Auteur : Erévan Rebeyrotte

Lettre d’Amérique latine (2) : la Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d’embûches

par Erévan Rebeyrotte le 18 mars 2025
Après le Mexique, la Colombie se trouve sous le regard attentif du Laboratoire, grâce à la présence de l’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, en Amérique du Sud. Ce pays, riche de son histoire et de sa culture, est souvent perçu à travers le prisme de ses luttes internes. La Colombie, démocratique et résolument attachée à ses principes républicains, a toujours été une république intacte, un contraste frappant avec des nations comme la France, où la république est parfois remise en question. Mais, malgré ses fondements solides, la Colombie a dû faire face à un défi majeur : pacifier ses différents conflits internes. La paix ici prend de multiples visages : la paix urbaine, la paix sociale, la paix internationale, et bien sûr, la paix avec un passé lourd de violence. C’est dans ce cadre que je me suis entretenu avec Yves Basset, professeur de sciences politiques à l’Université de La Riota à Bogotá, dont les paroles résonnent encore dans ma réflexion sur la pacification du pays.
Photo/droite: président Gustavo Petro /gauche: Atanas Mockus Faut-il s'habiller en « carotte » ou exhiber son « arrière-train » pour promouvoir la paix et le retour à l'ordre républicain ? Une question étonnante mais non dénuée de sens à la lumière des actions d'Atanas Mockus, ancien maire de Bogotá, ancien sénateur et candidat à la présidence. Au début du siècle, sa victoire électorale fut une surprise, et sa réélection, un véritable phénomène. Dans une capitale en proie à la violence et à l'anarchie, il introduisit la « loi des carottes », une série d'initiatives ludiques et symboliques visant à sensibiliser les citoyens à la nécessité du civisme. Des mimes en blanc, des panneaux de signalisation insolites et des gestes simples comme des pouces levés ou baissés ont transformé Bogotá, la ville où plus de 1 100 personnes mourraient chaque année sous les roues des voitures, en un modèle de pacification. En 2003, ce chiffre était descendu à moins de 600, prouvant qu'un autre chemin était possible. Mais la pacification de la Colombie ne se limite pas à des exemples isolés comme celui de Bogotá. Le pays a connu une transition nationale intéressante. Après des décennies de gouvernements de droite réfractaires à tout changement, le pays a élu en 2022 son premier président de gauche, Gustavo Petro. Ce fut un tournant majeur, non sans turbulences. L’histoire récente du pays a été marquée par des crises sociales, la répression violente des manifestations et la gestion difficile des accords de paix. La gauche au pouvoir, en dépit de ses promesses de transformation, a dû faire face à la réalité d’une majorité parlementaire insuffisante et à des réformes difficilement réalisables. Les attentes étaient élevées, notamment concernant la "paix totale", un programme ambitieux de négociation avec tous les groupes armés, anciens guérilleros et anciens paramilitaires. Pourtant, entre 2016 et 2020, plus de mille militants colombiens, écologistes, syndicalistes, et défenseurs des droits indigènes ont perdu la vie. Le pays s’enfonçait encore davantage dans un cycle de violence, malgré les promesses de pacification. Dans ce contexte, Yves Basset soulignait l'importance de ne pas voir la paix comme une simple négociation avec les groupes armés, mais comme un véritable travail de réconciliation sociale, incluant des réformes profondes sur les droits humains et la répartition des terres. En dépit des échecs de réformes, il existe des avancées notables. Le gouvernement a pu faire passer sa réforme des retraites (qui risque prochainement d’être censurée par le Conseil constitutionnel à cause de débats houleux jugés trop rapides au Congrès). Un autre exemple, la réforme agraire, clé dans les accords de paix signés avec les FARC (Forces armées révolutionnaires de Colombie), a permis de formaliser la propriété de vastes étendues de terre et de commencer à redistribuer ces biens dans un pays où la violence des inégalités foncières était une source constante de conflit. Il y a également eu des progrès significatifs dans la gestion des manifestations sociales. Alors que les gouvernements précédents de droite