Michelle-Irène Brudny, professeur et philosophe, explore le thème complexe du mensonge en politique à travers le prisme analytique de Hannah Arendt. Arendt considère le mensonge, l'illusion et l'erreur comme des éléments intrinsèquement liés à l'action politique. Une réflexion contemporaine sur la communication politique et la guerre de l'information prend racine dans son analyse de la guerre du Vietnam, où l'objectif était de "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette perspective trouve un écho frappant dans les événements comme le Covid ou le conflit Israël-Hamas, faisant émerger des questions cruciales sur la confiance envers la politique.
L'analyse part de l'affaire des Pentagon Papers pour comprendre la relation entre le mensonge ou la tromperie et la politique. Hannah Arendt soutient que le mensonge est un outil indispensable dans la sphère politique, utilisé pour influencer l'opinion publique et justifier des actions contestables.
L'exemple de la guerre du Vietnam illustre la manière dont la manipulation de l'information peut devenir une arme politique puissante. Arendt met en lumière l'objectif de cette guerre, non seulement militaire, mais aussi idéologique et psychologique - "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette notion fait signe vers la communication politique contemporaine, où la perception façonne la réalité autant que les faits eux-mêmes.
Le conflit Israël-Hamas fait apparaître des similitudes avec les dynamiques identifiées par Arendt. Les médias, les discours politiques, idéologiques et les récits officiels sont des instruments qui façonnent la perception, influençant ainsi le soutien public et international.
La question cruciale émerge : comment préserver la foi en la politique alors que le mensonge semble être un compagnon constant de l'action politique ? Arendt invite à une réflexion profonde sur la nature de la vérité et de la confiance dans le domaine politique. En fin de compte, son essai souligne la nécessité d'une transparence accrue et pose la question essentielle : le gouvernement a-t-il une mission d'information, et comment peut-il l'accomplir en conservant la confiance du public ? Ces questions demeurent centrales pour une démocratie digne de ce nom.
https://youtu.be/CyT5jYR3LFs
Alors que nous fêtons les 65 ans de la Constitution de la Vème République, le Laboratoire de la République interroge Thomas Clay, agrégé de droit et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Celui-ci a participé en 2005 à la rédaction d'un projet de Constitution d'une VIème République. Il nous explique qu'à ses yeux la VIe République s'est réalisée dans les faits et en partie dans la pratique. Il souligne qu'il importe aujourd'hui de regénérer la Vème par des réformes évoquées dans cet entretien.
Le Laboratoire de la République : Vous avez eu l’occasion de participer à la rédaction d’un projet de Constitution d’une VIe République en 2005. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui militaient alors en faveur de cette proposition ?
Thomas Clay : Ce travail s’inscrivait dans la suite du livre d’Arnaud Montebourg, « La machine à trahir » (Denoël éd., 2000) qui avait parfaitement montré les limites et les insuffisances de la Ve République laquelle, en particulier, organise l’irresponsabilité politique de son chef pendant tout le temps de son mandat. Avec notamment Arnaud Montebourg, Bastien François, professeur de science politique, et d’autres, nous nous sommes pris au jeu d’élaborer une nouvelle République, et avons rédigé article par article ce qu’en serait la constitution et nous l’avons publiée (Odile Jacob éd., 2005). On s’est aperçu que le résultat était cohérent et homogène, et prenait le meilleur des constitutions précédentes, tout en essayant de gommer leurs défauts.
L’objectif était aussi de transformer les modalités d’accès au pouvoir, qu’il soit la présidence de la République ou le Parlement, car il était verrouillé par les deux grandes forces politiques du pays depuis la guerre, sans aucune oxygénation. Souvenez-vous que les parlementaires cumulaient les mandats dans le temps et dans l’espace, parfois pendant des décennies, et que les candidats à l’élection présidentielle étaient choisis par d’obscurs aréopages au sein des partis politiques, parfois à trois ou quatre personnes, ce qui avait notamment comme conséquence les succession de candidatures d’une même personne jusqu’à ce qu’elle l’emporte.
Bref, le constat était celui d’une démocratie malade.
Le Laboratoire de la République : Quels éléments vous ont fait revenir sur l’idée même d’une VIe République pour préférer désormais le maintien de la Constitution de la Ve République ?
Thomas Clay : Il y a trois raisons de nature différente qui permettent de penser désormais que, au lieu du grand soir constitutionnel, des modifications du texte actuel pourraient suffire.
