Devenue omniprésente dans le débat public, la notion de « responsabilité » se révèle aujourd’hui paradoxalement floue et diluée. Dans cette tribune, le sociologue Tarik Yildiz en analyse les racines, en souligne les parallèles avec la crise de l’« identité » et interroge le besoin de verticalité de nos sociétés.
Des débats autour du vote de confiance jusqu’aux discussions sur la formation d’un nouveau gouvernement, rarement le mot « responsabilité » aura été autant invoqué dans le débat public que ces derniers mois. Alors que les gouvernements successifs et les oppositions se reprochent mutuellement d’en manquer, que révèle la fréquence d’usage d’une notion pourtant mal définie sur notre société ?
Une dilution de la responsabilité de plus en plus marquée
La surutilisation du concept de responsabilité révèle moins sa clarté que sa crise et une forme de dilution. Qu’est-ce que la responsabilité à l’heure d’un partage accru de cette dernière ? Les individus sont-ils véritablement moins responsables, ressentent-ils moins l’obligation de répondre de leurs actes et d’en assumer les conséquences ?
En 1968, deux psychologues sociaux de l’université de Columbia, John Darley et Bibb Latané, théorisèrent la dilution de la responsabilité à la suite d’une polémique née d’un fait divers : le 13 mars 1964, une jeune femme nommée Kitty Genovese fut sauvagement assassinée alors qu’elle rentrait chez elle à New York. Selon les journaux de l’époque, plusieurs dizaines de personnes furent témoins de l’agression, mais aucune n’intervint.
Abe Rosenthal, alors rédacteur en chef du New York Times, fustigea l’indifférence et la lâcheté des habitants des grandes villes. Darley et Latané apportèrent alors une réponse en formulant et testant une hypothèse : seuls face à une situation, en état de responsabilité non partagée, nous nous sentons davantage impliqués et agissons en conséquence. Quand d’autres personnes sont présentes, la responsabilité est « diluée » et nous déléguons instinctivement la responsabilité à autrui de manière plus ou moins consciente, convaincus qu’il sera plus apte à prendre la situation en main.
D’autres recherches, avec des résultats parfois contradictoires, ont été menées depuis. La logique sous-jacente semble cependant se diffuser avec vigueur dans notre société : la responsabilité est diluée, ce qui explique paradoxalement le fait que l’on fasse de plus en plus appel à elle sans que personne ne se sente totalement comptable.
Outre le débat public et le monde politique, la responsabilité est évoquée de plus en plus souvent dans le monde des entreprises ou dans le secteur public et associatif, parallèlement à la volonté de « davantage concerter ». Les deux phénomènes ne sont pas étrangers : la prise de décision, la responsabilité inhérente et la prise de risque associée sont diluées par l’ère du temps exigeant de l’« horizontalité » et impliquant de nombreuses parties prenantes pour chaque arbitrage.
De l’identité à la responsabilité
Le parallèle avec la généralisation de l’utilisation de la notion d’identité est troublant. Les deux concepts sont complexes et se réfèrent à des caractéristiques profondes de l’humain comme le suggérait Saint-Exupéry dans Terre des Hommes : « être homme, c’est précisément être responsable ». Tout comme l’emploi du substantif responsabilité, celui d’identité est apparu avec force il y a plus de 50 ans : une simple recherche dans les archives des journaux illustre l’utilisation tous azimuts d’un concept alors mal défini. A l’instar des procès en « irresponsabilité » beaucoup plus fréquents ces derniers mois, les expressions « crise d’identité », « identité culturelle », « recherche d’identité » fleurissent au cours des années 1970.
Constatant ce phénomène, Claude Lévi-Strauss dirigea un séminaire au Collège de France en 1974 afin de définir cette notion et de décrypter ce que sa diffusion révélait : dans une société du destin social, dans laquelle chacun avait un rôle figé désigné dès la naissance et prédéterminé par les origines familiales, la question de l’identité, de savoir « qui nous sommes » se posait moins.
A partir de la fin des années 1960, particulièrement dans le monde occidental, l’affirmation de la liberté individuelle rebat les cartes. L’individu est censé choisir son destin, pense faire ses choix. Ces choix multiples génèrent un questionnement plus fort et une anxiété associée qui sera évoquée par Alain Ehrenberg : comment me définir, suis-je la somme de mes choix, parfois contradictoires ?
Un besoin de verticalité
Que ce soit celui de l’identité ou celui de la responsabilité, l’omniprésence d’un concept dans les discours révèle certaines évolutions de la société dans laquelle nous vivons et un certain besoin de verticalité. Dans ce contexte, les idéologies les plus radicales – politiques comme religieuses – répondent à cette aspiration profonde de la société, identifiant clairement le responsable, que ce soit pour le suivre ou s’y opposer.
« La masse, comme telle, est toujours anonyme et irresponsable » écrivait Carl Gustav Jung dans L'Homme à la découverte de son âme : l’enjeu consiste aujourd’hui à répondre aux crises politiques et identitaires en réaffirmant la notion de responsabilité individuelle des gouvernants comme de l’ensemble des citoyens.
Tarik Yildiz, sociologue, auteur notamment de « De la fatigue d’être soi au prêt-à-croire » (Editions du Puits de Roulle).
À l’heure où l’ordre international semble vaciller, la montée en puissance d’un front commun des régimes autoritaires reconfigure profondément les équilibres géopolitiques. Loin d’être conjoncturelle, cette convergence des autocraties traduit une volonté assumée : contester les valeurs universelles de liberté, de démocratie et d’État de droit, au profit d’une logique de domination et de puissance. Le 25ᵉ Forum de l’Organisation de coopération de Shanghaï, tenu en Chine en septembre 2025, en offre une image saisissante : celle d’un « bloc » d’États, dirigés par Xi Jinping, Vladimir Poutine, Kim Jong-un et d’autres, réunis dans une démonstration de force qui dépasse la simple coopération diplomatique.
