La Laïcité plus que jamais au cœur de l’actualité de la République

par Michel Lalande le 15 mars 2024 Michel_Lalande
Vingt ans se sont écoulés depuis la promulgation de la loi encadrant le port de signes religieux dans les établissements publics d'enseignement, un moment décisif dans l'histoire de la laïcité en France. Alors que nous célébrons cet anniversaire, il est essentiel de rappeler les principes fondamentaux qui sous-tendent cette législation et de rester vigilants face aux menaces qui pèsent sur la laïcité aujourd'hui. En tant que responsable de la commission République laïque, Michel Lalande tient à souligner l'importance de préserver cet héritage précieux, garant de l'émancipation de l'individu et de l'égalité des hommes et des femmes.
Le 15 mars 2004 le Président de la République, Jacques CHIRAC, promulgue la loi encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Cette loi insère dans le code de l’éducation un article L 145-5-1 qui dispose que « dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou de tenues pour lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. » Ce texte rencontre une très large adhésion au Parlement puisqu’il est adopté par 297 voix pour et 20 contre au Sénat et par 494 pour et 36 contre à l’Assemblé nationale. Seules quelques milliers de personnes principalement à Paris avaient tenu à manifester leur opposition à ce texte au nom de la liberté de conscience. Ce texte marque un aboutissement en même temps qu’un nouveau point de départ pour la défense de la laïcité en France. L’aboutissement est celui d’une histoire qui éclate au grand jour en 1989 à Creil : le refus de trois jeunes collégiennes d’enlever leur voile en entrant au collège. Dans la polémique savamment orchestrée et médiatisée qui en suivit, le corps politique s’est déchiré et la gauche en particulier. La question du port du voile n’a cessé de prendre de l’ampleur au cours des années qui suivront à mesure que la réponse était laissée aux seuls chefs d’établissement, selon les conclusions de l’avis du 27 novembre 1989 du conseil d’État, après que le pouvoir politique de l’époque ait choisi, en pleine année du Bicentenaire de la Révolution, de se défausser.  La laïcité, affaiblie par cette épreuve, ne cessera d’être attaquée par les mouvements islamistes et il faudra attendre la loi du 15 mars 2004 pour qu’elle se retrouve réaffirmée, dans le système éducatif, de manière éclatante. Pour autant après cette victoire politique de la laïcité, les opposants ne désarmeront pas comme en témoignent les incidents qui ne cessent d’émailler la vie des services publics confrontés à des usagers, voire à certains de leurs propres salariés, qui chercheront par tout moyen à imposer la primauté du droit de chacun sur celui de l’une des valeurs constitutionnelles de la République. 20 ans suivant la loi du 15 mars 2004, le débat sur la laïcité est plus que jamais présent dans notre actualité comme l’a rappelé, par exemple, la question du port de l’abaya dans les établissement scolaires l’été dernier. La réponse politique forte a balayé la provocation. Il reste que toutes les embuscades seront bonnes pour diviser l’opinion et pour tenter de susciter la réprobation de telle ou telle comitologie onusienne. La laïcité est plus que jamais un défi pour notre pays mais aussi pour les États européens qui ont choisi, chacun selon leur histoire, la primauté du temporel sur le spirituel, le temporel étant le seul garant de la liberté de conscience. Dans la campagne des prochaines élections européennes, la laïcité associée à l’émancipation de l’individu, à l’égalité des hommes et des femmes, au refus des déterminismes sociaux et à la Fraternité, doit être plus que jamais promue en ayant présent à l’esprit cette phrase prophétique de Jean Jaurès : « la République doit être laïque et sociale mais restera laïque parce qu’elle aura su être sociale. »

Tribune : Fahimeh Robiolle évoque les élections législatives iraniennes du 1er mars

par Fahimeh Robiolle le 6 mars 2024 dessin_urne_drapeau_Iran
Fahimeh Robiolle, ancienne ingénieure franco-iranienne, enseigne la négociation et la gestion des conflits. Militante des droits des femmes en Afghanistan et en Iran, elle prône la paix et l'émancipation. Autrice de "Femme, Vie, Liberté Parlons-en" (sept. 2023) sur les luttes des femmes iraniennes, elle nous fait part de son analyse dans une tribune.