les réprimaient très violemment, suspectant que les guérilleros se cachaient dans les cortèges, les manifestations à partir de 2022 ont été globalement pacifiques et gérées de manière plus sereine. Concernant les FARC, après leur démobilisation, le groupe s’est transformé en un parti politique appelé "Comunes". Bien que cinq sièges au Sénat et à l’Assemblée aient été accordés, la situation politique reste fragile pour l'ex-guérilla, qui peine à s’intégrer pleinement dans le paysage politique colombien. Un autre groupe dissident, l’État-major central, continue d’être actif, et les tentatives de négociation n’ont pas donné de résultats concrets. Lors de mon séjour à Bogotá, Maria-Emilia, une militante pour les droits des femmes et des LGBTQIA+, m’a expliqué que l’intégration des anciens guérilleros dans la société colombienne reste une tâche complexe. Les femmes, maltraitées dans le cadre de leur ancienne vie de guérillères, doivent réapprendre à vivre en société. Quant aux ex-membres des FARC, beaucoup d’entre eux peinent à se reconvertir, notamment à cause des compétences acquises dans des activités illégales comme la contrebande ou le narcotrafic où ils gagnaient bien mieux leur vie. Sur le plan social, des progrès ont également été réalisés pour les minorités, notamment afro-colombiennes, même si de nombreux défis demeurent. La montée en puissance de la première vice-présidente afro-colombienne a marqué un tournant dans la reconnaissance de ces populations, mais la route reste semée d’embûches, comme l’atteste l’incident de "blackface" que j’ai vu lors du Carnaval de Barranquilla. Il reste encore beaucoup à accomplir pour déconstruire les stéréotypes, notamment racistes. Le débat sur l'histoire du pays demeure largement fermé à cause des récents déboulonnages des statues de conquistadors. La violence de cet acte, couplée à son héritage historique, n'a pas encore suffi à mobiliser la population vers des actions concrètes. Le président, dans la dernière année de son mandat, envisage de tenir des référendums afin de clarifier l'opinion publique et d'ouvrir un espace de réflexion sur ces questions. À l’international, la Colombie navigue avec prudence dans ses relations diplomatiques, notamment avec les États-Unis. Bien qu’il existe une coopération étroite entre les deux pays, particulièrement en matière de lutte contre le narcotrafic, le climat politique de la région reste instable. L'élection de Donald Trump, qui a généré des tensions sur la question des immigrés, a incité le gouvernement colombien à prendre des mesures pour protéger ses citoyens. Mais les relations restent tendues et le pays doit gérer ses alliances avec prudence. Les deux présidents ont une fâcheuse habitude à s’envoyer des « piques » par l’intermédiaire du réseau social X. Cela ne procure rien de bons dans les relations entre les deux pays notamment en septembre lorsque les Etats-Unis devront choisir de redonner un blanc-seing visant à continuer les relations pour lutter contre les narcotrafiquants. Malgré les épreuves et les échecs, la Colombie avance sur son chemin de pacification. Les promesses de réconciliation sont souvent retardées par des obstacles politiques, sociaux et économiques, mais elles ne sont pas abandonnées. Yves Basset nous rappelle que la paix en Colombie est un processus complexe et multifacette, qui nécessite la participation de tous les acteurs, à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Et tandis que le processus de pacification continue de se déployer, la Colombie se transforme lentement, avec l'espoir que, finalement, la paix soit plus qu'une simple négociation : un véritable changement social et politique. Lire la « Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump » : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/ Autres sources : Infobae El Espectador Libération

Lettre d’Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump

par Erévan Rebeyrotte le 18 février 2025
Le Laboratoire de la République saisit chaque opportunité pour enrichir sa réflexion et élargir son réseau à l’international. Profitant de la présence en Amérique latine d’un de ses chargés de mission, Erévan Rebeyrotte, l’association engage une série de rencontres avec des acteurs politiques, intellectuels et économiques du continent.