Jean-François Cervel, responsable de la commission Géopolitique du Laboratoire de la République, analyse avec précision les dynamiques de cette « alliance des autoritarismes », ses ressorts idéologiques, ses ambitions impériales et les menaces qu’elle fait peser sur l’avenir des démocraties.
La photographie est impressionnante. C’est le cliché officiel du 25ème Forum de l’Organisation de coopération de Shangaï qui s’est tenu à Tianjin, en Chine, les 31 août et 1er septembre 2025. Les vingt-six États présents, dont les dirigeants sont ainsi immortalisés, sont presque tous soumis à des régimes autoritaires ou totalitaires. Renforcé encore par l’arrivée de Kim Jong-un pour la cérémonie de commémoration de la fin de la Seconde guerre mondiale en Asie, le 3 septembre, cet instantané impressionne par la mise en lumière de dirigeants autocrates avérés ou en voie de l’être. Xi Jin Ping flanqué de Vladimir Poutine à sa droite et de Kim Jong-un à sa gauche, au balcon de la Cité interdite, le 3 septembre, applaudissant un exceptionnel déploiement militaire, quelle extraordinaire image de l’apothéose des tyrans ! Des milliards d’humains sont ainsi représentés par des dirigeants qui n’ont pas été désignés par un processus démocratique. Même si leur déclaration commune prétend s’inscrire dans les valeurs de la Charte des nations unies et même de la Déclaration universelle des droits de l’homme, ces dirigeants constituent, bel et bien, l’alliance des régimes autoritaires contre les valeurs de la liberté et de la démocratie. En affirmant leur puissance, sous la haute autorité du dictateur chinois, ils disent clairement qu’ils rejettent ce corpus de valeurs et qu’ils combattront ceux qui le défendent. Les Européens ne pourront pas dire qu’ils n’étaient pas clairement informés.
Sont effectivement ainsi rassemblés des dirigeants dont les régimes sont caractérisés par la négation de la liberté individuelle, par l’absence de séparation des pouvoirs, par le rejet de la démocratie, par la propagande nationalo-identitaire, par l’endoctrinement patriotique et militaire c’est-à-dire par des régimes totalitaires. Dans le cadre de discours idéologiques différents, qu’ils soient religieux, communistes et, de toute manière, nationalo-identitaires, on retrouve ces caractéristiques chez tous. Contrairement à ce qu’ils prétendent, il y a donc bien un « bloc » ainsi constitué par son unité idéologique fondamentale qui s’oppose à « l’occident » non pas tant comme puissance mais comme porteur de l’idéologie libérale et démocratique. Tous répriment de manière plus ou moins brutale toute velléité de liberté de pensée dans leurs pays respectifs et ont mis en place des systèmes de pouvoir autoritaires avec dirigeants inamovibles. Ainsi Alexandre Loukachenko est au pouvoir depuis plus de 30 ans en Biélorussie, Vladimir Poutine depuis 26 ans en Russie, Xi Jin Ping depuis 13 ans en Chine, et la Corée du Nord est dirigée par une dynastie familiale depuis quelque 75 ans, au profit d’un monarque absolu. Les deux plus puissants, Chine et Russie, affichent leur « amitié stratégique » et développent leur politique de vassalisation sur leur environnement proche et leur politique d’influence sur le reste du monde.
On comprend que leurs voisins menacés se préparent à résister à leur domination. Les Taïwanais ne veulent pas subir le sort des Tibétains, des Ouighours et des Hongkongais écrasés sous le joug du Parti communiste chinois. Les Ukrainiens ou les Baltes ne veulent pas subir le sort de la Biélorussie. Ce n’est pas un sujet de nationalité, c’est un sujet de régime politique.
Eu égard à son poids démographique, à ses richesses naturelles et à sa puissance économique, cet ensemble pèse – et veut peser encore plus - dans le fonctionnement du monde. Par l’intermédiaire de l’organisation dite des « BRICS » désormais « élargie », sous la haute autorité de la Chine, cet ensemble prétend grouper autour de lui le désormais dénommé « Sud Global » rassemblé dans une logique de revanche sur les puissances occidentales autrefois colonisatrices.
Le « bloc » ainsi constitué se définit, en effet, par sa volonté d’affronter « l’occident » en tous domaines, économique, financier, scientifique, idéologique et n’hésite pas, désormais, à engager la confrontation militaire directe. Certes, ce « bloc » (a fortiori lorsqu’il est étendu aux BRICS élargis) est loin d’être homogène et n’est pas encore constitué en véritable « alliance ». Mais il est cimenté par un objectif commun d’opposition et même de haine contre l’occident défini en tant que puissance et, plus encore, en tant que système, en mobilisant toutes les volontés de revanche contre les anciennes puissances colonisatrices comme on peut le constater, notamment en Afrique, contre la France.
Que ces pays veuillent modifier l’organisation mondiale mise en place à l’issue de la Seconde guerre mondiale, alors qu’une partie du monde était encore colonisée par les pays occidentaux, est parfaitement légitime. Le fonctionnement de l’Organisation des nations unies - qu’ils ne remettent pas en cause - et notamment la composition du Conseil de sécurité, doivent certainement être revus parce que le monde de 2025 n’est évidemment plus le monde de 1945. Et cela interpelle tout particulièrement la France, membre permanent du Conseil de sécurité.
Mais la réalité de leur objectif n’est pas celle d’un multilatéralisme de bon aloi au service d’un développement planétaire harmonieux comme le prétend leur discours officiel. La réalité est celle de puissances impériales qui veulent imposer par la force leur vision du monde et leur idéologie.
Il s’agit de systèmes dictatoriaux à l’intérieur et agressifs à l’extérieur. Dictatoriaux à l’intérieur, ils empêchent toute expression libre et toute contestation par leurs populations. Malgré des tentatives héroïques, en Iran, à Hong Kong, à Minsk et même en Russie, les appareils de répression et le dispositif d’endoctrinement généralisé, par tous les canaux de formation et de propagande entre les mains des pouvoirs, empêchent toute possibilité de contestation interne. Ils mobilisent tous les moyens des technosciences pour accroitre encore leur contrôle.