Un non historique du peuple ? Un référendum ? Une gifle pour le régime à la suite de l’élection (une mascarade organisée) ? Ou l’aboutissement du projet de Khamenei ? 1) Le Parlement : Après la révolution islamique de 1979, en 1980, quand la législature iranienne devient monocamérale, le « Madjles » (Assemblée consultative islamique) en est le seul corps législatif. Les sièges, au nombre de 290, sont pourvus pour quatre ans. Sur les 290, 285 sont pourvus au scrutin majoritaire à deux tours dans des circonscriptions comportant un ou plusieurs sièges en fonction de leur population. Les cinq sièges restants sont réservés et ont pour vocation à représenter les minorités confessionnelles reconnues à raison d'un siège chacun pour les Zoroastriens, les Juifs, les Chrétiens chaldéens et assyriens, les Arméniens du nord du pays et du sud. Le président actuel est Mohammad Ghalibaf qui est aussi membre du corps des gardiens de la révolution (CGRI ou IRGc). 2) L'Assemblée des Experts : Crée le 14 juillet 1983, elle est composée de 88 membres religieux élus pour huit ans au suffrage universel direct. Elle est chargée de nommer, de superviser et éventuellement de démettre le guide suprême. Avant les élections : Côté régime, tous les organes de l’état se sont mobilisés afin que les Iraniens aillent voter en masse et les encouragements du régime n’ont pas arrêté. Ali Khamenei, le guide suprême, n’a pas cessé de faire des déclarations au-delà de ses discours habituels les vendredis pour inviter les Iraniens à participer aux élections. Il disait que ne pas voter « amènerait de l’eau au moulin des ennemis du peuple iranien et de l’islam » et que « aller voter était mieux que de ne pas aller voter ». Le régime craignait : Un taux d’absentéisme record compte tenu ce qui se passe en Iran depuis 4 ans et plus particulièrement depuis 2 ans avec une situation économique gravissime, une inflation galopante (42.6% en juin 2023), une pauvreté croissante et enfin un traumatisme profond avec les crimes commis par le régime lors la révolution de #femmevieliberté, réveillant 45 ans d’humiliations. Pour Ali Khamenei, éviter une abstention forte suivait deux objectifs : montrer au niveau international que son régime dispose encore d’une légitimité et s’assurer de sa succession par son fils Mojtaba Khamenei. En effet, l’élection future d’un nouveau guide suprême par l’Assemblée des Experts à l’issue d’une faible participation rendrait sa succession illégitime aux yeux du peuple et au niveau international surtout s’il s’agissait de son fils. Compte tenu que, selon la constitution, le guide suprême est le haut responsable militaire et assure la présidence du judiciaire, il doit être un juriste possédant la plus haute autorité religieuse dans le chiisme duodécimain1. Il est aussi appelé Gardien de la jurisprudence. C’est lui qui désigne entre autres les hauts responsables militaires et la présidence du judiciaire. Selon la constitution iranienne, le guide doit être un marja taqlid2, juriste possédant la plus haute autorité religieuse dans le chiisme duodécimain. Il est élu par l'Assemblée des Experts, eux-mêmes élus au suffrage universel direct. Pour cela tout a été mis en œuvre pour prouver que Mojtaba Khamenei remplit les conditions pour être un marja afin que sa candidature soir présentable et qu’ensuite l’Assemblée des Experts émergeant du « Bureau du Guide Suprême » (le sérail) il l’élise ! Khamenei veut ainsi normaliser la question de sa succession par Mojtaba Khamenei avec un raisonnement par l’absurde. Par ailleurs, Ali Khamenei craint que si son fils ne lui succède pas, il risquerait de subir le même destin que le fils de Rouhollah Khomeiny, Ahmad.3 Les 88 membres de l’Assemblée des Experts (passés et présents), sont tous des représentants du Guide suprême. Leur statut d’Imam du vendredi des villes et leur situation sont entre les mains du sérail. S'ils veulent dire quelque chose contre l'opinion du sérail, ils perdent tous leurs avantages et leur rang en tant qu’Imam du vendredi. Ces grains de sable pourraient créer une brèche dans le dispositif de Khamenei : des élus, sensibles à de nouvelles vagues de protestations, pourraient devenir des contestataires, voire incontrôlables, ce qui contribuerait à un effondrement du régime. Pour l’éviter, il fallait que les candidats soient approuvés par les juristes du Conseil des Gardiens qui a validé seulement les candidatures parfaitement fidèles au le sérail d’où tout est piloté et où sont prises les décisions. Ebrahim Raïssi en faisait partie, donc son élection à l'Assemblée des Experts était une formalité car il était l’unique candidat accepté dans la province du Khorassan au Sud. C’est pourquoi c’est la première fois que l’organisation d’élections a été entièrement contrôlée depuis le ministère de l’Intérieur jusqu’aux bureaux de votes par le Corps des Gardiens de la Révolution Islamique. Pour éviter l’abstention, les soldats, les ouvriers, les prisonniers, les étudiants candidats à des concours, ont été contraints de se rendent aux urnes et pour la première fois un votant pouvait présenter comme pièce d’identité une des 5 pièces suivantes : acte de naissance, carte identité, passeport, permis de conduire ou carte de fin de service militaire pour les hommes. Ainsi, la porte a été laissée grande ouverte pour la fraude, une personne pouvait dans des bureaux de votes différents, voter 5 fois pour remplir les urnes, sachant qu’il n’existe pas de listes électorales. Côté du peuple : Malgré les dires du gouvernement qui répète que la participation aux élections n’était pas faible, la tendance de nombreuses personnes était de ne pas voter et de boycotter, pour différentes raisons : De nombreux Iraniens ne font plus confiance aux élections qu’ils ne considèrent pas comme de véritables élections, Les élections successives n’ont apporté aucune amélioration au niveau économique, social, sécuritaire, les gens s’appauvrissent de jour en jour et ce régime corrompu ne remédie en rien à leur situation, Voter, c’est contribuer aux crimes du régime. Plusieurs parents qui ont perdu leur jeune lors des manifestations en 2009, 2017, 2019, 2021 et 2022, plusieurs artistes etc … ont lancé un appel pour le boycott des élections, le message était clair : voter c’est mettre le doigt dans l’encre du sang des victimes. Le peuple n’attend plus rien des élections, l’affaire de la succession de Mojtaba ne les concerne pas, leur souhait est uniquement l’effondrement et la disparition pure et simple du régime. Les élections : Le jour des élections des dizaines de vidéos et de photos sont sorties d’Iran, montrant des rues vides, bien que le 20 mars prochain les Iraniens vont célébrer le nouvel an (Nowrouz) et traditionnellement les villes sont en effervescence pour la préparation de Nowrouz. Les vidéos montrent aussi des bureaux de vote vides alors que le régime faisait le jour même état d’une forte participation en utilisant des vidéos d’élections anciennes avec des queues des votants. Les gens sont restés chez eux et ont non seulement déserté les urnes mais aussi les