D’abord, notre projet reposait notamment sur le fait que le président de la République ne serait plus élu au suffrage universel direct car il aurait moins de pouvoirs, ceux-ci étaient transférés au Premier ministre, responsable devant le Parlement. Or le peuple français reste très attaché à l’élection présidentielle, et il apparaît paradoxal que, au nom d’un renouvellement démocratique, on supprime l’élection à laquelle les Français sont le plus attachés. C’est la quadrature du cercle : soit le président a peu de pouvoirs, et un scrutin au suffrage universel direct n’a pas de raison d’être, soit il a beaucoup de pouvoirs, et alors on le fait élire au suffrage universel direct, et on conserve l’architecture de la Ve République. Comme on disait à l’époque : on ne déplace pas les Français pour élire la Reine d’Angleterre.
Ensuite, depuis cette époque, le mode de sélection des candidats à l’élection présidentielle a été bouleversé, notamment par l’instauration des primaires dans presque tous les partis, avec d’ailleurs des fortunes diverses. L’Assemblée nationale s’est aussi fortement renouvelée. La fin du cumul des mandats a aussi transformé la démocratie locale avec des maires pleinement à leur tâche. D’une certaine manière, l’oxygénation recherchée a déjà eu lieu.
D’ailleurs, et c’est la troisième raison : l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a percuté la Ve République. Non seulement un homme sans parti, avec peu d’expérience, peu de troupes et à moins de 40 ans a été élu président de la République, mais il a en plus éliminé les deux principales forces politiques du pays qui étaient, selon moi, en grande partie responsables de la sclérose du système et qui ne s’en sont toujours pas remise. Or cette élection a eu lieu dans le cadre du système existant, sans le modifier, montrant ainsi sa très grande plasticité. Une constitution qui permet à la fois l’élection du Général de Gaulle et d’Emmanuel Macron montre qu’elle sait s’adapter à tous et à tout, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a 65 ans. D’une certaine manière, l’élection d’Emmanuel Macron peut être considérer comme l’avènement d’une nouvelle pratique institutionnelle, forgée dans le cadre de la Ve République, mais qui l’a reconfigurée et même dépassée, et qui confine à une nouvelle république. D’ailleurs, l’élection présidentielle suivante fut du même type, et ça ne changera probablement plus. Reste à savoir si cette évolution est durable ou si, en 2027, on reviendra aux pratiques d’avant 2017. La constitution de la Ve République a ainsi trouvé en elle-même les sources de sa régénération, ce qui est très précieux.
Le Laboratoire de la République : Vous avez évoqué lors d’une récente conférence du Laboratoire de la République la nécessité, entre autres, de s’intéresser au statut du Conseil Supérieur de la Magistrature, l’indépendance du parquet ou l’irresponsabilité du Président de la République… Ces évolutions peuvent-elles s’inscrire dans une évolution du corpus juridique de la Ve République ?
Thomas Clay : Autant je pense que la VIe République n’est plus d’actualité, autant il me semble que la Ve République doit faire un nouvel aggiornamento. Notre démocratie est malade, et il suffit de constater l’abstention qui augmente élection après élection pour s’en rendre compte. A quel niveau d’abstention faudra-t-il parvenir pour qu’on change les choses de façon à impliquer davantage les citoyens ? Certes, les expérimentations récentes d’instauration de nouveaux formats démocratiques sont intéressantes et méritaient d’être tentées (Conventions citoyennes, Grand débat, Conseil National de la Refondation, Cahiers de doléances), mais cela ne suffit pas, et on voit se profiler avec angoisse l’arrivée de l’extrême droite dans quatre ans. Si ce funeste scénario se réalise, ce sera aussi le résultat d’une crise de nos institutions et de notre incapacité à les modifier à temps. À ce sujet, l’absence d’alternance au Sénat pendant 62 ans sur 65 ans est une anomalie démocratique qui montre que la Haute chambre est arrivée au bout de sa propre existence. Le mode d’élection des Sénateurs doit être totalement repensé. Pourquoi pas un scrutin à la proportionnelle intégrale, pour disposer une chambre des opinions, à côté de l’Assemblée nationale qui serait la chambre des décisions ?
