Rubrique : République démocratique

A Manouchian, la patrie reconnaissante

par Astrig Atamian le 23 février 2024
Astrig Atamian revient sur la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Elle est historienne et chercheuse associée au CERCEC à l’EHESS. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux communistes arméniens en France des années 1920 à 1990, travail bientôt publié aux Presses universitaires de Rennes. Elle a coécrit avec Claire Mouradian et Denis Peschanski, « Manouchian. Missak et Mélinée, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française », paru en novembre 2023 aux éditions Textuel.
Le 21 février 2024, quatre-vingt ans après son exécution au Mont-Valérien par les nazis, Missak Manouchian est entré au Panthéon, accompagné de Mélinée qui fut l’amour de sa vie. Reposent symboliquement avec ce couple qu’Aragon et Ferré ont rendu mythique, les autres fusillés FTP-MOI de Paris ainsi qu’Olga Bancic et Joseph Epstein dont les noms sont désormais gravés en lettres d’or dans la crypte du mausolée. Tous, jusqu’alors honorés par leurs descendants et quelques cercles, ont ainsi intégré le roman national. Ces résistants morts pour la France étaient presque tous des étrangers. Ils étaient communistes aussi, partageant ainsi un engagement qui durant l’entre-deux-guerres était un puissant vecteur d’intégration dans la société française. La République a enfin rendu hommage à la composante immigrée de la lutte contre l’occupant. En reconnaissant le rôle qu’ont eu les Français venus d’ailleurs dans la Libération du pays, cette décision hautement politique prise par le Président Emmanuel Macron réunit les mémoires. Au-delà, la panthéonisation de Manouchian réaffirme une conception de la nation fondée sur des valeurs communes et non pas ethniciste. En amont de cette panthéonisation, il y a eu plusieurs mobilisations de personnalités. Celle qui porté ses fruits a été lancée en 2021 par l’association Unité Laïque, présidée par Jean-Pierre Sakoun, qui lutte contre les communautarismes fracturant la société française et défend les principes universalistes de la République. Manouchian était un survivant du génocide des Arméniens perpétrés par les Turcs. Ses camarades de combat avaient fui les persécutions antisémites, le fascisme, la victoire de Franco. Victimes de régimes autoritaires et du racisme, ces Européens étaient habités par les idéaux des Lumières. Ils rêvaient d’émancipation. La France apparaissait comme un phare dans leur nuit. Issus de cultures différentes, ils avaient un même imaginaire peuplé de grands noms : des révolutionnaires de 1789 mais aussi des figures de la littérature. Décortiquer leur francophilie permettrait de réactiver les ressorts d’un softpower qui a depuis perdu de sa superbe. Envisager l’hommage solennel du 21 février 2024 comme une main tendue à l’immigration plus récente et post-coloniale, impose aussi de considérer que la France n’a pas jouit d’une image aussi positive partout. Les « Français de préférence » « dont les noms sont difficiles à prononcer » portent en eux plusieurs identités qui se superposent sans être antagonistes. Manouchian est apatride, il admire la culture de son pays d’adoption dont il demande par deux fois la nationalité. Il est aussi Arménien et se soucie du devenir de l’Arménie qui à cette époque est soviétique. Il est communiste, internationaliste. Il travaille en usine, pose nu comme modèle pour des artistes, rêve d’être poète. Il est intellectuel et sportif. Rédacteur d’un journal communiste arménien dans le Paris du Front populaire, il fait la promotion du « rapatriement » des réfugiés vers la mère patrie mais n’envisage pas de quitter la France. Membre du PCF, il n’adhère toutefois pas à la ligne du pacte germano-soviétique renvoyant dos à dos Hitler et Churchill. En septembre 1939, alors qu’il est emprisonné à la prison de la Santé en tant que suspect car communiste, il insiste pour être sous les drapeaux. C’est depuis sa caserne en Bretagne où on le voit porter fièrement l’uniforme qu’il dépose une deuxième demande de naturalisation en janvier 1940. Quelques plus tard, la France est occupée. Manouchian est bientôt sollicité par la MOI pour mener un combat clandestin politique puis militaire à partir de début 1943. La suite est connue. L’héritage qu’il entend laisser est contenu dans sa dernière lettre. « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement », écrit-il deux heures avant de mourir.