rues.Alors qu’à 18h00, la fermeture des bureaux de vote était prévue, les Iraniens ont commencé à sortir de chez eux, ce qui a incité le régime à envoyer des messages d’encouragement à aller voter en prolongeant l’ouverture des bureaux de vote jusqu’à 20h puis jusqu’à 22h. Le résultat : Le régime avait prévu d’annoncer le jour des élections un taux de participation de l’ordre 61%, mais cela lui a dû sembler trop gros pour être cru, compte tenu justement de toutes ces vidéos. Il a finalement décidé de le revoir à la baisse et a déclaré que sur les 61 millions de votants, 25 millions avaient voté. Ce 1er Mars 2024 restera un jour historique de la victoire de la nation iranienne et une « gifle » pour Ali Khamenei. La légitimité de Mojtaba Khamenei n’est pas sortie des urnes. Néanmoins, Ali Khamenei a réussi à faire entrer les jeunes du clergé qu’il a placés dans des structures économiques importantes pour les « engraisser » afin qu’ils lui soient redevables. L’Assemblée de Experts devient ainsi une chambre d’enregistrement des consignes du Guide suprême ! Les votes nuls ont été les grands gagnants des élections. Dans certaines villes, leur nombre était supérieur au nombre de votes obtenus par le premier, le second ou le troisième candidat. Le premier candidat de Téhéran (avec un taux de participation de 24%) a obtenu trois fois moins de votes (597 770) par rapport aux candidats de la précédente élection. 18 des 30 candidats de Téhéran iront au second tour. Selon Euronews, dans la circonscription de la capitale, 400 000 votes, selon les statistiques officielles, n'ont pas été validées. Cela placerait le nombre de ces votes en deuxième position. Ce résultat conforte la conviction des Iraniens unanimes pour le rejet de ce régime : ceux qui ont été contraints d’aller voter ou ceux qui ont reçu éventuellement de l’argent pour aller voter. Une fois dans l’isoloir, ils ont envoyé un message clair au régime, à Ali Khamenei et à son fils Mojtaba. Les messages sur les bulletins de vote sont sans appel. Peu importe le pourcentage de votants, 61%, 41%…, peu importe combien des 290 sièges de l'assemblée, un second tour serait nécessaire et se tiendrait en avril ou en mai pour les candidats n'ayant pas obtenu un nombre suffisant de suffrages : les élections ne sont plus le problème des Iraniens. Les Iraniens ont tourné le dos au régime et aux élections. Ils espèrent faire tomber ce régime bien avant que des élections dignes de ce nom aient lieu sous l’égide d’instances internationales. Cela signifie que la somme de votes obtenue par des premiers candidats (2.8 millions) ne dépasse pas 4% par rapport aux 61 millions d'appelés à voter

A Manouchian, la patrie reconnaissante

par Astrig Atamian le 23 février 2024
Astrig Atamian revient sur la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Elle est historienne et chercheuse associée au CERCEC à l’EHESS. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux communistes arméniens en France des années 1920 à 1990, travail bientôt publié aux Presses universitaires de Rennes. Elle a coécrit avec Claire Mouradian et Denis Peschanski, « Manouchian. Missak et Mélinée, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française », paru en novembre 2023 aux éditions Textuel.
Le 21 février 2024, quatre-vingt ans après son exécution au Mont-Valérien par les nazis, Missak Manouchian est entré au Panthéon, accompagné de Mélinée qui fut l’amour de sa vie. Reposent symboliquement avec ce couple qu’Aragon et Ferré ont rendu mythique, les autres fusillés FTP-MOI de Paris ainsi qu’Olga Bancic et Joseph Epstein dont les noms sont désormais gravés en lettres d’or dans la crypte du mausolée. Tous, jusqu’alors honorés par leurs descendants et quelques cercles, ont ainsi intégré le roman national. Ces résistants morts pour la France étaient presque tous des étrangers. Ils étaient communistes aussi, partageant ainsi un engagement qui durant l’entre-deux-guerres était un puissant vecteur d’intégration dans la société française. La République a enfin rendu hommage à la composante immigrée de la lutte contre l’occupant. En reconnaissant le rôle qu’ont eu les Français venus d’ailleurs dans la Libération du pays, cette décision hautement politique prise par le Président Emmanuel Macron réunit les mémoires. Au-delà, la panthéonisation de Manouchian réaffirme une conception de la nation fondée sur des valeurs communes et non pas ethniciste. En amont de cette panthéonisation, il y a eu plusieurs mobilisations de personnalités. Celle qui porté ses fruits a été lancée en 2021 par l’association Unité Laïque, présidée par Jean-Pierre Sakoun, qui lutte contre les communautarismes fracturant la société française et défend les principes universalistes de la République. Manouchian était un survivant du génocide des Arméniens perpétrés par les Turcs. Ses camarades de combat avaient fui les persécutions antisémites, le fascisme, la victoire de Franco. Victimes de régimes autoritaires et du racisme, ces Européens étaient habités par les idéaux des Lumières. Ils rêvaient d’émancipation. La France apparaissait comme un phare dans leur nuit. Issus de cultures différentes, ils avaient un même imaginaire peuplé de grands noms : des révolutionnaires de 1789 mais aussi des figures de la littérature. Décortiquer leur francophilie permettrait de réactiver les ressorts d’un softpower qui a depuis perdu de sa superbe. Envisager l’hommage solennel du 21 février 2024 comme une main tendue à l’immigration plus récente et post-coloniale, impose aussi de considérer que la France n’a pas jouit d’une image aussi positive partout. Les « Français de préférence » « dont les noms sont difficiles à prononcer » portent en eux plusieurs identités qui se superposent sans être antagonistes. Manouchian est apatride, il admire la culture de son pays d’adoption dont il demande par deux fois la nationalité. Il est aussi Arménien et se soucie du devenir de l’Arménie qui à cette époque est soviétique. Il est communiste, internationaliste. Il travaille en usine, pose nu comme modèle pour des artistes, rêve d’être poète. Il est intellectuel et sportif. Rédacteur d’un journal communiste arménien dans le Paris du Front populaire, il fait la promotion du « rapatriement » des réfugiés vers la mère patrie mais n’envisage pas de quitter la France. Membre du PCF, il n’adhère toutefois pas à la ligne du pacte germano-soviétique renvoyant dos à dos Hitler et Churchill. En septembre 1939, alors qu’il est emprisonné à la prison de la Santé en tant que suspect car communiste, il insiste pour être sous les drapeaux. C’est depuis sa caserne en Bretagne où on le voit porter fièrement l’uniforme qu’il dépose une deuxième demande de naturalisation en janvier 1940. Quelques plus tard, la France est occupée. Manouchian est bientôt sollicité par la MOI pour mener un combat clandestin politique puis militaire à partir de début 1943. La suite est connue. L’héritage qu’il entend laisser est contenu dans sa dernière lettre. « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement », écrit-il deux heures avant de mourir.

