Extension du domaine de la guerre

par Jean-François Cervel le 7 avril 2023 Cervel
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République nous éclaire sur la situation géopolitique d'aujourd'hui. Selon lui, l’évolution des évènements internationaux au long des dernières semaines confirme l’inéluctable montée d’une logique d’affrontement entre le bloc des démocraties libérales et le bloc des régimes totalitaires.
Vladimir Poutine vient de dire clairement quels étaient ses objectifs lorsqu’il a engagé la guerre contre l’Ukraine. Par-delà les occupations territoriales, il s’agissait d’empêcher que l’Ukraine ne rejoigne le camp des démocraties libérales. Il s’agissait de défendre le camp des valeurs traditionnelles contre le camp de la décadence occidentale. Il s’agissait de réintégrer l’Ukraine dans le giron du grand Empire euro-asiatique défenseur de l’ordre traditionnel. Comme la Biélorussie, l’Ukraine devait redevenir une province de cet empire anti-libéral, de même que les Etats du Caucase et la Moldavie. L’ennemi de Vladimir Poutine, c’est l’Occident libéral. Il affirme clairement qu’il s’agit d’un affrontement global, de puissances, de systèmes et de valeurs. C’est lui qui le dit, démentant ainsi le discours des « réalistes » occidentaux essayant de trouver des excuses à la guerre engagée par le pouvoir russe contre l’Ukraine. Les actions de déstabilisation menées contre la Géorgie et la Moldavie afin de s’opposer à la volonté d’une majorité des populations de ces pays de rejoindre l’Union européenne, s’inscrivent dans le droit fil de cette volonté. La Russie a entamé une guerre complète et inexpiable contre l’Occident libéral considéré comme un ennemi global. En témoignent outre la mise en œuvre d’une guerre particulièrement destructrice, des décisions symboliques comme le retrait de la Russie du processus de Bologne en matière de diplômes d’enseignement supérieur ou la réaffirmation d’une « politique éducative patriotique ». La décision qui a été prise par Vladimir Poutine d’engager une guerre de destruction massive en Ukraine apparait donc clairement comme une décision stratégique. Le conflit sera, de ce fait, de longue durée et la Russie s’organise pour développer son économie de guerre à long terme autour des ressources énergétiques, du complexe militaro-industriel et de ses alliances internationales. Elle bénéficie pour cela, en effet, de ses relations chaque jour renforcées avec l’ensemble des régimes totalitaires qui affichent la même hostilité au système de valeurs libérales au premier rang desquelles le parti communiste chinois et le régime islamique iranien. Le parti communiste chinois vient de réaffirmer clairement son dispositif de dictature en renforçant sa mainmise sur l’ensemble de l’appareil d’Etat et sur l’ensemble du tissu économique. Dans la plus totale opacité, de nouveaux dirigeants ont été désignés par les instances du Parti et le pouvoir sans partage de Xi Jin Ping a été encore renforcé. Son discours a été aussi d’une grande limpidité. Il est violemment et intégralement anti-libéral, sur tous les plans, économique, politique, culturel, idéologique. Il veut un nouvel ordre mondial, dirigé selon les règles du système dictatorial chinois. Ce discours n’est pas nouveau puisque les dirigeants chinois l’affichent depuis longtemps mais il est réaffirmé avec la plus grande brutalité. L’Iran a rejoint cet axe russo-chinois et développe ses liens avec ses deux grands partenaires comme en témoignent les accords signés en matière économique et militaire et les déplacements des plus hauts dirigeants dans chacun de ces pays. Cet ensemble étend à très grande vitesse sa mainmise sur le reste du monde en s’appuyant sur ses états vassaux déjà existants et en faisant basculer dans son camp nombre de pays qui se voulaient non-alignés. Comme à l’époque de la guerre froide une compétition acharnée est engagée sur tous les continents entre le bloc totalitaire et le bloc occidental. Sous prétexte de « désoccidentaliser » le monde, les puissances totalitaires installent leur propre domination en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Les provocations militaires de la Corée du Nord participent de cette pression sur l’occident de même que l’aide à la nucléarisation de l’Iran. L’accord qui vient d’être signé, à Pékin, ce vendredi 10 Mars, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, sous l’égide de la Chine, témoigne de manière aveuglante de ce rapprochement entre régimes autoritaires, autour de la Chine, contre les Etats-Unis et l’occident. Mohamed ben Salman a choisi son camp, celui des régimes totalitaires. Ce