Groupuscules d’ultra-droite : analyse d’une émergence identitaire décomplexée

par Jean-Yves Camus le 21 décembre 2023
Après le drame de Crépol, les groupuscules d’ultra-droite reviennent dans l’actualité, par leur action, leur manifestation et leur possible dissolution. Jean-Yves Camus, codirecteur de l'Observatoire des radicalités politiques et chercheur rattaché à l’IRIS (Institut des relations internationales et stratégiques) apporte son analyse.
Le Laboratoire de la République : Parlons-nous de groupuscules d’ultra-droite ou d’extrême-droite ? Quelle est la différence entre ces deux notions ? Jean-Yves Camus : Le concept d'ultra-droite n'est pas un concept scientifique. Il a été forgé après que les anciens renseignements généraux aient été entièrement refondus dans ce qui est maintenant la DGSI (direction générale de la sécurité intérieure), la grande différence étant que les renseignements généraux avaient le droit de surveiller les partis politiques. Il a fallu forger une catégorie pour désigner ce qui, à l'extrême droite du spectre politique, restait encore dans le giron du renseignement intérieur. Or ce qui restait dans le giron du renseignement intérieur, ce sont les gens qui présentent une menace pour la sécurité de l'État ou ceux qui promeuvent une idéologie raciste, antisémite, suprémaciste et qui tombent sous le coup de la loi. Donc le renseignement intérieur s'est retrouvé dans l'obligation de forger une catégorie qui apparaît au début des années 2010 : l’ultra-droite. Ultra, c'est à dire au-delà de la limite de ce qui reste dans le champ du renseignement, ce qui est une menace. Concrètement, cela veut dire que le Rassemblement national et désormais Reconquête sont des partis qui ne peuvent pas être suivis par le renseignement intérieur parce qu'ils cherchent à conquérir le pouvoir par les urnes, mais ceux qui souhaitent le conquérir autrement ou qui s'adonnent régulièrement à des activités de propagande ou de manifestations sur la voie publique et qui utilisent la violence ou la haine, ceux-là sont classés à l'ultra-droite. La pertinence du concept, pour nous, politistes, est relative parce qu’à l'intérieur de l'ultra-droite, il existe des gens dont les idées sont effectivement très radicales, hostiles à la démocratie par exemple, mais est-ce qu'ils sont un danger pour les institutions ? Pour moi, non. Ils ont une idéologie, certes radicale, parfois antidémocratique, souvent identitaire, avec parfois, pas toujours, une notion de suprématie de la race blanche, mais leur discours, à mon sens, n'est pas un danger imminent pour la sécurité des institutions. Le Laboratoire de la République : Comment les partis politiques, notamment le Rassemblement national et Reconquête, se positionnent-ils par rapport à ces groupuscules ? Jean-Yves Camus : Le Rassemblement national de 2023 n'est pas le Front national fondé en 1972. Il y a peut-être encore des militants de base du Rassemblement national qui ont un pied dans un groupuscule radical. Cependant, l'identité du parti, son positionnement comme acteur politique, n'est plus celui de Jean-Marie Le Pen et des fondateurs du Front national. En 1972, Jean-Marie Le Pen a fondé le Front national avec un numéro 2, qui, quand il avait 20 ans, portait l'uniforme nazi, c'est historiquement vrai. Mais cela ne définit pas l'identité du Rassemblement national de 2023. Aujourd’hui, les membres du parti sont nationalistes, hostiles à l’immigration, à l'Union européenne et à toute forme de supranationalité. Le projet politique de Civitas qui a été dissous récemment, disait souhaiter l'abolition des lois de 1905 sur la laïcité et le retour du catholicisme comme religion d'État. C’est évidemment une atteinte aux institutions, au moins en paroles.  Le RN n’a pas le même discours. Marine Le Pen n'a jamais parlé d’abolir la laïcité. Elle ne parle pas de remigration. Elle n'a jamais dit que l'islam était incompatible avec la République contrairement à Éric Zemmour. Le combat contre les idées du Rassemblement national et celles de Reconquête ne peut être efficace que si on évite les raccourcis hâtifs en se servant de l'histoire. Il faut distinguer ce qui rentre dans la stratégie dite de normalisation de Le Pen ou dans la stratégie politique d’Eric Zemmour. L'extrême droite existe. Il y a eu longtemps un consensus établi des chercheurs pour avaliser l'utilisation de ce terme. Désormais il y a débat. Dans le monde anglo-saxon, on a tendance à utiliser le terme « droite radicale » et il me convient assez pour