Israël-Palestine : L’Europe face à la guerre au Proche-Orient

par Yasmina Asrarguis le 21 février 2024
Cette étude réalisée par Yasmina Asrarguis, chercheure-spécialiste de géopolitique du Moyen-Orient, analyse un total de 1 284 publications originales sur la plateforme sociale X, publiées par les dirigeants européens Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024. Bien que les 27 pays s'accordent sur la nécessité de relancer les pourparlers en vue d'une solution à deux États, la stratégie diplomatique de l'UE peine à convaincre les parties prenantes de la faisabilité d'une conférence de paix en Europe. Pour l’heure, la nécessité est aux efforts diplomatiques continus et persistants auprès des acteurs régionaux, cela permettra à l’Europe de gagner en crédibilité en tant que médiateur et de porter sa voix lors des pourparlers entre Israéliens, Palestiniens et pays arabes.
Fin janvier 2024, les tractations à Paris entre les services de renseignements israéliens, américains, qataris et égyptiens ont permis de négocier les termes d’une possible trêve des combats ainsi que la libération d’otages israéliens détenus par le Hamas et le Jihad islamique. Le choix de Paris dans le cadre de cette nouvelle phase de négociations est à saluer, bien que le retour de l’Europe dans les négociations de paix, entre Israéliens et Palestiniens, demeure timide et limité à la médiation avec le Hezbollah. Alors que la France s’apprête à accueillir, dans les prochains jours, l’émir du Qatar en visite officielle, nous analysons ici le positionnement diplomatique des décideurs européens ainsi que leurs discours politiques depuis le massacre du 7 octobre 2023. GUERRE ISRAEL-HAMAS: RETOUR DE L’EUROPE DES DEUX BLOCS Face à la guerre Israël-Hamas à Gaza, les dirigeants européens ont d’abord condamné le massacre et les crimes commis contre les civils israéliens, avant d’emboîter le pas de la diplomatie onusienne en appelant au cessez-le-feu humanitaire et à la reprise des négociations diplomatiques. La division même de l’Europe en deux blocs est apparue comme indéniable dès le 10 octobre dernier à l’Assemblée générale des Nations Unies, lors de l’adoption en session d’urgence d’une résolution jordanienne en matière de protection des civils et de respect des obligations juridiques et humanitaires à Gaza :  en phase de négociation, certains pays européens ont vivement critiqué l'absence de formulation concernant le massacre d'Israéliens et la nécessité de libérer tous les otages israéliens détenus par le Hamas. Vote des Européens à la résolution onusienne appelant à une "trêve humanitaire" immédiate et durable (27/10/2023)   Yasmina Asrarguis Défendue publiquement par l'Iran, cette résolution fut votée par une large majorité d’États membres de l'ONU, avec 120 voix en faveur de la résolution, 14 contre et 45 abstentions. Au sein de l’Union Européenne, huit pays votèrent en sa faveur : l’Espagne, le Portugal, Malte, la Belgique, le Luxembourg, l’Irlande, la Slovénie, et la France, contre quatre pays qui s’y opposèrent : l’Autriche, la République Tchèque, la Croatie, et la Hongrie. Enfin, quinze pays européens ont fait le choix de l’abstention : la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Suède, et la Slovaquie. Pour rappel, ce vote intervient quelques jours après que le Conseil de sécurité ait échoué, en quatre sessions, à parvenir à un quelconque accord et consensus sur la situation au Moyen-Orient. Le grand fossé qui sépare l'Europe de l'Ouest de l'Europe de l'Est témoigne des frontières idéologiques qui prévalent au sein de l'Union européenne : le positionnement diplomatique en matière de paix au Moyen-Orient n'échappe pas aux facteurs endogènes que sont l'histoire nationale, la démographie et les alliances avec les grandes puissances. Ces éléments structurels ont façonné les relations des États membres de l'UE avec les Israéliens et les Palestiniens, mais aussi leur volonté de s'engager ou de se désengager de la région en temps de guerre. GUERRE DU SOUCCOT : ANALYSE DES PRISES DE PAROLES POLITIQUES a. La France, premier pays d’Europe, à s’exprimer sur le conflit Entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024, nous avons analysé un total de 1284 publications sur la plateforme sociale X, postées par les principaux décideurs européens dont Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen. Au cours de nos recherches, nous avons constaté des différences fondamentales dans la manière dont les dirigeants européens s’expriment sur ce dossier, à commencer par le nombre de publications qu'ils ont consacré à la guerre en Israël-Palestine. Depuis le 7-Octobre, près d'un quart (22 %) des expressions publiques des leaders européens mentionnent le conflit en Israël-Palestine, à l’exception des publications de Roberta Metsola qui ne mentionne nullement le « conflit ».  