Agressifs à l’extérieur, ils visent à vassaliser leurs voisins proches et à placer dans leur zone d’influence le maximum possible d’autres États avec un développement accéléré des moyens militaires de tout type y compris dans l’espace.
C’est à cette réalité violemment affichée à nouveau, à Tianjin et à Pékin, que sont confrontés les pays occidentaux. Vladimir Poutine est accueilli comme l’hôte de marque des manifestations organisées au long de ces journées. Il conforte ainsi sa position et sa capacité à gagner la guerre qu’il a lancé contre l’Ukraine. Adossé à la Chine et, plus globalement, à l’Asie, il peut poursuivre le conflit jusqu’à la victoire finale c’est-à-dire la soumission de l’Ukraine, dans un statut de vassalisation similaire à celui de la Biélorussie dont le dirigeant éternel, Alexandre Loukachenko, était également en bonne place à Pékin.
Mais ce qui est nouveau, c’est que Vladimir Poutine a également bénéficié d’un accueil tout aussi chaleureux par le président des Etats-Unis d’Amérique, à Anchorage, le 15 août dernier. Donald Trump a ainsi clairement affiché qu’il n’est plus le défenseur des valeurs de la démocratie libérale et le chef de file de ce que l’on appelait autrefois le « monde libre » ou de ce que le « bloc » autoritaire appelle encore l’Occident.
Cet « Occident » que dénoncent les membres des BRICS, sous la haute autorité du Parti communiste chinois, ne présente plus aujourd’hui un front uni capable de défendre le corpus des valeurs libérales et démocratiques. Les choix de l’administration du président Trump aux Etats-Unis contestent ces valeurs et ont pour objectif exclusif la puissance des Etats-Unis dans une nouvelle phase de domination technoscientifique. Ils ne se préoccupent en rien de l’intérêt général planétaire et des souhaits de liberté et de démocratie exprimés par toutes les populations du monde. Dans les décisions qu’il prend, il semble balancer en permanence entre son attirance pour les régimes nationalisto-autocratiques dont il est très proche idéologiquement et son opposition géostratégique aux grands empires qui les portent.
Dans ce contexte, seule l’Europe qui a réussi à développer son unité depuis près de 75 ans, peut être une puissance suffisante pour faire valoir le discours de la démocratie libérale et de l’intérêt général planétaire dans une perspective universaliste.
Mais dans un monde qui est clairement redevenu un monde de l’affrontement et du rapport de force, l’Union européenne doit impérativement se doter de moyens militaires propres. Elle bénéficie à cet égard de la capacité nucléaire de la France et du Royaume-Uni ce qui est aujourd’hui un élément déterminant de la relation avec les puissances hostiles, la Russie n’hésitant pas à menacer en permanence de passer à ce stade de la confrontation dans la guerre qu’elle mène contre une Ukraine qui a perdu son armement nucléaire en 1994 contre une garantie de sécurité de ses frontières ! Les Européens sont-ils prêts à faire les efforts nécessaires pour se préparer à cette situation de conflictualité et à investir en priorité absolue dans le développement d’entreprises technologiques européennes à vocation duale ?
Dans un paysage international qui se réorganise ainsi au profit des autocrates, le seul objectif possible est la montée en puissance de l’Union européenne qui, en lien avec les quelques autres États qui, à travers le monde, défendent encore le même corpus de valeurs, peut faire pièce à la volonté de tous les dictateurs qui ont pour ambition de détruire tous les sanctuaires de liberté et de démocratie à travers le monde de manière à pouvoir assurer définitivement leur domination exclusive sur les peuples asservis.
Alors qu’un médecin scolaire couvre en moyenne 13 000 élèves, il y a urgence à repenser la santé en milieu scolaire, défend David Smadja, responsable de la commission Santé du Laboratoire. L’école doit devenir un pilier de la politique de prévention en santé.
David Smadja est professeur d’hématologie à l’Université Paris Cité, praticien hospitalier à l’hôpital européen Georges Pompidou et responsable de la commission Santé du Laboratoire de la République.
La France est malade de sa prévention ! Tandis que le Danemark consacre près de 8 % de ses dépenses de santé à cette priorité, la France lui en alloue à peine 2 %. La prévention est le seul levier capable de redresser une réalité inquiétante : si l’espérance de vie atteint 85,4 ans pour les femmes et 79,4 pour les hommes, l’espérance de vie en bonne santé chute respectivement à 67 et 65,6 ans. Si la France échoue à prévenir, c’est aussi parce qu’elle a trop longtemps laissé la prévention hors du champ d’action direct du ministère de la Santé.
Avant 1994, trois domaines majeurs de la santé échappaient à la responsabilité du ministère : la santé au travail, la santé scolaire et la santé pénitentiaire. C’est précisément cette dernière qui, la première, a été réorganisée à travers une réforme de rupture. En effet, en 1994, la France a su faire preuve d’audace en plaçant la santé des personnes détenues sous une co-tutelle partagée entre le ministère de la Santé et celui de la Justice. Cette co-tutelle a permis d’améliorer les soins en prison en décloisonnant les pratiques avec efficacité et dignité. La réussite de cette réforme prouve que, pleinement mobilisé, le ministère de la Santé peut transformer en profondeur les secteurs longtemps marginalisés.