Pour cette première lettre d’Amérique latine, nous nous rendons à la ciudad de Mexico pour rencontrer Jorge Castañeda, intellectuel et homme politique mexicain de premier plan. Ancien ministre des Affaires étrangères du Mexique (2000-2003) et représentant du pays aux Nations unies, il a également enseigné dans plusieurs universités prestigieuses, dont la Universidad Nacional Autónoma de México, Princeton, New York, Cambridge et Sciences Po Paris. Figure influente de la diplomatie latino-américaine, il partage son analyse sur les relations internationales du Mexique, notamment avec les États-Unis, l’Europe et la France, dans un contexte marqué par des tensions économiques, migratoires et diplomatiques. Erévan Rebeyrotte : Avec la réélection de Donald Trump, le Mexique doit affronter des tensions commerciales accrues, notamment avec l’imposition de nouveaux droits de douane sur l’acier et l’aluminium. Comment le Mexique peut-il répondre à ces défis et préserver sa souveraineté économique et territoriale ? Jorge Castañeda : Les défis sont dangereux et difficiles à surmonter. S’il s’agissait d’un simple différend commercial, on pourrait adhérer ou non aux théories de Donald Trump. Les déséquilibres commerciaux résultent souvent de subventions. En 2024, les États-Unis et le Mexique affichent un déficit commercial de 171 milliards de dollars, une somme relativement modeste par rapport à leur produit national, mais néanmoins conséquente. Cependant, la question dépasse le cadre strictement économique. Trump utilise les droits de douane non seulement à des fins commerciales, mais aussi pour obtenir des concessions du Mexique sur des sujets tels que l’immigration, la sécurité et le trafic de drogue. Le Mexique se voit ainsi contraint de répondre aux exigences de Trump dans ces domaines. Les observateurs étrangers sont frappés par le sentiment et l’identité nationale des Mexicains, mais ils sous-estiment souvent la vulnérabilité du pays face aux États-Unis. Par exemple, environ 60 % de notre électricité provient de centrales alimentées au gaz naturel, dont 70 % est importé des États-Unis. Notre capacité de réserve est d’un jour et demi seulement, ce qui limite considérablement notre marge de manœuvre face à Trump. Toutefois, le Mexique possède quelques leviers de négociation, notamment le pouvoir de décider d’accepter ou non les déportés non nationaux. C’est une carte diplomatique, mais son utilisation est délicate. Sous le premier mandat de Trump, le gouvernement mexicain a cédé sur toute la ligne. La situation risque de se répéter avec la nouvelle administration. Il en va de même pour la Chine : une part significative des exportations mexicaines vers les États-Unis sont en réalité des produits chinois déguisés, transitant par d’autres pays ou entrant clandestinement au Mexique. Trump souhaite un contrôle renforcé de ces marchandises. Erévan Rebeyrotte : Trump a symboliquement rebaptisé le golfe du Mexique en « golfe d’Amérique », un geste interprété par certains comme une tentative d’affirmation de l’hégémonie américaine. Qu’en pensez-vous ? Jorge Castañeda : Cela n’a aucune importance. Il est inutile de se battre avec Trump sur ce genre d’absurdités. Le fleuve qui sépare les États-Unis et le Mexique porte déjà deux noms : « Rio Grande » côté américain et « Rio Bravo » côté mexicain. Ce n’est pas un sujet de contentieux. Chaque pays, comme la France, décidera librement de la manière dont il nomme le golfe. Cela ne change rien. Erévan Rebeyrotte : En réponse aux menaces commerciales de Donald Trump, l’Union européenne et le Mexique ont récemment signé un accord visant à renforcer leurs liens économiques. Pensez-vous que cet accord marque le début d’un réalignement stratégique du Mexique vers l’Europe ? Jorge Castañeda : Cet accord élargi remplace celui de 1998 en l’améliorant et en l’approfondissant. Cependant, le Mexique en a exclu le chapitre sur l’énergie, ce qui a déçu l’Europe. Il reste encore à obtenir l’approbation des 27 États membres, bien que l’accord soit déjà appliqué. Erévan Rebeyrotte : Alors que plusieurs pays d’Amérique latine traversent des crises démocratiques et connaissent des dérives autoritaires, quel rôle le Mexique peut-il jouer