En revanche, environ un tiers (31 %) des publications de Josep Borrell mentionnent le conflit israélo-palestinien ou les parties belligérantes, suivi par Olaf Scholz (28 %), Emmanuel Macron (26 %), Ursula Von der Leyen (19 %) et Charles Michel (14 %). Josep Borrell a, du fait de sa fonction, publié le plus grand nombre de tweets sur le conflit en chiffres absolus (96 au cours de la période observée), ce qui représente un tiers de toutes les publications faites par les dirigeants de l'UE. Il est suivi par Emmanuel Macron (71 publications), Olaf Scholz (50), Ursula Von der Leyen (47) et Charles Michel (24). Nous avons ensuite segmenté les publications et analysé le contenu de ces expressions publiques, qui dans leur grande majorité tente à réaffirmer les objectifs de court-terme des dirigeants européens : désescalade, respect du droit humanitaire, protection des civils, et libération des otages. Expressions politiques des européens sur le conflit Israël-Hamas, en nombre de publications Twitter  (6 octobre 2023 au 24 janvier 2024)  Yasmina Asrarguis b. Evolution de l’expression politique avec la guerre Dans les premières semaines qui ont suivi l’attaque terroriste du Hamas dans les kibboutzim et au festival Tribe of Nova, les dirigeants européens se sont empressés de condamner publiquement les massacres et de les qualifier d'actes terroristes, réclamant par ailleurs la libération des otages israéliens. Six semaines après le          7 -Octobre, les leaders européens ont cessé de mentionner explicitement la barbarie et le terrorisme du Hamas, tout en réclamant la libération des otages israéliens. Au premier jour de l’opération Déluge d’al-Aqsa, riposte israélienne à Gaza, les Européens ont subitement changé de discours politique en insistant dorénavant sur l’importance de la protection des civils et de la mise en place de couloirs humanitaires. À mesure que le conflit évolue depuis novembre 2023, nous constatons que les décideurs européens persévèrent dans leur appel commun à la désescalade, tout en insistant sur l’importance du solution politique à deux États.    Yasmina Asrarguis A ce jour, la crise humanitaire reste l’enjeu principal de prise de parole européenne et la question de la résolution politique du conflit n’a véritablement gagné du terrain que six semaines après le début des hostilités sans que cela ne fasse l’objet d’une grande vision ou stratégie pour la paix. Comme en témoigne le graphique ci-dessous, la chute drastique du nombre de publications sur la guerre Israël-Hamas à partir de décembre 2023 (semaine 8) témoigne d’un progressif retrait ou travail à la marge des décideurs européens. Il est à noter qu’il n’y a eu aucun déplacement majeur de leader Européen en Israel-Palestine en 2024, à la différence du secrétaire d’Etat américain en visite officiel à Jérusalem le 7 février dernier.  Armer la diplomatie européenne d’ambition L’UE doit statuer sur le niveau d’incitation économique et politique qu'elle souhaite mettre sur la table afin de décourager l'escalade en Israël-Palestine. Les dirigeants de l'UE ont publiquement déclaré qu'ils étaient prêts à soutenir toute forme de processus de paix conduisant à une solution à des deux États. Cette position de facilitateur doit maintenant être renforcée par une initiative pragmatique ou des pourparlers secrets qui ouvriraient la voie à une conférence de paix plus large. Alors que la guerre Israël-Hamas fait rage, l’Europe peut contribuer à un effort de stabilisation grâce à trois principaux leviers d’action. Premièrement, les États membres de l'UE doivent investir en capital politique auprès des acteurs régionaux de confiance, et dont la capacité de médiation et de stabilisation est avérée. Deuxièmement, les dirigeants de l'UE se doivent d’être plus visibles, proactifs et présents sur le terrain lors des sommets et forums régionaux au cours desquels la paix au Moyen-Orient est débattue. Enfin, l'aversion de l'Europe à la guerre au Proche-Orient doit être mise au service d’une nouvelle ambition diplomatique et stratégique permettant de relancer le dialogue politique entre Jérusalem et Ramallah, mais également de positionner l’Europe sur le plan régional.

L’année 2024 en questions : Défis Multiples, Perspectives Inédites

par Gérard Mermet le 22 janvier 2024
En 2024, le monde fait face à une période de profonde incertitude, marquée par des changements démographiques et géopolitiques significatifs. Les démocraties, autrefois majoritaires, sont désormais en minorité, tandis que des zones de conflit à travers le globe soulèvent des questions cruciales sur l'avenir. Les élections à venir aux États-Unis, en Russie et dans l'Union européenne, ainsi que d'autres défis tels que le changement climatique, les fractures sociales et les avancées technologiques, suscitent des inquiétudes mondiales. Gérard Mermet, Président et fondateur du cabinet de conseil et d’études Francoscopie, dresse les incertitudes de l'année.