n’est pas une surprise puisqu’il partage leur idéologie et qu’il avait déjà montré tout le mépris qu’il a pour les valeurs occidentales et pour les Etats-Unis. Mais c’est une alerte majeure pour les occidentaux et notamment pour les Etats-Unis alliés traditionnels des pays de la péninsule arabique puisque l’Arabie, comme la Turquie avant elle, n’hésite pas, désormais, à acheter des armes chinoises sophistiquées. La pression est donc présente partout. La France la subit, au premier chef, en Afrique mais l’Europe est en première ligne notamment tout autour de la Méditerranée et au Proche-Orient. Dans ce contexte, pouvons-nous continuer à être dans une logique sinon de coopération internationale - comme pendant toute la période dite de « mondialisation » - mais au moins de coexistence pacifique comme semble le défendre le pouvoir chinois ? Quand les pays totalitaires manifestent une telle volonté d’agression et de destruction du système libéral cela semble difficile à envisager. Peut-on faire confiance à des régimes dictatoriaux pour organiser des échanges économiques honnêtes  et, au-delà, une véritable gouvernance raisonnable du monde ? On ne peut qu’en douter. L’affrontement est donc ouvert. Il va utiliser tous les moyens et se développer dans tous les champs. On le voit clairement en matière économique où le pouvoir chinois joue des énormes investissements engagés par les entreprises occidentales sur le territoire de la Chine. On le voit en matière monétaire avec la volonté d’utiliser de moins en moins les devises occidentales et d’organiser un système de paiements propre au bloc eurasiatique. Mais le domaine essentiel sera celui des sciences et des techniques et notamment de leurs applications militaires. La compétition en ces domaines est ouverte de longue date et ne fera que s’accentuer comme le montre la course en matière d’intelligence artificielle ou dans le domaine spatial et, plus généralement, dans tout le champ des techno-sciences où la compétition pour la prééminence est acharnée. Il faudra donc redoubler d’attention pour protéger les compétences occidentales en ces domaines. Loin d’être des champs d’action collective commune, la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement seront des éléments de l’affrontement global. Cet affrontement sera de longue haleine. La seule question aujourd’hui est de savoir lequel des deux systèmes s’effritera le premier, les deux ayant des forces et des faiblesses. On voit bien que, lorsqu’elles sont en capacité de s’exprimer, les populations des pays totalitaires demandent la liberté et la démocratie comme l’ont montré les oppositions à Hong Kong, en Iran ou en Biélorussie. Mais la puissance coercitive des régimes totalitaires est telle que ces oppositions pacifiques et, par définition, inorganisées, n’ont guère de chances de faire changer les choses si elles ne sont pas soutenues par l’alliance des pays libres. D’où l’importance du soutien à l’Ukraine et à la Moldavie, aujourd’hui en première ligne de cette guerre. D’où l’importance de la défense de la liberté de choix pour Taiwan. D’où l’importance du soutien à la lutte des femmes partout où elles sont soumises à des régimes despotiques. Tout recul en ces domaines sera une victoire pour les puissances totalitaires. On sait bien qu’il faudrait sortir collectivement d’une logique de puissance pour affronter les problèmes communs à l’ensemble de l’Humanité. Mais on ne peut le faire aujourd’hui face à des régimes qui veulent imposer leur modèle totalitaire. Il faut donc continuer à défendre fermement les valeurs du système démocratique libéral face à cette organisation mondiale des pays anti-libéraux. Encore faut-il que les populations des pays occidentaux comprennent la situation d’affrontement dans laquelle nous nous trouvons et prennent la mesure des redoutables conséquences de cette situation que nous allons devoir gérer. Il est inquiétant de constater qu’aucun parti politique ne veut le dire clairement aujourd’hui, entretenant l’illusion que tout peut continuer comme avant alors que les équilibres du monde sont en train de changer sous nos yeux et à notre détriment. Ecrit le 15 mars 2023

« La littérature est la vigie et la gardienne de notre esprit critique ! »

par Mathieu Laine le 13 mars 2023 Mathieu laine
Entrepreneur, essayiste et professeur à Sciences Po, Mathieu Laine sera l’invité des Conversations Éclairées le 15 mars prochain, pour présenter son nouvel essai, La compagnie des voyants (Grasset). Il évoque aujourd’hui pour le Laboratoire de la République le rôle qu’il assigne à la littérature et aux grands écrivains en démocratie.