Tout le monde s’accorde à dire que tout projet de société digne de ce nom doit commencer par le renforcement de l’école : c’est en plaçant le bien-être des enfants au cœur de l’action publique que la France retrouvera une santé durable. La pandémie de Covid-19 a été un révélateur brutal. La santé mentale des enfants et des adolescents s’est dégradée à un rythme alarmant. Alors que la santé mentale a été déclarée « grande cause nationale » pour l’année 2025, repenser la santé scolaire est impératif pour renforcer sa capacité d’action préventive. Le harcèlement scolaire, qui continue de miner le bien-être de certains jeunes, en est une illustration dramatique : il révèle la nécessité urgente de dispositifs plus cohérents, intégrés et protecteurs. Dans ce contexte, comment expliquer que notre première ligne de défense, la santé scolaire, soit en ruine ? Pourquoi ne pas accorder à nos enfants ce que nous avons su offrir à nos détenus ? Pourquoi persiste-t-on à agir trop tard, plutôt qu’à investir là où tout commence : à l’école ?
Face à un système de santé encore trop centré sur le curatif, fragmenté et marqué par des logiques corporatistes, la prévention n’est ni un luxe, ni une option.
David Smadja
Aujourd’hui, l’école est le premier désert médical français. Un médecin scolaire couvre 13. 000 élèves. Un psychologue, 1. 500. Un infirmier, 1. 300. Qui accepterait de tels ratios dans un hôpital ? Ces professionnels sont dévoués, compétents mais isolés. Ils travaillent dans un angle mort institutionnel, sans lien fonctionnel avec les structures de santé, dépendants d’une hiérarchie éducative qui n’est pas formée aux enjeux médicaux. Ce cloisonnement administratif est une impasse. Il tue l’ambition préventive, empêche les suivis, aggrave les inégalités. Depuis des années, les rapports s’accumulent - Académie de médecine, Cour des comptes, IGAS, Assemblée nationale, Sénat - et tous dressent le même constat : gouvernance illisible, absence d’évaluation, décrochage des vocations, disparités territoriales. Tous appellent à une réforme de fond. Rien ne change. Ou si peu.
Il faut donc un geste fort. Le premier acte politique serait de confier la santé scolaire au ministère de la Santé. Cela permettrait enfin de bâtir des carrières attractives, de reconnaître les spécificités des professionnels de terrain, d’unifier les systèmes d’information et de connecter les établissements scolaires aux acteurs de santé publique déjà existants : hôpitaux, centres médico-psychologiques, maisons des adolescents, réseaux territoriaux, CPTS... Ce basculement ouvrirait également les écoles aux jeunes professionnels en formation. En effet, nous devons aussi ouvrir les écoles aux étudiants en santé, qui ont démontré leur engagement durant la crise sanitaire. Encadrés, ils pourraient participer à des bilans préventifs, des ateliers sur la santé mentale ou le harcèlement, et constituer une force vive au service des élèves. Aujourd’hui, aucun étudiant en médecine ou en pharmacie, mais aussi aucun interne en médecine générale, en pédiatrie, en psychiatrie ou en santé publique ne passe dans une école durant sa formation : une anomalie qu’il est urgent de corriger.
Comment attirer des nouveaux professionnels ou susciter des vocations si la santé scolaire n’est jamais enseignée ou même proposée comme terrain d’apprentissage ? La présence de jeunes étudiants ou internes en santé bénéficierait à la fois aux élèves, qui seraient mieux suivis, mieux écoutés, mieux protégés, et aux futurs professionnels de santé, qui gagneraient en culture préventive et en lien avec le réel. Enfin, à l’heure où la désinformation en santé prolifère, la présence de jeunes étudiants en santé dans les écoles pourrait, par des échanges privilégiés, transmettre aux élèves une véritable culture de la santé et de la science, et ainsi les armer contre les fausses informations.
La prévention, c’est aussi une question d’outils. Là encore, la France est en retard. Nous devons voir l’innovation en santé comme levier de transformation. Le Danemark nous montre la voie. Avec une prévention territorialisée, pilotée par les communes, et une digitalisation complète du système de santé, ce pays a su moderniser sa politique sanitaire. Des partenariats public-privé y structurent des projets concrets, tels que la prévention de l’obésité. La France peut s’en inspirer pour créer un « Réseau d’innovation et de préventive territoriale ». Ce réseau serait copiloté par les agences régionales de santé, les collectivités locales et les services de santé scolaire. Il reposerait sur des cellules locales de prévention, capables de coordonner les actions, de suivre des indicateurs partagés, d’impliquer les étudiants en santé. Comment financer ce « Réseau d’innovation et de préventive territoriale » ? La création d’un Fonds national pour l’innovation en prévention, sur le modèle du programme « Lighthouse Life Science » danois, abondé par des financements publics et privés, pourrait soutenir les projets les plus prometteurs : outils de détection du mal-être, biobanques, applications santé, etc.
Face à un système de santé encore trop centré sur le curatif, fragmenté et marqué par des logiques corporatistes, la prévention n’est ni un luxe, ni une option. Et cela commence à l’école. Aujourd’hui, nous lançons un appel à cette « union sacrée » pour la prévention, seule capable de remettre la santé au cœur de notre contrat social. Nous avons les outils. Nous avons les rapports. Il ne manque qu’une chose : le courage d’agir.
Retrouvez la tribune de David Smadja sur le site du Figaro.
À l’échelle mondiale, une même fracture traverse les conflits contemporains : celle qui oppose l’universalisme démocratique aux idéologies identitaires et autoritaires. Tandis que des capitales s’embrasent, les régimes fondés sur la force, le repli et la haine progressent. Dans cette tribune, Jean-François Cervel, responsable de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, analyse ce basculement. Il alerte sur l’abandon des principes de liberté et de pluralisme, au profit d’un cynisme qui laisse le champ libre aux oppressions.
L’actualité de ce mois de juin 2025 est pleine d’images de guerre. Au-delà des objectifs militaires des théâtres d’opérations des différents conflits engagés, en Ukraine comme au Proche-Orient, les villes mêmes et leurs populations civiles sont bombardées. De nombreuses capitales se trouvent sous le feu des missiles ou des canons, de Khartoum à Beyrouth, de Kiev à Moscou, de Téhéran à Tel-Aviv et à Jérusalem. On se sent incrédule face à de telles séquences. Comment une telle situation est-elle possible ? Quelles sont les raisons qui peuvent amener à de tels degrés de violences volontaires qui paraissent défier le sens commun ? Comment des individus sensés peuvent-ils, sciemment, engager de tels processus de destruction avec le cortège de souffrances qui les accompagne ?