Les vœux que nous recevons (et formulons) en début de chaque nouvelle année se suivent et se ressemblent. Bien que généreux et sincères, ils restent le plus souvent « pieux » (même dans une société laïque !) et ne se réalisent pas. Ceux de 2024 traduisent des inquiétudes particulièrement fortes dans les démocraties, désormais minoritaires en nombre et en population. Les incertitudes sont en effet nombreuses : Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. Jusqu’à quand ? Avec quelles armes (le tabou ultime du nucléaire sera-t-il levé ?). Avec quelles conséquences pour les protagonistes et pour un Occident de plus en plus menacé ? D'autres affrontements sont en cours ailleurs : Syrie, Yémen, Éthiopie, Afghanistan, Haïti, Somalie, Soudan, Myanmar... Qu’adviendra-t-il de chacun d’eux ? Des élections à fort enjeu pour les populations concernées, mais aussi parfois pour le reste du monde. Ce sera le cas en particulier aux États-Unis (novembre), en Russie (avril) et au sein de l’Union européenne (en juin pour les 27 pays membres) et, individuellement en Autriche, en Finlande, en Lituanie, au Portugal et au Royaume-Uni. D’autres élections auront également lieu. Par ordre alphabétique : Bélarus, Croatie, Inde, Indonésie, Iran, Taïwan. Au total, plus de la moitié des habitants de la planète seront concernés. Mais parmi eux, combien iront voter ? Combien pourront le faire en toute liberté ? Les catastrophes climatiques probables : inondations, séismes, raz de marée, incendies, canicules, etc. Elles fourniront des images spectaculaires aux journaux télévisés et à internet. Les spectateurs compatiront pour les victimes et craindront d'être touchés à leur tour. Cela alimentera-t-il le pessimisme ambiant ou renforcera-t-il le désir d’agir ? Les fractures sociales (nombreuses dans les démocraties comme la nôtre) : sentiment de déclin ; peur du déclassement ; défiance généralisée ; affaissement des liens sociaux ; faillite du modèle républicain ; polarisation des opinions ; légitimation de la violence... Seront-elles réduites ou aggravées ? L’impact des nouvelles technologies (intelligence artificielle, robots, neurotechs, biotechs…) sur les modes de vie. Les craintes qu’elles font naître occulteront sans doute encore les opportunités qu’elles recèlent. Diminueront-elles notre capacité à les utiliser pour le bien commun ? Les attitudes des populations face à l’avenir. Ainsi, les Français vont-ils confirmer leur préférence pour le confort et le court terme, ou consentir à l’effort (individuel et collectif) nécessaire pour relever les grands défis actuels ?  L’évolution des idéologies délétères : populisme, communautarisme, négationnisme, séparatisme, obscurantisme, racisme, antisémitisme, wokisme… L’irrationalité et l’immoralité vont-elles se généraliser en matière économique, environnementale, sociale, politique ou culturelle ?  L’accroissement du nombre de régimes « illibéraux » et la prolifération des « vérités alternatives », deux néologismes inventés pour remplacer « dictatures » et « mensonges ». Ces menaces réveilleront-elles les démocraties ? Les risques d'actes terroristes, qui entretiennent la panique et la paranoïa dans les sociétés fragiles. Ils se produiront à la fois dans le monde réel et le monde virtuel, désormais indissociables dans nos vies. Les J.O. de Paris constituent évidemment une cible privilégiée. Permettront-ils de restaurer l’image de la France dans le monde ou la dégraderont-ils encore ? La montée des « incivilités » confirmera-t-elle la « décivilisation »et l’abandon de la « morale » dont elles témoignent ? Cette liste n’est pas exhaustive. Je pourrais y ajouter encore d’autres risques et « cygnes noirs » probables ou possibles, mais imprévisibles quant à leur date d'occurrence. Ces menaces sont d’autant plus grandes qu’elles sont intercorrélées. Heureusement, les cygnes noirs sont beaucoup moins nombreux que les blancs. D’autres « signes » (l’homonymie est intéressante…) permettent aussi d’espérer. Par exemple, la chance que nous avons d’exister (la probabilité était au départ extrêmement faible) et de vivre en France (malgré tout…). Il reste que nos démocraties sont aujourd’hui mentalement démunies et matériellement affaiblies. Sauront-elles faire preuve du réalisme, de la responsabilité, de l'autorité, du courage, de l'unité et de la créativité nécessaires pour sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvent ? Pas sûr. Mais qui peut vraiment prédire ce qui se passera au cours de cette année ? À défaut de pouvoir le faire de façon scientifique, nous pouvons avoir des convictions argumentées, des intuitions spontanées… ou faire des paris. Mais l’exercice est particulièrement difficile à un moment où le futur peut bifurquer dans de nombreuses directions, et démentir les meilleurs experts. Certains d’entre eux vont d’ailleurs obligatoirement se tromper puisqu’ils ne sont pas tous d’accord (à moins qu’ils se trompent tous !). D’autres se vanteront d’avoir eu raison, alors qu’ils auront eu surtout de la chance. Reconnaissons en tout cas que les planètes ne sont pas alignées et que la nôtre ne se porte pas au mieux… Aussi, pour bien vivre cette nouvelle année, je suggère de ne pas écouter les pessimistes, déclinistes, défaitistes ou « collapsologues », qui annoncent le pire. D’abord, parce que l’histoire (y compris récente) nous enseigne qu’il n'est jamais certain. Mais, surtout, parce que ces attitudes engendrent le désespoir, l'immobilisme, le fatalisme. Ou, plus grave encore, l'indifférence. Et donc le déclin. Pour nous rassurer, nous pouvons adhérer à la prophétie de Victor Hugo : « Nos plus belles années sont celles que nous n'avons pas encore vécues ». Une attitude à la fois positive et poétique, mais probablement fausse car nous idéalisons davantage le passé que le futur. Alors, tournons-nous plutôt vers Gaston Berger, fondateur en France de la prospective, qui rappelait tout simplement que « L’avenir n’est pas à découvrir, il est à inventer ».  C’est en effet à chacun de nous d’agir sur les événements que nous redoutons, afin qu’ils n’adviennent pas. Chacune des menaces qui pèsent sur le monde (et notre pays) est une occasion de le rendre meilleur.