Les réformes à mener sont connues, j’en soumets quelques exemples à votre réflexion, en vrac, lesquelles ne relèvent pas toutes d’une révision constitutionnelle : réduction sensible du nombre de parlementaires, à 400 pour les députés, à 200 pour les sénateurs, pour que chacun d’entre-eux soit renforcé et plus puissant ; rendre le président de la République responsable pénalement pour les actes commis sans rapport avec ses fonctions car le privilège dont il bénéfice encore est un héritage de la monarchie qui n’a pas sa place dans une république adulte ; suppression de la Cour de justice de la République dont les dossiers récents ont montré qu’elle n’était pas adaptée, si elle ne l’a jamais été ; modification de la composition du Conseil constitutionnel qui n’est plus conforme à ses nouvelles attributions élargies, nées de la question prioritaires de constitutionnalité et en écarter les anciens présidents de la République qui n’ont rien à y faire ; transformation du ministère de la justice en ministère du droit et de la justice avec deux missions bien distinctes, celle du droit et celle de l’action ; suppression des conseils départementaux, et gagner ainsi un étage du mille-feuille administratif ; transformation du Conseil supérieur de la magistrature pour rendre la justice enfin pleinement indépendante ; modification de la justice prud’homale, aujourd’hui à l’agonie ; introduction du droit de vote des étrangers aux élections locales, etc.
On voit que les sujets sont nombreux et importants et qu’il est temps de s’y atteler plutôt que de se fourvoyer dans un bricolage constitutionnel, tel que celui qui se profile pour étendre l’autonomie de la Corse. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux du 65e anniversaire de la Ve République.
La mort de Nahel Merzouk à la suite d’un tir d'un policier lors d'un contrôle routier le 27 juin dernier a déclenché une vague d'émeutes et de violences dans les quartiers populaires. La diffusion sur les réseaux sociaux de la vidéo de l'événement a notamment entraîné une mobilisation sans précédent des communautés digitales, soulevant des interrogations sur l'impact de ces plateformes sur la paix sociale.
Benoît Raphaël, journaliste, auteur et entrepreneur spécialisé dans l'intelligence artificielle, évoque pour le Laboratoire de la République cette question.
Laboratoire de la République : Quel rôle ont joué les réseaux sociaux dans les émeutes des derniers jours ? Quelle est leur part de responsabilité dans l'emballement et la libération de la violence ?
Benoît Raphaël : Je pense tout d'abord qu'il faudrait reformuler la question : avant d'interroger la responsabilité des réseaux sociaux, il faudrait d'abord se questionner sur l'usage qui a été fait des réseaux sociaux par les émeutiers pour maintenir la pression. Les réseaux sociaux sont avant tout des médias, mais dont les « rédacteurs en chef » sont tout un chacun. De la même manière, on devrait aussi s'interroger sur le rôle des médias et en particulier des chaînes d'info en continu dans la mécanique de l'emballement.
Plus généralement, on retrouve ce rôle des réseaux sociaux dans la plupart des phénomènes de révolte et de radicalisation. Les règles sont détournées par quelques-uns pour amplifier ou accélérer des phénomènes de violence ou de mobilisation. Sans porter de jugement sur le fond des revendications, on l'a vu lors des épisodes des gilets jaunes (via les groupes Facebook) mais aussi lors des émeutes anti-racistes pendant le mouvement #LiveBlackMatters aux États-Unis en 2020, puis lors de l'invasion du Capitole en janvier 2021 par les supporters radicalisés de Donald Trump (via les réseaux et messageries d'extrême droite). Et, plus récemment, lors des révoltes en Iran.
Depuis le printemps arabe dans les années 2010-2011, le rôle des réseaux sociaux a toujours fait débat parmi les spécialistes : ils ont été utilisés pour mobiliser les foules et diffuser des informations en temps réel. Les militants utilisent les réseaux sociaux pour organiser des manifestations et coordonner leurs actions. Cependant, certains analystes estiment que le rôle des réseaux sociaux a été exagéré et que les mouvements de révolte étaient avant tout le résultat de facteurs politiques et économiques. Les réseaux sociaux sont utilisés pour diffuser des informations erronées et des rumeurs, ce qui contribue à la tension et à l'escalade de la violence.
En fin de compte, le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements de révolte dépend de nombreux facteurs, tels que le contexte politique et social, la technologie disponible et les compétences des militants.