Par-delà les spécificités propres à chacun des conflits considérés, on trouve, à l’origine de tous les affrontements en cours, des identitarismes extrémistes, affichant souvent une dimension religieuse ou idéologique forte, assurés par des régimes politiques autoritaires sinon totalitaires, incarnés par des individus sectaires et agressifs, sûrs de leurs moyens militaires. Tous trouvent des arguments pour justifier leurs violences dans la présence d’autres puissances présentées comme ennemies voulant les affaiblir ou les détruire. Les extrémismes s’alimentent ainsi les uns les autres et justifient leurs exactions par celles commises par les autres. Tous disent tout le mépris qu’ils ont pour la liberté et pour la démocratie, l’identité étant présentée comme la valeur suprême. Tous n’ont aucune hésitation à engager la force et à poursuivre les guerres quelles que soient les souffrances et les destructions. C’est d’autant plus vrai pour les plus puissants, qui peuvent faire ce qu’ils veulent quand ils ne sont pas confrontés à aussi puissant qu’eux. Là où est un dictateur, là réside un permanent risque de guerre.
Ainsi en est-il de la guerre engagée par le régime poutinien russe contre l’Ukraine. Sous prétexte d’une menace « occidentale » contre la sécurité de la Russie et d’une défense de la « civilisation » russe orthodoxe, le dictateur au pouvoir depuis 26 ans, n’a pas hésité à engager et à faire durer une guerre ravageuse pour mettre sous sa domination son voisin ukrainien. Il ne s’arrêtera qu’en ayant obtenu ce qu’il souhaite, c’est-à-dire la réintégration de l’Ukraine, de la Moldavie et des Pays Baltes, comme déjà la Biélorussie, dans ce qu’il considère comme sa zone de domination.
Ainsi en est-il de la guerre engagée par le régime islamiste iranien contre Israël en particulier et contre l’Occident plus globalement. Le régime dictatorial des ayatollahs affiche son identitarisme chiite et son objectif de destruction de l’État israélien comme de l’ensemble du système de démocratie libérale. Il utilise une multiplicité de réseaux pour assurer sa domination sur les pays voisins et pour attaquer Israël. Il espère se doter d’une assurance tout risque, du type de celle que possède la Corée du Nord, en développant sa maitrise nucléaire militaire.
Ainsi en est-il de la guerre engagée par les groupes islamistes sunnites, d’Al-Qaïda à l’État islamique, et de toute la mouvance des Frères musulmans, qui rêvent de reconstruire le Califat par-delà les frontières des pays du Proche-Orient et de reconstituer ainsi le grand empire musulman, de détruire Israël et de vaincre les mécréants occidentaux et leur idéologie libérale.
Ainsi en est-il de la guerre engagée par les régimes indiens et pakistanais l’un contre l’autre. Par-delà la revendication territoriale sur le Cachemire, il s’agit d’un affrontement identitaire culturalo-religieux de deux régimes qui nient toute liberté individuelle de choix et tout pluralisme au profit d’un nationalisme exacerbé et agressif.
Et on constate que ce « modèle » de l’idéologie totalitaire identitaire tend à se répandre à travers le monde, à la tête de nombre de pays.
Ainsi les gouvernants actuels d’Israël refusent de prendre en considération la situation des populations palestiniennes, pendante depuis près de 80 ans, et développent un discours nationaliste identitaire et religieux au service du projet de « Grand Israël ». La création ex nihilo d’un nouvel État, Israël, s’est faite par la force en 1948. Et la guerre que cette conquête a générée dure depuis quelque 80 ans et déstabilise tout le Moyen-Orient. Le refus de traiter la situation dramatique des populations palestiniennes chassées de leur terre empêche une stabilisation de la région, perpétue la logique de guerre et amène Israël, confronté à l’extrémisme islamiste qui exploite cette situation, à évoluer d’un système d’État laïc, multi ethnique, multi-culturel, multi-confessionnel, à une logique d’État identitariste religieux.
Ainsi, tous ces pays agressifs sont dirigés par des régimes nationalistes identitaires qui nient l’existence de l’autre ou veulent le détruire ou l’asservir comme tant de fois au long de l’histoire. Et on voit revenir au galop le discours religieux qui accompagne souvent ces affirmations nationalistes. L’extrémisme millénariste juif affronte l’extrémisme millénariste islamiste. Le dictateur russe se place sous la haute bénédiction du patriarche de Moscou pour conduire sa « guerre sainte » et un président des Etats-Unis d’Amérique remercie publiquement Dieu pour la réussite de ses bombardements sur l’Iran !
Sous la présidence de Donald Trump, les Etats-Unis d’Amérique semblent vouloir désormais se situer dans ce camp de l’égoïsme national exacerbé flirtant avec le racisme et la haine fanatique de l’autre. Le pays du « melting-pot », né des flux migratoires, s’affiche ainsi désormais comme celui de la « pureté de la race américaine » !
Et tous se retrouvent pour essayer d’abattre le système de la liberté et de la démocratie au profit du système de l’identité et de la dictature.
Dans ce contexte et sous prétexte de ne pas interférer dans les affaires internes d’un pays, beaucoup de responsables reprennent le discours traditionnel dit « réaliste » qui consiste à ne se préoccuper que des États et non des régimes qui les dirigent. C’est évidemment le discours que cultivent tous les régimes totalitaires qui ne peuvent admettre que des puissances extérieures viennent interférer dans leur politique interne et que des interventions externes puissent pousser à des changements de gouvernements ou remettre en question les politiques qu’ils conduisent. Il n’est pas question de s’occuper, pour ce qui concerne la Chine, des Tibétains ou des Ouigours - qui subissent un véritable ethnocide -, de Hong Kong revenue sous le joug absolu du Parti communiste chinois, ou de Taïwan auquel le régime de Xi Jinping veut faire subir le même sort. Il n’est pas question de s’occuper, pour ce qui concerne la Russie, de la Tchétchénie, de la Crimée ou de l’Ukraine, considérées comme propriété exclusive de la dictature poutinienne. Il n’est pas question de soutenir les revendications démocratiques des populations pour ce qui concerne la Biélorussie ou l’Iran !