sous la présidence de Claudia Sheinbaum ? Le pays a-t-il encore suffisamment d’influence pour défendre la démocratie et les droits de l’homme dans la région ? Jorge Castañeda : La vraie question est de savoir si le gouvernement mexicain actuel et le précédent sont réellement des défenseurs des droits de l’homme et de la démocratie, ou s’ils y sont hostiles. Regardez les dictatures en place à Cuba, au Venezuela, au Nicaragua, et maintenant au Salvador. [Que pensez vous de Javier Milei ?] Pour l’Argentine, il est encore trop tôt pour juger Javier Milei. Il multiplie les décisions extravagantes, mais pour l’instant, la démocratie n’est pas menacée. L’économie, en revanche, est dans une situation critique. Le Mexique lui-même connaît une dérive autoritaire. Le gouvernement a supprimé l’indépendance du pouvoir judiciaire ainsi que les organismes autonomes du pays. Dans quelques mois, il supprimera même les autorités électorales qui ont joué un rôle essentiel dans l’instauration de la démocratie. Il adopte aussi une posture hostile envers les intellectuels et les médias. Dans ces conditions, le Mexique est mal placé pour donner des leçons en matière de droits de l’homme. Les gouvernements actuels et précédents ne se préoccupent pas tant de la démocratie et des droits fondamentaux que de la souveraineté nationale. Erévan Rebeyrotte : Vous avez représenté le Mexique en tant que ministre des Affaires étrangères lorsqu’il siégeait au Conseil de sécurité de l’ONU. Aujourd’hui, face aux conflits en Ukraine et au Moyen-Orient, l’ONU semble incapable d’imposer des solutions durables. L’organisation est-elle devenue un simple spectateur impuissant face aux rivalités entre grandes puissances ? Jorge Castañeda : L’ONU a toujours été un spectateur, et pas toujours puissant. Pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont souvent utilisé leur droit de veto pour servir leurs intérêts. Aujourd’hui, la rivalité oppose les États-Unis à la Chine, alliée de la Russie. La Russie joue un rôle clé dans la guerre en Ukraine, mais le véritable affrontement à long terme est entre les États-Unis et la Chine. La question essentielle est de savoir si le monde se porterait mieux sans l’ONU et d’autres institutions internationales comme l’OMC, l’OMS, l’UNESCO ou la Cour pénale internationale. Je ne le crois pas. Contrairement aux revendications du Sud global, qui réclame une réforme des institutions pour les rendre plus représentatives du nouvel ordre mondial, je pense qu’il faut améliorer et renforcer l’ordre existant. Les États-Unis, par exemple, devraient ratifier la cinquantaine d’instruments internationaux qu’ils ont toujours refusé d’adopter, comme la Cour pénale internationale, la Convention sur le droit de la mer ou la Convention sur les armes conventionnelles. Cela changerait beaucoup de choses. Mais le Sud global, lui, cherche surtout à accroître le poids de la Chine. Erévan Rebeyrotte : Quel est le lien entre le Laboratoire de la République et les enjeux communs entre la France et le Mexique ? Jorge Castañeda : Il est essentiel de réfléchir ensemble au nouvel ordre mondial. Le sommet européen du 17 février à l’Élysée a été un moment clé pour discuter des ambitions renouvelées des États-Unis, notamment sur Gaza, l’Ukraine, le Groenland, le canal de Panama, et peut-être même certaines parties du Mexique. La France joue un rôle central dans la définition d’une réponse européenne aux crises internationales. Cela inclut bien sûr l’Ukraine, mais aussi l’intelligence artificielle, avec le sommet qui s’est tenu récemment, et les accords de Paris sur le climat, que Trump va quitter dans un an. Il est crucial de s’unir et de décider d’une stratégie commune. L’essor de l’extrême droite en Europe et aux États-Unis représente une menace majeure, tout comme le régime autoritaire de gauche au Mexique. Enfin, bien que le Mexique soit plus proche des États-Unis, la France est plus perméable au wokisme mais cette idéologie arrive dans le pays. Il est donc nécessaire de bâtir un dialogue stratégique entre la France, le Mexique et les États-Unis, en excluant les trumpistes et en s’appuyant sur une alliance de citoyens engagés.

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