Soft Power et alliances des Etats arabes du Golfe : jusqu’où ira la quête d’influence ?

par Frédéric Charillon le 19 décembre 2023 Trois dirigeants des Etas arabes du Golfe
La coupe du monde de football au Qatar, la médiation par le Qatar de la libération des otages détenus par le Hamas, la COP 28 à Dubaï ou encore l'exposition universelle de 2030 à Riyad nous questionnent sur le jeu d'influence qu'exerce cette région du Moyen-Orient. Alors que les préoccupations relatives aux droits de l'homme et aux risques écologiques ont été soulevées, la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar s'accroit de plus en plus. Eclaircissement sur la situation avec Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’Université Paris Cité et à l’ESSEC, ancien directeur de l'institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), et auteur de « Guerres d’influence » (Odile Jacob, 2022).
Le Laboratoire de la République : En quoi la diplomatie et le soft power jouent-ils un rôle crucial dans la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar dans les relations internationales ? Y a-t-il des exemples concrets qui illustrent leur utilisation efficace ? Frédéric Charillon : Les pays du Golfe ont tenté de mettre au point depuis plusieurs années une stratégie de communication qui vise essentiellement à les présenter non plus comme de seuls producteurs énergétiques et exportateurs de réseaux religieux, mais également comme des pays d'avenir, dotés d'une sensibilité intellectuelle et d’un sens moderne des responsabilités internationales. Plusieurs raisons à cela : d'abord, l'impératif pour eux de dissiper l'image de l'émir arrogant tel qu'elle est généralement perçue dans les pays arabes non pétroliers. On se souvient de la profonde division du monde arabe lorsque le Koweït fut envahi par l'Irak le 2 août 1990 : une moitié de la Ligue arabe avait refusé de condamner l'invasion du pays par les troupes de Saddam Hussein, avec un plaisir parfois non dissimulé à voir le riche petit état pétrolier prendre une leçon. Deuxièmement, la rente énergétique s'épuise dans certains pays, mais surtout, même lorsque les réserves restent importantes, la dépendance aux exportations pétrolières ou gazières, trop forte, nécessite une diversification des recettes. Une entrée plus forte dans le monde et dans la diversification de l'économie mondiale est donc devenue nécessaire pour les riches états pétroliers. Ce qui suppose des partenariats nouveaux, des clients, des terrains d'investissement et donc une image meilleure pour les obtenir. Les pays du Golfe sont conscients de leur mauvaise image aussi bien dans le monde occidental que dans une grande partie du monde arabe. Comme on l'a dit, ils sont souvent perçus comme arrogants, insensibles aux souffrances des autres pays du Sud, mais également accusés par l'Occident de soutenir et de financer des réseaux religieux radicaux. Une révolution de leur « nation branding » et une campagne de communication s'imposaient donc. Plusieurs stratégies ont dès lors été développées. La première a consisté à donner des preuves d'intérêts intellectuel, culturel, artistique, dans le monde. La chaîne d'information qatarie Al-Jazeera propose depuis 1996 des émissions d'information avec une liberté de ton que l'on n'avait pas coutume de voir dans cette région (même si l'émirat a pris soin de réserver cette nouveauté à l'exportation et non pas à sa propre population). Le même Qatar a fourni un effort important pour investir dans des clubs de sport, des événements ou des chaînes sportives, mais aussi du mécénat artistique, ou pour diversifier ses investissements dans de nombreux secteurs internationaux. Le tourisme a également été privilégié, pour inciter le grand public international à venir découvrir sur place des pays que l'on présentait sous un jour négatif. Ainsi Dubaï, aux Émirats, est devenu un hub touristique de premier ordre. L'Arabie saoudite tente également de développer le même secteur, avec des projets comme al Ula ou le projet plus futuriste de la ville connectée de Neom. Les dirigeants de ces pays, aujourd'hui plus jeunes (à l'image du prince héritier saoudien MBS), cherchent également à donner une autre vision de ces royaumes autrefois considérés comme conservateurs et archaïques. Quels sont les résultats de ces efforts ? Il est difficile de le mesurer. Les polémiques restent nombreuses lorsqu'on évoque ces pays. Pour autant un certain succès de leur modèle économique, leurs évolutions sociales, sont observés et admis. Un certain scepticisme règne encore sur la réalité de leur volonté de changement, qu'il leur appartiendra de dissiper dans les prochaines années. Le Laboratoire de la République : Quelles alliances et quels partenariats clés ont été formés par ces pays pour renforcer leur influence, en particulier dans le contexte géopolitique actuel ? et la France dans tout cela ? Frédéric Charillon : On note depuis plusieurs années quelques évolutions importantes. La première est un éloignement subtil et incomplet, mais croissant, à l'égard de leur allié américain traditionnel, pour se rapprocher d'une dynamique sud-sud, notamment un rapprochement avec le groupe des BRICS. Les pays du Golfe se souviennent ainsi qu'ils sont une fenêtre sur l'océan indien et dès lors sur l'Asie. Leur entrée de plain-pied dans l'économie mondialisée à partir du nouveau moteur de cette dynamique internationale