Or, la réalité c’est qu’on se trouve face à des régimes qui refusent toute liberté d’opinion, toute liberté d’expression et toute liberté de choix démocratique pour leurs peuples respectifs. La réalité, c’est que ce sont les gouvernants qui décident de la guerre, pas les pays et leurs populations. On n’est jamais attaqué par un pays, on est attaqué par un régime qui dirige un pays à un instant donné et qui déclenche la guerre parce qu’il veut montrer sa puissance et imposer sa volonté ou son idéologie. Quelle est la légitimité, pour un pouvoir, de parler au nom d’un pays et de sa population lorsqu’il n’est pas désigné de manière démocratique ?
Bien sûr, des exemples récents ont montré que des interventions externes en vue de faire tomber les gouvernants de régimes totalitaires ont abouti à des résultats négatifs. Il s’en est suivi le retour de la dictature comme en Afghanistan ou l’instabilité, les divisions et le chaos comme en Libye ou en Irak, ce qui amène à examiner avec toute la prudence nécessaire les hypothèses d’intervention extérieure pour des changements de régime. Mais la démocratie n’aurait jamais été rétablie en Allemagne si les alliés n’avaient pas vaincu par la force le régime nazi. Ce sont les troupes américaines, anglaises et françaises qui ont occupé l’ouest de l’Allemagne et qui ont rétabli un système de liberté et de démocratie dans cette partie du territoire appelée ensuite République fédérale d’Allemagne. Au contraire, dans la partie orientale, occupée par les troupes soviétiques, c ’est une dictature communiste imposée par l’Union soviétique, qui a été mise en place comme sur tous les autres pays de l’Europe de l’Est. Et de même c’est la force américaine qui a établi la démocratie au Japon ou dans la partie sud de la péninsule coréenne alors que la partie nord tombait sous le joug d’une dynastie soi-disant communiste. De la même façon, c’est parce qu’il y a eu une pression externe forte que toutes les fragilités du système soviétique sont apparues au grand jour et que le totalitarisme communiste s’est effondré en URSS. La pression extérieure est donc, le plus souvent, le seul moyen de faire disparaître des régimes totalitaires. On ne négocie pas avec des régimes dictatoriaux, on les combat car sinon ce sont eux qui gagnent.
Bien sûr, les États-Nations restent les personnes morales de droit public centrales dans les relations internationales et ce sont eux qui assurent les missions de protection auxquelles sont légitimement attachés leurs citoyens. Bien entendu, il faut tenir compte, dans la relation d’État à État, de la réalité des systèmes politiques des pays à un instant donné. Mais la ligne directrice doit rester celle du droit des peuples à choisir leur système politique de manière démocratique c’est-à-dire avec une totale liberté d’opinion et d’expression et celle d’une organisation internationale capable de faire valoir l’intérêt général planétaire et les logiques de paix par-delà les seuls égoïsmes nationaux. Le seul vrai débat de fond c’est l’affrontement entre idéologie libérale universaliste et idéologie totalitaire identitariste.
Face à des régimes qui enferment leurs peuples dans des logiques de propagande et d’hystérie collective belliciste, qui ont pour objectif d’accroitre leur puissance, de dominer les autres et de détruire le système de valeurs libéral, il faut être suffisamment fort pour résister et défendre partout la liberté et la démocratie.
« Face à un empire, vous êtes soit vassalisé soit ennemi » selon les mots du Général Pierre Schill, chef d’état-major de l’Armée de terre. Cette formule dit parfaitement la seule option qui existe pour la France et pour l’Europe : être suffisamment puissantes pour pouvoir faire pièce aux empires qui veulent nous détruire et défendre ainsi le corpus de valeurs de la démocratie libérale si violemment contesté aujourd’hui.
Alors que le Moyen-Orient est une nouvelle fois au cœur de l’actualité internationale, entre escalades militaires, recompositions diplomatiques et luttes d’influence, Frédéric Encel apporte un éclairage précieux. Dans son dernier ouvrage La Guerre mondiale n’aura pas lieu (éditions Odile Jacob), et dans l’entretien qu’il nous a accordé, le géopolitologue analyse les dynamiques profondes de cette région sous tension.
Alors que les tensions géopolitiques s’accumulent au Moyen-Orient et en Asie, la peur d’un embrasement mondial hante de nouveau les esprits. Pourtant, dans son dernier ouvrage La Guerre mondiale n’aura pas lieu (éditions Odile Jacob), Frédéric Encel défend une thèse à contre-courant : oui, le monde est instable, mais non, nous ne sommes pas aux portes d’un conflit mondial généralisé. Dans un entretien riche et sans détours, il répond à 5 grandes questions pour mieux comprendre les foyers de crise actuels.
Il revient d’abord sur la confrontation entre Israël et l’Iran, qu’il considère comme un affrontement structurant, mais contenu par des logiques stratégiques de dissuasion mutuelle. À ceux qui imaginent un front israélien uni derrière Netanyahou, Encel nuance en évoquant une société israélienne profondément divisée, y compris face à la politique sécuritaire. Il analyse aussi l’arrivée au pouvoir d’Ahmed al-Charra en Syrie, invitant les Européens à conjuguer lucidité et prudence dans leurs relations avec ce nouveau pouvoir. Puis, il se penche sur la montée des tensions entre l’Inde et le Pakistan, deux puissances nucléaires aux équilibres fragiles, et souligne les risques d’escalade tout en insistant sur les garde-fous existants.
https://youtu.be/cdp9v2Jr5xw
Dans un monde bouleversé par les tensions géopolitiques, le repli identitaire et la montée des autoritarismes, Jean-François Cervel, responsable de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, propose son analyse. À travers les figures de Donald Trump, Vladimir Poutine ou Xi Jinping, il décrypte la logique d’un monde qui semble renouer avec la tentation du pouvoir fort, de l’entre-soi, du protectionnisme et de la verticalité autoritaire.