Laboratoire de la République : Le Président de la République a évoqué l’idée de limiter l'accès aux réseaux sociaux pendant des épisodes de violences urbaines. Est-ce la solution ? L'État en a-t-il les moyens ?
Benoît Raphaël : Le problème avec ce genre d'approche, c'est qu'elle est similaire à celles qu'ont eues les dictatures pour réprimer leurs propres révoltes. Donc c'est une question à aborder avec beaucoup de prudence. En revanche, on pourrait tourner le problème différemment : les autorités pourraient utiliser les réseaux sociaux pour prévenir les émeutes en surveillant les conversations sur les plateformes et en identifiant les messages qui incitent à la violence. Les autorités peuvent également utiliser les réseaux sociaux pour diffuser des messages de prévention et de sensibilisation, en particulier auprès des jeunes.
Les réseaux sociaux peuvent également être utilisés pour appuyer des initiatives d'appel à la raison ou pour saper des mouvements de panique ou de défiance à l'égard des autorités. Cependant, les autorités doivent être prudentes dans leur utilisation des réseaux sociaux, car une mauvaise utilisation peut contribuer à l'escalade de la violence.
En fin de compte, les réseaux sociaux ne sont qu'un outil et ne peuvent pas remplacer une approche globale et coordonnée pour prévenir les émeutes.
Laboratoire de la République : La diffusion de certaines vidéos sur les réseaux sociaux permet de soulever des débats structurants. En l'espèce, elle permet de porter un regard critique sur les méthodes de la police dans les banlieues. Ne faut-il pas aussi reconnaître l'intérêt démocratique des plateformes ?
Benoît Raphaël : Oui, si vous vous souvenez, lors des mouvements des Gilets Jaunes, il a fallu attendre plusieurs mois avant que la question des violences policières soit abordée par les médias. Les signaux faibles étaient déjà très présents sur les réseaux sociaux.
Laboratoire de la République : Plus spécifiquement, ce durcissement souhaité du cadre légal, s'il devait être acté, ne risquerait-il pas de créer une forme de jurisprudence susceptible de créer les conditions d'un élargissement progressif vers l'ensemble des mouvements citoyens, bridant ainsi la démocratie participative ?
Benoît Raphaël : La tentation que peuvent avoir les autorités face à ces mouvements radicaux me fait penser à l'idée de la « Stratégie de la mouche » théorisée par Yuval Noah Harari, dans un article diffusé en 2016, suite aux attaques terroristes en France. La théorie est la suivante : comment détruire un magasin de porcelaine (la démocratie) quand vous êtes une mouche (le terroriste) et pas un éléphant (le peuple). Eh bien, vous adoptez la stratégie de la mouche. Vous tournez autour de l'éléphant jusqu'à le rendre fou et lui faire prendre des mesures destructrices pour la démocratie, comme par exemple monter les populations les unes contre les autres ou prendre des mesures anti-démocratiques. Il faut être très prudent et nuancé dans nos réponses à la radicalisation des mouvements, car c'est justement ce que cherchent à obtenir les extrémistes de tout bord : déstabiliser le système démocratique. On observe un phénomène similaire avec les fake news : 80 % des fake news sont partagées par 4 % des internautes (selon les observations de Frances Haugen, ex-Facebook, devant le Sénat français). Les fake news renforcent le pouvoir déstabilisant des personnes les plus radicalisées, mais cela ne concerne qu'une minorité, et cela ne veut pas dire que tout le monde est touché. Par ailleurs, la violence de certains mouvements ne doit pas permettre aux autorités de se déresponsabiliser en se bornant à pointer du doigt les plateformes numériques, et à faire oublier la profondeur du malaise social, qui nécessite qu'on la prenne en compte de façon globale et qui nourrit les mouvements les plus radicaux.
Jonathan Curiel, est directeur général adjoint des programmes du groupe M6 en charge des magazines et documentaires et auteur notamment de "La société hystérisée"- aux éditions de l'aube. Il évoque pour le Laboratoire de la République, le recours à la politique du buzz dans les médias.
Force est de constater que le débat public est menacé par le règne de l'immédiateté et une forte propension à recourir au "clash à outrance". Certains politiques utilisent "le buzz" pour exister et nombre de médias l'utilisent pour capter l'attention du public. Dans cet entretien, nous nous intéressons à ces stratégies de communication qui, trop souvent, sacrifient la nuance et le doute.