décrire les partis qui s’inscrivent dans le jeu démocratique tout en se démarquant du consensus par des propositions, au sens premier, « radicales » telles la priorité nationale et l’arrêt de l’immigration. Contrairement à la France qui n’a pas de définition juridique, les Allemands, pour des raisons historiques, ont été amenés à élaborer une définition de l'extrême droite comme de l'extrême gauche qui est utilisée par l’office de protection de la Constitution et les services de renseignement pour décider qui peut être mis sous surveillance. Les Allemands font la différence entre ce qui est extrême et ce qui est radical. Un parti a le droit d'être de droite et d'élaborer un projet politique assez radical dans l'ampleur des réformes qu'il propose à la condition de rester dans le respect de la loi fondamentale de 1949. Le parti est dit extrême quand le type d'État qu’il propose est condamné par la loi fondamentale, par exemple le retour au Grand Reich ou à une vision ethniciste de la citoyenneté allemande. Le Laboratoire de la République : Quelle est la réalité aujourd’hui de ces groupuscules, leur idéologie, méthode et activité ? Jean-Yves Camus : Plusieurs cartes ont montré dernièrement qu'il existait des groupuscules pratiquement dans chaque métropole régionale et dans beaucoup de petites villes : Thionville, Narbonne, Albi, Chambéry, Annecy. Les dissolutions des grands mouvements qui étaient Génération identitaire, l’Œuvre française et le Bastion social entre 2013 et 2021 ont obligé ces gens à contourner le délit de reconstitution de ligne dissoute en formant de petits groupes par scissiparité. Pour un groupe dissous, naissent X groupes qui ont chacun un intitulé différent qui se réfère, le plus souvent, à l'histoire locale. Ils font partie de la mouvance identitaire, ce qui veut dire que ces gens sont des ethno différentialistes, c'est à dire qu’ils pensent que sur une terre ne peut exister que le peuple qui y a des racines millénaires et que les autres ne doivent ni y habiter ni se mélanger. Le sang fait la citoyenneté. Pour comprendre leur idéologie, il faut s'intéresser à ce sujet sur la durée. Or on ne s'intéresse à cette mouvance d'ultra droite ou de droite radicale que lorsqu'il se produit un incident. Dès lors on n'a pas de repères historiques et on a l'impression que ces groupes ne font que se greffer sur un événement. Au contraire, ce sont des acteurs politiques permanents. Certains effectivement suite à la dissolution, se mettent en sommeil, d'autres continuent sous un autre nom et surtout il y en a qui produisent de la théorie. Academia Christiana, dont la dissolution a été annoncée par Gérald Darmanin, a publié un livre de 128 pages qui s'appelle « Programme politique d'une génération dans l'orage » (2022). Il ne faut pas penser que ces gens sont juste des écervelés qui échafaudent des plans pour abattre la République. Jean-Eudes Gannat, qui est l'ancien leader de l’Alvarium dissout, a écrit la préface du programme d'Academia Christiana avec qui il collabore. Il pose dans son texte cette question : pourquoi intituler « programme politique », le manifeste d'un groupe qui ne participe pas aux élections. Pour lui, un programme politique n’est pas quelque chose qui est destiné à arriver au pouvoir. Il explique que les lecteurs d’un programme électoral savent parfaitement celui que les différents partis présentent en période de campagne ne sera pas appliqué, ne sera pas l'action de l'État. Son objectif est de former idéologiquement des gens qui seront des « soldats politiques » (Dominique Venner), des propagandistes, des acteurs, des gens qui, par leur mode de vie, leur attitude, leur degré d'engagement, montreront qu'il est possible de faire de la politique sur d'autres bases que celle du système existant. Le Laboratoire de la République : Les dernières mesures des autorités françaises à leur encontre tel que la dissolution sont-elles efficaces ? Jean-Yves Camus : Les dissolutions ne sont pas entièrement efficaces parce qu'il est illusoire de vouloir éradiquer une mouvance politique. Seul le totalitarisme peut l’éradiquer, évidemment, il ne faut pas en arriver là. On est dans un Etat de droit, où l’on respecte les libertés publiques. Une démocratie est saine quand elle tolère dans son sein des gens qui la remettent radicalement en cause. Il y en aura toujours. La limite est la sécurité de l'État et des institutions mais on doit pouvoir dire qu'on est radicalement contre le consensus. Entretien enregistré le 12 décembre 2023.

