travers les propos d’Ariel Pennisi, nous offrons un éclairage sur la crise argentine contemporaine, bien au-delà des stéréotypes ou des lectures superficielles. Ce texte se veut à la fois une mise en garde et un appel à la vigilance : ce qui se joue en Argentine nous concerne tous.
Le problème le plus aigu de l’Argentine aujourd’hui reste la pauvreté. Elle touche plus de 50 % de la population, fragilise les classes moyennes et nourrit un sentiment d’abandon massif. Derrière les débats politiques spectaculaires, c’est la précarité quotidienne – alimentaire, sanitaire, éducative – qui mine le lien social et délégitime les institutions. L’individualisme de survie remplace peu à peu toute logique collective, et la colère monte.
Dans ce contexte de crise profonde, la mort du Pape François, survenue le 4 avril 2025, a rappelé l’importance de la question sociale dans le pays. Le Pape, issu de Buenos Aires, a toujours prôné une Église pauvre pour les pauvres, enracinée dans les réalités sociales de l’Amérique latine. Ses propos et son engagement ont eu un impact majeur en Argentine, où il a toujours été perçu comme un défenseur des plus démunis, même si ses prises de position n’ont pas manqué de susciter des critiques, notamment dans les rangs des conservateurs qui aujourd’hui gouvernent le pays.
L’accession au pouvoir de Javier Milei s’inscrit dans une tradition politique argentine où la droite n’a jamais été démocratique, mais toujours marquée par la violence, l’exclusion, voire le crime d’État. Depuis le premier coup d’État militaire de 1930 jusqu’à la dictature de 1976-1983 – la plus sanglante du continent avec plus de 30 000 disparus – la droite argentine a montré de quoi elle est capable quand elle n’est plus encadrée par les contre-pouvoirs.
Aujourd’hui encore, cette culture persiste. La brutalité policière, la répression des manifestations pacifiques, la criminalisation des opposants et le recours aux décrets pour contourner le Parlement témoignent d’une démocratie en tension.
Souvent présenté comme un « Trump latino », Javier Milei partage avec l’ancien président américain plusieurs traits fondamentaux : une communication fondée sur l’outrance, une fascination pour les « hommes forts », le rejet de la complexité démocratique, et une capacité à capter les colères populaires en les redirigeant vers des boucs émissaires.
Mais à la différence de Trump, Milei pousse la logique jusqu’au bout : il ne fait même plus semblant de respecter les institutions. Il qualifie l’État de « bande criminelle », propose la suppression pure et simple de nombreux ministères, flatte les fantasmes technolibéraux (comme l’usage de l’IA en politique) et nomme à des postes clés des figures corrompues ou condamnées par la justice.
Cette soumission intellectuelle à un modèle trumpiste exacerbé se double d’une subordination politique plus large aux puissances financières internationales, dans une Argentine de plus en plus dépendante et affaiblie.
Selon Ariel Pennisi, ce que traverse l’Argentine dépasse la simple crise politique : c’est une « mutation anthropologique ». Les idéaux humanistes – progrès, justice, égalité, paix – semblent usés, inopérants. Le lien social se délite, les formes de socialisation se contractent. La précarité n’est plus seulement matérielle : elle est existentielle. Le travail devient instable, les collectifs éclatent, et l’action politique est remplacée par l’indignation solitaire.
Face à ce vide, Milei s’impose non comme une réponse, mais comme le symptôme d’une société qui a cessé de croire au commun.
Pourtant, tout n’est pas figé. Le 1er février 2025, la marche LGBTQI+ antifasciste à Buenos Aires a rassemblé une constellation de luttes : collectifs trans, féministes, migrants, artistes, syndicats, citoyens. Ce fut une « grève sociale incarnée », où la joie, les corps et la fête sont devenus des formes de résistance. Face à la brutalité de l’État, ces gestes affirment un autre rapport au politique : solidaire et créatif.
Cette mobilisation montre que l’avenir ne se résume pas à un duel entre « autoritarisme et résignation ». Une réinvention démocratique, enracinée dans les pratiques, les affects et les solidarités concrètes, reste possible.
Enfin, il serait naïf de penser que cette crise ne concerne que l’Argentine. La France, longtemps perçue comme un modèle d’émancipation, de culture et de résistance, suscite aujourd’hui une méfiance croissante parmi de nombreux Argentins. Cette image négative est alimentée par des incompréhensions mutuelles, un certain mépris postcolonial perçu dans nos discours diplomatiques, mais aussi par les violences que le pouvoir étatique exerce contre les étrangers et certains cultes religieux.
À nous, Européens et Français, de ne pas céder à l’arrogance ni à l’indifférence. Car ce qui se joue en Argentine — l’érosion du bien commun, la banalisation de la haine, l’effacement du politique — pourrait bien annoncer ce qui nous attend si nous n’y prenons garde.