Pour exister et se faire remarquer médiatiquement, on utilise le buzz. Le doute, la nuance ou encore le consensus ne sont plus d'actualité parce qu'ils n'apportent aucune audience. Cependant, il y a une demande pour un contenu médiatique plus apaisé. Le fait de ne pas savoir est devenu inadmissible. Sur les plateaux, nous voyons des experts avec des kits à penser tout préparés. L'opinion est devenue identitaire. Lorsqu'on s'attaque à une opinion, on s'attaque à vous. Si vous n'avez pas d'opinion, on s'en prend à votre identité.
Regarder l'entretien en entier sur notre chaîne Youtube :
https://www.youtube.com/watch?v=dR5SkhomPkk
A l'occasion de la sortie de son ouvrage "Rocard, l'enchanteur désenchanté" aux éditions du Cherche midi et de son documentaire "Moi, Michel Rocard, j'irai dormir en Corse", Jean-Michel Djian témoigne de ce qu'était et de ce qu'est encore aujourd'hui Michel Rocard.
A l'occasion de la sortie de son ouvrage "Rocard, l'enchanteur désenchanté" aux éditions du Cherche midi et de son documentaire "Moi, Michel Rocard, j'irai dormir en Corse", Jean-Michel Djian témoigne de ce qu'était et de ce qu'est encore aujourd'hui Michel Rocard.
Michel Rocard, ancien Premier ministre sous François Mitterrand, se voulant dirigeant d'une deuxième gauche et véritable homme d'état moderne et universaliste, se révèle grâce à la découverte de documents personnels et politiques et aux confidences de Jean-Michel Djian.
Entretien réalisé le 9 mai 2023
https://www.youtube.com/watch?v=_WM2hl8_IKs
Alors que le nombre de régimes autoritaires dans le monde se multiplie, Renée Fregosi, auteur de "Cinquante Nuances de dictature" aux éditions de l'Aube et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque les nouvelles facettes d'un phénomène protéiforme et versatile et nous exhorte à regarder en face les dangers qui nous menacent.
Le Laboratoire de la République : Dans votre livre, "Cinquante nuances de dictature", vous décrivez une situation mondiale alarmante, entre « démocrature », « Jurassik Park du communisme » et « proto-totalitarisme », quel est selon vous le plus grand danger pour la démocratie actuellement ?
Renée Fregosi : La dictature peut se définir comme un régime politique contemporain de la démocratie moderne, et qui s’y oppose radicalement, mais de façons diverses en effet. Tandis que des dictatures anciennes, d’inspiration communiste comme Cuba, ou de nature patrimonialiste comme la Guinée équatoriale, perdurent, les démocratures, c’est-à-dire des dictatures déguisées en démocraties par la tenue d’élections ni libres ni équitables constituent un nouveau type de dictature. Parmi celles-ci, on trouve notamment des proto-totalitarismes : mus, comme les totalitarismes anciens, par une vision du monde revancharde foncièrement fantasmatique et belliqueuse, elles miment toutefois le pluralisme politique.
Mais les dictatures ne sont pas seulement diverses, elles sont également de plus en plus nombreuses. Entre 2015 et 2021, leur nombre a augmenté à travers le monde tandis que celui des démocraties diminuait de 104 (soit 63% des pays de la planète) à 98 (soit 56%). Et cela ne constitue que le premier élément de ce que l’on peut qualifier de montée des autoritarismes : un danger global et multifacettes.
D’une part des régimes dictatoriaux parmi les pays les plus puissants de la planète mettent en œuvre des synergies inquiétantes : la Chine (dictature communiste remasterisée mais toujours hyper centralisée et extrêmement répressive) et les trois proto-totalitaires que sont la Russie post-soviétique, l’Iran des mollahs et la Turquie néo-ottomane s’allient ainsi volontiers selon les circonstances. Et tous soutiennent de concert ou de façons divergentes de nombreux autres régimes autoritaires moins puissants comme la Corée du nord, le Venezuela, le Mali ou la Syrie par exemple.
D’autre part, l’offensive islamiste polymorphe s’affirme sans relâche et gagne sans cesse du terrain tant dans les pays dits « musulmans » qu’en Occident. Or l’islamisme, foncièrement misogyne, homophobe et antisémite, est ennemi déclaré de la démocratie, de la laïcité, de la paix et de la cohésion sociale. Malheureusement, trop souvent soutenu au motif que l’islam serait la religion des nouveaux damnés de la terre, l’islamisme fréro-salafiste poursuit sa progression à la fois par la terreur des attentats et par un lent travail de formatage des esprits et d’infiltration des institution.
Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des problèmes, au sein des sociétés démocratiques, des idées, des pratiques, des tentations autoritaires se manifestent de multiples manières et dans les champs les plus divers, du populisme à l’élitisme, de l’islamo-gauchisme au wokisme. Aspiration à des politiques « fortes » censées régler miraculeusement les problèmes, conformisme du politiquement correct induisant l’autocensure, imposition technocratique, chantages victimaires tous azimuts, pressions et intimidations, voire violences physiques, jouissance du justicier autoproclamé, veule complaisance dans la soumission se généralisent.
Le Laboratoire de la République : A la fin de votre livre vous posez une question aux accents tragiques qui nous interpelle tous en tant que citoyens, la démocratie fait-elle encore envie ?
Renée Fregosi : Tout se passe comme si, faute de performance, la démocratie avait épuisé son potentiel mobilisateur. La démocratie étant à juste titre de plus en plus conçue non pas seulement comme un ensemble d’institutions garantissant des droits politiques mais aussi comme devant apporter au plus grand nombre une vie matérielle et morale de qualité, elle se trouve dégradée par un recul du niveau de vie et de la mobilité sociale ascendante. La démocratie ne peut en effet se limiter à la sélection au sein des élites.
Il est aussi absurde de considérer que la démocratie est ancrée à tout jamais en Occident que de penser qu’elle est réservée aux vieilles cultures et aux sociétés développées. Mais la démocratie est née et s’est toujours développée dans un cadre étatique (de la cité-État athénienne aux États-nations modernes). Or aujourd’hui, c’est ce cadre qui est lui-même affaibli, par de-là les manquements de telles ou telles politiques publiques nationales. Face à un capitalisme hyper-financiarisé qui s’est émancipé de la tutelle des États, à la montée en puissance du crime organisé sous la forme de mafias qui se jouent des frontières et à une mondialisation de l’information et de la désinformation à travers les nouvelles technologies de la communication notamment, ainsi qu’aux périls du réchauffement climatique et de l’extinction massive des espèces, les États et par voie de conséquence les démocraties se révèlent d’une grande impuissance.
Le Laboratoire de la République : Pensez-vous que les instances internationales sont bien armées pour lutter contre les dangers des autoritarismes dans le monde ou contre certains discours autoritaires qui naissent dans les démocraties elles-mêmes ?
Renée Fregosi : Que ce soit pour affronter les nouveaux défis globaux ou pour lutter contre les autoritarismes, il est certain que l’indispensable coordination internationale est hélas très en-deçà de ce qu’elle doit devenir. Or, c’est à tort que la dictature ne fait plus peur dans les pays démocratiques, car elle demeurera toujours un événement traumatique pour les individus comme pour les sociétés. C’est pourquoi il est très grave que des intellectuels et surtout des enseignants (sociologues, politologues, anthropologues notamment) troublent les esprits en considérant soit que la dictature n’est qu’un « objet discursif » utilisé par les démocraties occidentales pour se valoriser, soit que ces mêmes démocraties ne sont en fait que des dictatures, ou encore que distinguer dictature et démocratie ne serait pas pertinent.
Il faut donc rappeler que si aucun régime n’est jamais « chimiquement pur » (démocratique de part en part sans aucune trace d’autoritarisme, ou dictatorial absolu sans aucun germe démocratique), il existe cependant un critère discriminant entre les deux types d’organisation politique et sociale : le principe du libre choix pour le plus grand nombre (illustré et fondé sur l’élection libre et équitable) versus l’imposition.
Qu’une nouvelle fois dans son histoire, le libéralisme politique se trouve confronté au défi de la justice sociale, du partage au plus grand nombre possible des biens matériels et immatériels, est aujourd’hui un fait établi. Mais que les responsables politiques et les peuples doivent retrouver le goût et le courage de promouvoir, rénover et faire fructifier la démocratie dans toutes ses dimensions est un fait aussi incontestable. Alors, pour défendre la démocratie et réactivé l’enthousiasme de l’ascèse émancipatrice, ne faut-il pas commencer par savoir regarder en face les dangers de la dictature ?
Le Laboratoire de la République
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