Le temps des citadelles serait-il revenu ? C’est ce que l’on peut croire à entendre les discours politiques dominants, et notamment depuis la nouvelle élection de Donald Trump aux Etats-Unis et son slogan nationaliste « Make America great again ». Un peu partout à travers le monde c’est la tentation de la citadelle, voire même de la citadelle assiégée qui revient en force. C’est le grand discours de l’autosuffisance sinon de l’autarcie, de l’identité, voire de la pureté, c’est le grand mouvement de balancier en retour qui rejette la globalisation, qui dénonce les « mondialistes », qui glorifie la souveraineté nationale, son unicité culturelle et idéologique et son rejet du pluralisme, sa négation de la liberté individuelle au profit de l’identité et de l’exaltation patriotique.
Mais ce discours se heurte à la réalité plus complexe du monde d’aujourd’hui, un monde de l’échange, de la fluidité, le monde d’une planète rétrécie par la force des communications électroniques et des déplacements physiques des personnes, des biens et des services. Cette double réalité contradictoire se manifeste clairement avec les variations de la politique de Donald Trump qui semble s’apercevoir que la plupart des entreprises américaines sont des multinationales et que nombre d’entre elles envoient depuis l’étranger leurs productions aux Etats-Unis et seraient donc frappées par des droits de douane élevés s’il les établissait autour de son pays ! Faut-il interdire les entreprises multinationales au nom des intérêts nationaux ? Faut-il multiplier les remparts et les enceintes pour protéger les productions nationales ? Faut-il rejeter l’économie monde et le village global pour revenir aux territoires tribaux, irréductibles ennemis de leurs voisins ?
Même s’il ne répond pas de manière cohérente à ces questions, le discours de l’égoïsme national conquérant est néanmoins le discours dominant. Il se manifeste sur tous les fronts, porté, au premier chef, par les trois grands empereurs mondiaux suivis par nombre d’autres dirigeants d’Etats petits ou grands. Le régime poutinien en Russie affecte de lui donner une dimension civilisationnelle, autour des éléments de la religion orthodoxe et de son rejet de toutes les valeurs de la philosophie des Lumières. Et il le porte à l’extérieur, dans sa volonté d’y soumettre l’Ukraine, la Moldavie, la Roumanie, la Serbie, le Kosovo et la Republika Srpska, sous la haute autorité spirituelle du patriarche Kirill, patriarche orthodoxe de Moscou qui vient donner sa bénédiction à la guerre sainte menée contre les mécréants ukrainiens et appeler à la grande unité des orthodoxes contre la dépravation occidentale.
Comme leurs fonctions de défense l’exigent, les citadelles sont d’abord évidemment militaires. Et cela se manifeste par une relance généralisée des dépenses en matière de défense et une course aux armements nouveaux, en matière de drones, de missiles, de guerre électronique. Dans tous les pays, la montée en puissance des armées est patente comme le montre tout particulièrement l’exemple de la Chine, pour toutes les armes, terrestres, navales, aériennes, nucléaires et spatiales. Des bases militaires dans l’espace et sur la Lune sont désormais en préparation, projections spatiales des découpages nationaux terrestres. Les murailles physiques reviennent, avec des frontières qui se militarisent et des murs qui se construisent un peu partout à travers le monde.
Dans cette logique d’affrontement de puissances souveraines, il s’agit d’étendre au maximum les territoires sous domination directe et développer la vassalisation et l’influence sur le reste du monde. Les objectifs de conquêtes territoriales ou de vassalisation ne se cachent plus. C’est ce que fait la Russie avec ses marges directes, Ukraine, Caucase et Asie centrale, et ses zones d’influence culturelle : Europe de l’Est jusqu’en Serbie et Republica Srpska en Bosnie-Herzégovine. C’est ce que fait la Chine au Tibet, au Xin Jiang, en Mer de Chine, dans la péninsule indochinoise et dans le Pacifique. C’est ce que font les États-Unis d’Amérique avec la volonté de domination sur le Groenland, le Canada ou Panama. Quant aux politiques d’influence, elles s’exercent sur tous les continents avec, par exemple, les réseaux internationaux de Wagner pour la Russie ou les routes de la soie pour la Chine. Plus globalement, l’alliance des deux citadelles continentales, Russie et Chine, développe, avec le dispositif des « BRICS élargis » et l’Organisation de Coopération de Shangaï, un bloc anti-occidental contre le système libéral démocratique.
Et d’autres pays, plus modestes leur emboîtent le pas tels Israël ou la Turquie… Et on voit ainsi se dessiner des alliances quasi-féodales, de seigneurs, dans leurs châteaux forts respectifs, avec leurs guerres locales, faisant allégeance aux empereurs les plus puissants. Le voyage que Donald Trump vient d’effectuer dans les pays du Golfe (13-16 mai 2025) a été particulièrement symptomatique à cet égard affichant la relation complexe entre les rois locaux et l’empereur états-unien.
Mais les citadelles sont aussi et avant tout, aujourd’hui, économiques et donc technologiques. D’où la guerre commerciale et technologique immédiatement engagée par Donald Trump après son arrivée au pouvoir pour une seconde présidence. Face à l’énorme montée en puissance de la Chine qui détient aujourd’hui près d’un tiers de l’industrie mondiale, les Etats-Unis mobilisent toutes les formes de leur pouvoir pour tenter de ne pas perdre leur impérium. D’où le discours des « relocalisations » c’est-à-dire de l’industrie nationale et de l’économie nationale, dans une logique protectionniste rejetant les interdépendances mais ne dédaignant pas le mercantilisme à son profit. Les États-nations et notamment les plus puissants ne rejettent pas la présence à l’extérieur mais à la condition qu’elle soit en leur faveur ! L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est totalement contournée et toutes les matières premières et produits sensibles font l’objet d’une compétition féroce.