Mensonge et politique : l’œil de Hannah Arendt sur l’actualité internationale

par Michelle-Irène Brudny le 17 novembre 2023
Michelle-Irène Brudny, professeur et philosophe, explore le thème complexe du mensonge en politique à travers le prisme analytique de Hannah Arendt. Arendt considère le mensonge, l'illusion et l'erreur comme des éléments intrinsèquement liés à l'action politique. Une réflexion contemporaine sur la communication politique et la guerre de l'information prend racine dans son analyse de la guerre du Vietnam, où l'objectif était de "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette perspective trouve un écho frappant dans les événements comme le Covid ou le conflit Israël-Hamas, faisant émerger des questions cruciales sur la confiance envers la politique.
L'analyse part de l'affaire des Pentagon Papers pour comprendre la relation entre le mensonge ou la tromperie et la politique. Hannah Arendt soutient que le mensonge est un outil indispensable dans la sphère politique, utilisé pour influencer l'opinion publique et justifier des actions contestables. L'exemple de la guerre du Vietnam illustre la manière dont la manipulation de l'information peut devenir une arme politique puissante. Arendt met en lumière l'objectif de cette guerre, non seulement militaire, mais aussi idéologique et psychologique - "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette notion fait signe vers la communication politique contemporaine, où la perception façonne la réalité autant que les faits eux-mêmes. Le conflit Israël-Hamas fait apparaître des similitudes avec les dynamiques identifiées par Arendt. Les médias, les discours politiques, idéologiques et les récits officiels sont des instruments qui façonnent la perception, influençant ainsi le soutien public et international. La question cruciale émerge : comment préserver la foi en la politique alors que le mensonge semble être un compagnon constant de l'action politique ? Arendt invite à une réflexion profonde sur la nature de la vérité et de la confiance dans le domaine politique. En fin de compte, son essai souligne la nécessité d'une transparence accrue et pose la question essentielle : le gouvernement a-t-il une mission d'information, et comment peut-il l'accomplir en conservant la confiance du public ? Ces questions demeurent centrales pour une démocratie digne de ce nom. https://youtu.be/CyT5jYR3LFs

La régénération de la V ème République

par Thomas Clay le 3 octobre 2023
Alors que nous fêtons les 65 ans de la Constitution de la Vème République, le Laboratoire de la République interroge Thomas Clay, agrégé de droit et professeur à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Celui-ci a participé en 2005 à la rédaction d'un projet de Constitution d'une VIème République. Il nous explique qu'à ses yeux la VIe République s'est réalisée dans les faits et en partie dans la pratique. Il souligne qu'il importe aujourd'hui de regénérer la Vème par des réformes évoquées dans cet entretien.