que constitue l'Asie, se fait naturellement. Paradoxalement, une deuxième évolution se fait jour avec la normalisation des relations de certains pays avec l'Etat d'Israël. Ce rapprochement n'est pas sans poser des problèmes. D’abord, il divise. Il a été effectif et assumé de la part des Émirats arabes unis, qui envisageaient positivement des coopérations technologiques et économiques avec l’Etat hébreu. L'Arabie saoudite laissait planer un doute sur ses intentions de rejoindre le mouvement, mais la participation de Bahreïn (petit Etat très proche de Riyad) aux accords d'Abraham fin 2020 était le signal que le Royaume d'Arabie saoudite ne s'opposait pas fondamentalement à une telle dynamique. Mais pour le moment le Qatar refuse d’entrer dans la danse. Par ailleurs, les événements du 7 octobre en Israël et la guerre consécutive à Gaza, gèle pour le moment tout rapprochement public possible entre Israël et les Etats arabes du Golfe. Enfin un dialogue nouveau semble s'établir avec l'Iran, sous l'égide de Pékin. Un rapprochement durable du régime de Téhéran avec les Etats du Golfe constituerait une nouvelle donne importante dans la région, Même s'il est aujourd'hui loin d'être acquis. Dans ce contexte, la France constitue un partenaire secondaire mais qui peut trouver une place importante par moments. D'un président à l'autre, le Qatar ou les Émirats arabes unis ont constitué des partenaires privilégiés pour Paris. Des partenaires économiques, commerciaux, mais parfois également politiques, à l'image de Doha qui s'est fait une spécialité de négociation internationale sur des dossiers difficiles. L'évacuation des Occidentaux d'Afghanistan après l'annonce du retrait américain à l'été 2021 a été ainsi grandement aidée par l'entremise qatarienne. Pour autant soyons clairs : ce n'est pas prioritairement vers Paris que les Etats du Golfe se tournent aujourd'hui pour leur avenir géopolitique. Et ce, même si les partenariats sont loin d'être négligeables : Sorbonne Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi... Le Laboratoire de la République : Le 10 décembre 2023, nous avons fêté le 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les préoccupations relatives aux droits humains ont été soulevées à l'égard de ces pays. Ces préoccupations peuvent-elles affecter leur image internationale et échanges commerciaux ? Frédéric Charillon : Oui. Des militants des droits de l'homme continuent de protester contre l'établissement de liens plus solides avec ces pays du Golfe, qui restent des monarchies absolues ou tout au moins des régimes autoritaires. Une autre résistance à l'établissement de meilleures relations vient d'acteurs occidentaux conservateurs, qui condamnent le rôle de ces états dans un certain nombre de réseaux religieux radicaux. On doit constater néanmoins que ces protestations d'ordres différents existent depuis longtemps et qu'elles n'ont jamais réellement affecté les relations politiques, économiques et commerciales entre les pays occidentaux et ces pays du Golfe. Mais l'exigence à leur égard est de plus en plus forte à mesure que ces pays eux-mêmes se présentent désormais comme réformateurs. Les droits humains, notamment les droits des femmes, seront scrutés de plus en plus attentivement. Des manquements à cet égard auront des répercussions de plus en plus fortes sur les relations diplomatiques. Le Laboratoire de la République : Quels scénarios possibles envisagez vous pour l'influence future de cette région du Moyen-Orient, et comment elle pourrait façonner les relations internationales dans les années à venir ? Frédéric Charillon : Plusieurs questions importantes se font jour aujourd'hui. La première est liée à la situation immédiate dans la bande de Gaza. Le conflit actuel mettra-t-il fin à la normalisation des relations entre Israël et les Etats du Golfe ? Autre interrogation  : Les Etats du Golfe continueront-ils de s'éloigner de leurs alliés occidentaux pour se rapprocher imperceptiblement d'un agenda politique soutenu par Moscou ou Pékin ? L'excellent accueil réservé à Vladimir Poutine à Abu Dhabi et à Riyad il y a quelques jours pose question à l'heure de la guerre ukrainienne. Si l'on peut comprendre que ces pays gagnent en autonomie diplomatique vis-à-vis de leur ancien mentor américain, un éloignement trop ostentatoire poserait problème. D'autres questions multiples surgissent aussi. Que se passerait-il en cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche ? Comment réagiraient les différents Etats du Golfe et quelles seraient leurs relations avec cette future Amérique ? L'Europe les intéresse-t-elle toujours ? Les Etats du Golfe accepteront-ils de jouer un rôle majeur dans les transitions environnementales ou bien rejoindraient-il le camp climato-sceptique d'un Donald Trump ? Eux-mêmes garderont ils leurs unités au sein du Conseil de coopération du Golfe, ou vont-ils se diviser à nouveau comme on l'a vu entre le Qatar et ses voisins en 2017 ? Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite resteront-ils aussi proches, ou finiront-ils par devenir rivaux ? Quel est l'avenir du Qatar, qui héberge des chefs politiques du Hamas, après la guerre actuelle d'Israël dans la bande de Gaza  ? Autant d'incertitudes qui pèseront sur le rôle à venir de la région du Golfe dans les relations internationales.

Le Laboratoire
de la République

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