Les citadelles, ce sont donc des murailles pour protéger le territoire, murailles militaires, murailles économiques, murailles scientifiques et technologiques. Mais les citadelles se caractérisent aussi par un pouvoir fort à l’intérieur. Pour organiser la défense et la mobilisation contre les ennemis, il faut un pouvoir autoritaire. Pour gérer une économie et une société en guerre, il faut évidemment un pouvoir fort, un Peuple, un État, un Chef, avec un discours idéologique de mobilisation contre les autres et une unité nationale qui ne peut admettre les dissidences et les contradictions. C’est ce que l’on voit dans tous les pays où ce discours de la puissance nationale est érigé en dogme. C’est évidemment le cas dans la Russie poutinienne, héritière directe du totalitarisme soviétique. C’est évidemment le cas dans la Chine de Xi Jinping où la dictature du Parti communiste chinois n’a jamais cessé et se renforce aujourd’hui plus que jamais. Mais c’est désormais aussi le cas dans les États-Unis de Donald Trump avec un corpus idéologique très parallèle à celui développé en Russie. Et sur cette lancée c’est aussi le cas pour nombre d’autres pays du monde depuis l’Inde jusqu’à la Hongrie et Israël.
Un pouvoir fort, organisé avec une oligarchie puissante autour de lui pour assurer le fonctionnement du pays selon un dispositif traditionnel de rapports entre une « Masse » dominée par une « Elite » dominante. L’élite d’aujourd’hui, c’est l’élite techno-scientifico-économique. C’est le cas, de longue date, en Russie avec un complexe militaro-industriel oligarchique fondé au long de la dictature communiste. C’est le cas en Chine, après les errements de la période maoïste, autour de l’élite techno-politique du Parti communiste chinois. C’est le cas désormais aux Etats-Unis avec le regroupement autour d’un Président-chef d’entreprise, de tous les dirigeants de l’économie numérique.
Toutes les sociétés, au long de l‘histoire, ont connu ce dispositif d’organisation autour d’une élite dominant une masse dominée. Elite militaire imposant son pouvoir par la force et détenant la propriété foncière et la rente correspondante dans les sociétés agricoles traditionnelles, puis élite industrialo-financière à partir de la révolution industrielle et aujourd’hui élite techno-scientifique. Cette structuration s’est figée, dans le passé, dans des sociétés d’ordres avec des ordres privilégiés et des ordres inférieurs. L’élite scientifico-techno-économique d’aujourd’hui, comme celle industrielle et financière de la période précédente, veut contrôler le pouvoir régalien à son profit. Toutes les élites, en effet, veulent dominer les différents compartiments qui font la puissance, l’avoir, le savoir et, si possible, le pouvoir, soit par la force, soit par l’influence. Dans les systèmes autoritaires les trois compartiments sont intégrés dans un mécanisme de concentration verticale absolue autour d’un chef et d’une oligarchie dominante qui détient tous les pouvoirs, politique, économique, juridique et informationnel. C’est la nomenklatura soviétique ou chinoise.
La vertu des systèmes libéraux et démocratiques, c’est d’essayer de maintenir un pluralisme et une diversité des élites qui évite le monopole absolu qui règne dans les systèmes totalitaires. Grâce à l’égalité juridique, à l’égalité politique, à l’égalité des chances et à la démocratie, la tendance naturelle à la concentration des attributs de la puissance est compensée par un pluralisme des élites et un brassage social essayant d’éviter les monopoles et les cristallisations héréditaires. Ils y parviennent plus ou moins bien parce que la force qui pousse à la concentration et à la transmission héréditaire est très difficile à combattre. Mais ils laissent néanmoins une liberté qui permet la mobilité, l’initiative et la créativité qui sont incompatibles avec les systèmes totalitaires.
Ainsi, la tendance à l’affirmation nationaliste et à la puissance de leurs oligarchies respectives, à l’assignation à résidence identitaire et autoritaire, dans des citadelles nationales, semble aujourd’hui l’emporter. Cela donne un monde où les institutions internationales sont moribondes, un monde où les valeurs de liberté, de démocratie et de solidarité sont abandonnées, un monde de rapports de force et de violence où la guerre est redevenue normale, menée par les idéologies totalitaires et nationalistes et l’affirmation de puissance des trois grands empires.
Mais cette logique, aujourd’hui dominante, se heurte à ses propres difficultés et contradictions, internes et externes. Ainsi, l’idéologie libertarienne qui anime nombre des dirigeants des grandes entreprises techno-scientifiques américaines s’accorde mal avec le système de puissances nationales omnipotentes. Le nationalisme virulent qui est affiché partout se heurte à la liberté des échanges et des mouvements des personnes, des biens et des flux financiers qui continuent à être massifs, à la présence d’organisations supranationales qui essaient de se maintenir, à l’existence de religions et d’idéologies globalisantes, à la prégnance de problèmes mondiaux qui concernent toute l’humanité. Le « découplage » dont on parle souvent n’est pas si évident à mettre en œuvre.
Le monde peut-il être à la fois interdépendant et nationaliste ? Libertarien et étatiste ? Seules les valeurs universalistes peuvent permettre de dépasser ces contradictions.
Le tintamarre des discours nationalistes et des défilés militaires tonitruants, malgré les forces coercitives qui l’accompagnent, ne parvient pas à couvrir la voix de tous les peuples qui demandent la liberté, la démocratie et la paix. C’est à l’Europe de continuer à porter ces valeurs de raison, d’équilibre et de sens de l’intérêt général planétaire. Sera-t-elle à la hauteur de cette mission historique alors qu’elle reste, à de nombreux égards, sous la domination états-unienne ?
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