Le Laboratoire de la République : Vous avez eu l’occasion de participer à la rédaction d’un projet de Constitution d’une VIe République en 2005. Pouvez-vous revenir sur les raisons qui militaient alors en faveur de cette proposition ? Thomas Clay : Ce travail s’inscrivait dans la suite du livre d’Arnaud Montebourg, « La machine à trahir » (Denoël éd., 2000) qui avait parfaitement montré les limites et les insuffisances de la Ve République laquelle, en particulier, organise l’irresponsabilité politique de son chef pendant tout le temps de son mandat. Avec notamment Arnaud Montebourg, Bastien François, professeur de science politique, et d’autres, nous nous sommes pris au jeu d’élaborer une nouvelle République, et avons rédigé article par article ce qu’en serait la constitution et nous l’avons publiée (Odile Jacob éd., 2005). On s’est aperçu que le résultat était cohérent et homogène, et prenait le meilleur des constitutions précédentes, tout en essayant de gommer leurs défauts. L’objectif était aussi de transformer les modalités d’accès au pouvoir, qu’il soit la présidence de la République ou le Parlement, car il était verrouillé par les deux grandes forces politiques du pays depuis la guerre, sans aucune oxygénation. Souvenez-vous que les parlementaires cumulaient les mandats dans le temps et dans l’espace, parfois pendant des décennies, et que les candidats à l’élection présidentielle étaient choisis par d’obscurs aréopages au sein des partis politiques, parfois à trois ou quatre personnes, ce qui avait notamment comme conséquence les succession de candidatures d’une même personne jusqu’à ce qu’elle l’emporte. Bref, le constat était celui d’une démocratie malade. Le Laboratoire de la République : Quels éléments vous ont fait revenir sur l’idée même d’une VIe République pour préférer désormais le maintien de la Constitution de la Ve République ? Thomas Clay : Il y a trois raisons de nature différente qui permettent de penser désormais que, au lieu du grand soir constitutionnel, des modifications du texte actuel pourraient suffire. D’abord, notre projet reposait notamment sur le fait que le président de la République ne serait plus élu au suffrage universel direct car il aurait moins de pouvoirs, ceux-ci étaient transférés au Premier ministre, responsable devant le Parlement. Or le peuple français reste très attaché à l’élection présidentielle, et il apparaît paradoxal que, au nom d’un renouvellement démocratique, on supprime l’élection à laquelle les Français sont le plus attachés. C’est la quadrature du cercle : soit le président a peu de pouvoirs, et un scrutin au suffrage universel direct n’a pas de raison d’être, soit il a beaucoup de pouvoirs, et alors on le fait élire au suffrage universel direct, et on conserve l’architecture de la Ve République. Comme on disait à l’époque : on ne déplace pas les Français pour élire la Reine d’Angleterre. Ensuite, depuis cette époque, le mode de sélection des candidats à l’élection présidentielle a été bouleversé, notamment par l’instauration des primaires dans presque tous les partis, avec d’ailleurs des fortunes diverses. L’Assemblée nationale s’est aussi fortement renouvelée. La fin du cumul des mandats a aussi transformé la démocratie locale avec des maires pleinement à leur tâche. D’une certaine manière, l’oxygénation recherchée a déjà eu lieu. D’ailleurs, et c’est la troisième raison : l’élection d’Emmanuel Macron en 2017 a percuté la Ve République. Non seulement un homme sans parti, avec peu d’expérience, peu de troupes et à moins de 40 ans a été élu président de la République, mais il a en plus éliminé les deux principales forces politiques du pays qui étaient, selon moi, en grande partie responsables de la sclérose du système et qui ne s’en sont toujours pas remise. Or cette élection a eu lieu dans le cadre du système existant, sans le modifier, montrant ainsi sa très grande plasticité. Une constitution qui permet à la fois l’élection du Général de Gaulle et d’Emmanuel Macron montre qu’elle sait s’adapter à tous et à tout, et c’est d’ailleurs pour cela qu’elle a 65 ans. D’une certaine manière, l’élection d’Emmanuel Macron peut être considérer comme l’avènement d’une nouvelle pratique institutionnelle, forgée dans le cadre de la Ve République, mais qui l’a reconfigurée et même dépassée, et qui confine à une nouvelle république. D’ailleurs, l’élection présidentielle suivante fut du même type, et ça ne changera probablement plus. Reste à savoir si cette évolution est durable ou si, en 2027, on reviendra aux pratiques d’avant 2017. La constitution de la Ve République a ainsi trouvé en elle-même les sources de sa régénération, ce qui est très précieux. Le Laboratoire de la République : Vous avez évoqué lors d’une récente conférence du Laboratoire de la République la nécessité, entre autres, de s’intéresser au statut du Conseil Supérieur de la Magistrature, l’indépendance du parquet ou l’irresponsabilité du Président de la République… Ces évolutions peuvent-elles s’inscrire dans une évolution du corpus juridique de la Ve République ? Thomas Clay : Autant je pense que la VIe République n’est plus d’actualité, autant il me semble que la Ve République doit faire un nouvel aggiornamento. Notre démocratie est malade, et il suffit de constater l’abstention qui augmente élection après élection pour s’en rendre compte. A quel niveau d’abstention faudra-t-il parvenir pour qu’on change les choses de façon à impliquer davantage les citoyens ? Certes, les expérimentations récentes d’instauration de nouveaux formats démocratiques sont intéressantes et méritaient d’être tentées (Conventions citoyennes, Grand débat, Conseil National de la Refondation, Cahiers de doléances), mais cela ne suffit pas, et on voit se profiler avec angoisse l’arrivée de l’extrême droite dans quatre ans. Si ce funeste scénario se réalise, ce sera aussi le résultat d’une crise de nos institutions et de notre incapacité à les modifier à temps. À ce sujet, l’absence d’alternance au Sénat pendant 62 ans sur 65 ans est une anomalie démocratique qui montre que la Haute chambre est arrivée au bout de sa propre existence. Le mode d’élection des Sénateurs doit être totalement repensé. Pourquoi pas un scrutin à la proportionnelle intégrale, pour disposer une chambre des opinions, à côté de l’Assemblée nationale qui serait la chambre des décisions ? Les réformes à mener sont connues, j’en soumets quelques exemples à votre réflexion, en vrac, lesquelles ne relèvent pas toutes d’une révision constitutionnelle : réduction sensible du nombre de parlementaires, à 400 pour les députés, à 200 pour les sénateurs, pour que chacun d’entre-eux soit renforcé et plus puissant ; rendre le président de la République responsable pénalement pour les actes commis sans rapport avec ses fonctions car le privilège dont il bénéfice encore est un héritage de la monarchie qui n’a pas sa place dans une république adulte ; suppression de la Cour de justice de la République dont les dossiers récents ont montré qu’elle n’était pas adaptée, si elle ne l’a jamais été ; modification de la composition du Conseil constitutionnel qui n’est plus conforme à ses nouvelles attributions élargies, nées de la question prioritaires de constitutionnalité et en écarter les anciens présidents de la République qui n’ont rien à y faire ; transformation du ministère de la justice en ministère du droit et de la justice avec deux missions bien distinctes, celle du droit et celle de l’action ; suppression des conseils départementaux, et gagner ainsi un étage du mille-feuille administratif ; transformation du Conseil supérieur de la magistrature pour rendre la justice enfin pleinement indépendante ; modification de la justice prud’homale, aujourd’hui à l’agonie ; introduction du droit de vote des étrangers aux élections locales, etc. On voit que les sujets sont nombreux et importants et qu’il est temps de s’y atteler plutôt que de se fourvoyer dans un bricolage constitutionnel, tel que celui qui se profile pour étendre l’autonomie de la Corse. Ce n’est pas à la hauteur des enjeux du 65e anniversaire de la Ve République.

Émeutes et réseaux sociaux

par Benoît Raphaël le 25 juillet 2023
La mort de Nahel Merzouk à la suite d’un tir d'un policier lors d'un contrôle routier le 27 juin dernier a déclenché une vague d'émeutes et de violences dans les quartiers populaires. La diffusion sur les réseaux sociaux de la vidéo de l'événement a notamment entraîné une mobilisation sans précédent des communautés digitales, soulevant des interrogations sur l'impact de ces plateformes sur la paix sociale. Benoît Raphaël, journaliste, auteur et entrepreneur spécialisé dans l'intelligence artificielle, évoque pour le Laboratoire de la République cette question.
Laboratoire de la République : Quel rôle ont joué les réseaux sociaux dans les émeutes des derniers jours ? Quelle est leur part de responsabilité dans l'emballement et la libération de la violence ? Benoît Raphaël : Je pense tout d'abord qu'il faudrait reformuler la question : avant d'interroger la responsabilité des réseaux sociaux, il faudrait d'abord se questionner sur l'usage qui a été fait des réseaux sociaux par les émeutiers pour maintenir la pression. Les réseaux sociaux sont avant tout des médias, mais dont les « rédacteurs en chef » sont tout un chacun. De la même manière, on devrait aussi s'interroger sur le rôle des médias et en particulier des chaînes d'info en continu dans la mécanique de l'emballement. Plus généralement, on retrouve ce rôle des réseaux sociaux dans la plupart des phénomènes de révolte et de radicalisation. Les règles sont détournées par quelques-uns pour amplifier ou accélérer des phénomènes de violence ou de mobilisation. Sans porter de jugement sur le fond des revendications, on l'a vu lors des épisodes des gilets jaunes (via les groupes Facebook) mais aussi lors des émeutes anti-racistes pendant le mouvement #LiveBlackMatters aux États-Unis en 2020, puis lors de l'invasion du Capitole en janvier 2021 par les supporters radicalisés de Donald Trump (via les réseaux et messageries d'extrême droite). Et, plus récemment, lors des révoltes en Iran. Depuis le printemps arabe dans les années 2010-2011, le rôle des réseaux sociaux a toujours fait débat parmi les spécialistes : ils ont été utilisés pour mobiliser les foules et diffuser des informations en temps réel. Les militants utilisent les réseaux sociaux pour organiser des manifestations et coordonner leurs actions. Cependant, certains analystes estiment que le rôle des réseaux sociaux a été exagéré et que les mouvements de révolte étaient avant tout le résultat de facteurs politiques et économiques. Les réseaux sociaux sont utilisés pour diffuser des informations erronées et des rumeurs, ce qui contribue à la tension et à l'escalade de la violence. En fin de compte, le rôle des réseaux sociaux dans les mouvements de révolte dépend de nombreux facteurs, tels que le contexte politique et social, la technologie disponible et les compétences des militants. Laboratoire de la République : Le Président de la République a évoqué l’idée de limiter l'accès aux réseaux sociaux pendant des épisodes de violences urbaines. Est-ce la solution ? L'État en a-t-il les moyens ? Benoît Raphaël : Le problème avec ce genre d'approche, c'est qu'elle est similaire à celles qu'ont eues les dictatures pour réprimer leurs propres révoltes. Donc c'est une question à aborder avec beaucoup de prudence. En revanche, on pourrait tourner le problème différemment : les autorités pourraient utiliser les réseaux sociaux pour prévenir les émeutes en surveillant les conversations sur les plateformes et en identifiant les messages qui incitent à la violence. Les autorités peuvent également utiliser les réseaux sociaux pour diffuser des messages de prévention et de sensibilisation, en particulier auprès des jeunes. Les réseaux sociaux peuvent également être utilisés pour appuyer des initiatives d'appel à la raison ou pour saper des mouvements de panique ou de défiance à l'égard des autorités. Cependant, les autorités doivent être prudentes dans leur utilisation des réseaux sociaux, car une mauvaise utilisation peut contribuer à l'escalade de la violence. En fin de compte, les réseaux sociaux ne sont qu'un outil et ne peuvent pas remplacer une approche globale et coordonnée pour prévenir les émeutes. Laboratoire de la République : La diffusion de certaines vidéos sur les réseaux sociaux permet de soulever des débats structurants. En l'espèce, elle permet de porter un regard critique sur les méthodes de la police dans les banlieues. Ne faut-il pas aussi reconnaître l'intérêt démocratique des plateformes ? Benoît Raphaël : Oui, si vous vous souvenez, lors des mouvements des Gilets Jaunes, il a fallu attendre plusieurs mois avant que la question des violences policières soit abordée par les médias. Les signaux faibles étaient déjà très présents sur les réseaux sociaux. Laboratoire de la République : Plus spécifiquement, ce durcissement souhaité du cadre légal, s'il devait être acté, ne risquerait-il pas de créer une forme de jurisprudence susceptible de créer les conditions d'un élargissement progressif vers l'ensemble des mouvements citoyens, bridant ainsi la démocratie participative ? Benoît Raphaël : La tentation que peuvent avoir les autorités face à ces mouvements radicaux me fait penser à l'idée de la « Stratégie de la mouche » théorisée par Yuval Noah Harari, dans un article diffusé en 2016, suite aux attaques terroristes en France. La théorie est la suivante : comment détruire un magasin de porcelaine (la démocratie) quand vous êtes une mouche (le terroriste) et pas un éléphant (le peuple). Eh bien, vous adoptez la stratégie de la mouche. Vous tournez autour de l'éléphant jusqu'à le rendre fou et lui faire prendre des mesures destructrices pour la démocratie, comme par exemple monter les populations les unes contre les autres ou prendre des mesures anti-démocratiques. Il faut être très prudent et nuancé dans nos réponses à la radicalisation des mouvements, car c'est justement ce que cherchent à obtenir les extrémistes de tout bord : déstabiliser le système démocratique. On observe un phénomène similaire avec les fake news : 80 % des fake news sont partagées par 4 % des internautes (selon les observations de Frances Haugen, ex-Facebook, devant le Sénat français). Les fake news renforcent le pouvoir déstabilisant des personnes les plus radicalisées, mais cela ne concerne qu'une minorité, et cela ne veut pas dire que tout le monde est touché. Par ailleurs, la violence de certains mouvements ne doit pas permettre aux autorités de se déresponsabiliser en se bornant à pointer du doigt les plateformes numériques, et à faire oublier la profondeur du malaise social, qui nécessite qu'on la prenne en compte de façon globale et qui nourrit les mouvements les plus radicaux. Mort de Nahel : comment les images diffusées sur les réseaux sociaux ont changé le traitement judiciaire des violences policières (francetvinfo.fr)

Réagir aux excès de la politique du buzz dans les médias

par Jonathan Curiel le 7 juin 2023
Jonathan Curiel, est directeur général adjoint des programmes du groupe M6 en charge des magazines et documentaires et auteur notamment de "La société hystérisée"- aux éditions de l'aube. Il évoque pour le Laboratoire de la République, le recours à la politique du buzz dans les médias. Force est de constater que le débat public est menacé par le règne de l'immédiateté et une forte propension à recourir au "clash à outrance". Certains politiques utilisent "le buzz" pour exister et nombre de médias l'utilisent pour capter l'attention du public. Dans cet entretien, nous nous intéressons à ces stratégies de communication qui, trop souvent, sacrifient la nuance et le doute.
Pour exister et se faire remarquer médiatiquement, on utilise le buzz. Le doute, la nuance ou encore le consensus ne sont plus d'actualité parce qu'ils n'apportent aucune audience. Cependant, il y a une demande pour un contenu médiatique plus apaisé. Le fait de ne pas savoir est devenu inadmissible. Sur les plateaux, nous voyons des experts avec des kits à penser tout préparés. L'opinion est devenue identitaire. Lorsqu'on s'attaque à une opinion, on s'attaque à vous. Si vous n'avez pas d'opinion, on s'en prend à votre identité. Regarder l'entretien en entier sur notre chaîne Youtube : https://www.youtube.com/watch?v=dR5SkhomPkk

Le Laboratoire
de la République

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