Le Laboratoire de la République : Dans un monde où renaissent les idéologies, la littérature a-t-elle encore une place ? Si oui, laquelle ? Mathieu Laine : La place de la littérature est d’autant plus essentielle dans nos sociétés que les idéologies non seulement renaissent mais se radicalisent. L’idéologie n’est pas néfaste en soi. Le primat d’une idée, d’un bouquet de valeurs donne son plein sens au combat politique. Il n’y a rien de pire qu’une politique déracinée prétendant à l’absolu pragmatisme technocratique et clinique, qui est une idéologie refusant de se donner un nom et un mal se prenant pour son remède. La floraison du Laboratoire de la République prend racine dans une terre républicaine, son Manifeste invitant à transformer ce creuset en action par la répétition d’un puissant « Nous devons ». Le risque véritable des idéologies contemporaines, de ces constructivismes de la déconstruction et des néo-communautarismes actuels, c’est qu’ils prétendent exercer une domination hégémonique dans notre rapport au monde, aspirant au fond à éteindre la lumière et toute forme de débat, de confrontation sereine des idées contraires. Cette prétention à l’exclusivité intellectuelle devient d’autant plus nocive lorsqu’une idéologie se construit ou s’érige en opposition à d’autres : les positions se figent, les esprits se ferment et nous ne parvenons plus à comprendre ou à dialoguer avec le camp d’en face. Face à ce danger viscéral pour la démocratie et ses piliers essentiels que l’on croyait, non sans naïveté, définitivement acquis sur nos terres, la littérature offre un précieux remède. Elle ouvre les portes et les fenêtres de l’esprit humain en nous plongeant dans D’autres vies que la mienne, pour reprendre le si beau titre d’Emmanuel Carrère. Elle nous vaccine contre la tentation du simplisme, des effets de bulle et de l’enfermement idéologique. Car l’ouverture à l’autre, la rencontre avec l’altérité sont inscrites dans son code génétique. C’est la nature même de la littérature de nous donner de vivre les émotions des personnages et de les transformer, par sédimentation en nous, en recul, en compréhension, en maturité humaniste. Pour citer Maurice Blanchot, « L’expérience de la littérature est l’épreuve même de la dispersion, elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité ».  Justine Augier résume également à merveille le rôle des lettres face aux revendications idéologiques : « Quoi qu’elle ait à raconter, quelle que soit sa forme, la littérature défait ce qui enferme »;la littérature « fait vivre la pluralité en chacun, donne vie en soi à d’autres regards sur le monde ». La littérature est la vigie et la gardienne de notre esprit critique. Elle s’avère d’autant plus précieuse lorsque celui-ci est menacé par le discours à œillères des faux prophètes. Un roman à la main, « nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » écrit Marcel Proust dans Le temps retrouvé. C’est grâce à elle que Kamel Daoud s’est arraché à l’islamiste radical qui ne supporte que la lecture d’un seul livre. C’est aussi elle qui a permis à Michel Schneider de se sortir du Maoïsme, la lecture de La Recherche lui ayant parue incompatible avec l’idéologie totalisante qu’il récitait comme on le fait d’un catéchisme. Le Laboratoire de la République : Vous citez régulièrement la phrase de Roland Barthes : « La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer. » L’émancipation ne passe-t-elle pas aussi par la littérature de combat, en prise directe avec la réalité sociale ou politique, d’Annie Ernaux à Virginie Despentes que vous évoquez d’ailleurs dans La compagnie des voyants ? Mathieu Laine : La littérature est une arme plus puissante qu’il n’y paraît. Voilà pourquoi les dictateurs veulent toujours écrire un livre et l’imposer à tous tout en ayant horreur des romanciers et de leurs romans. Bien entendu, la littérature de combat, ou littérature engagée, est essentielle pour permettre aux sociétés humaines d’évoluer vers davantage de liberté et de fraternité. Le combat de la littérature réside précisément dans le choix d’opter pour les mots plutôt que les fusils : l’engagement n’implique pas nécessairement la violence, bien au contraire. Virginie Despentes a mille fois raison lorsqu’elle écrit Vernon Subutex et nous fait découvrir les vicissitudes d’autres vies que la nôtre tout en nous mettant en garde contre la tentation de la haine (« C’est vivifiant, la haine. Il n’y a qu’à aller sur Twitter pour comprendre que tout le monde en a envie ») et ô combien tort lorsqu’elle défend, dans un élan abjecte, les terroristes ayant perpétré les attentats de janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. A ce sujet, je suis fidèle à la vision du Contre Sainte-Beuve de Proust : peu importe l’auteur, sa vie et sa pensée, seule l’œuvre m’intéresse et c’est pourquoi cette trilogie à toute sa place dans ma Compagnie des voyants. « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » affirmait déjà André Gide. La puissance subversive de la littérature, cette puissance explosive dans Mario Vargas Llosa parle si bien, réside dans sa capacité à interroger la validité, la pérennité et la légitimité de nos modèles sociaux, politiques, économiques ou intellectuels. Écrire, mais aussi lire et relire (mon livre invite aussi à relire !), c’est refuser de se contenter du monde tel qu’il est. En ce sens, la littérature offre bien un chemin d’émancipation.  Le Laboratoire de la République : Il y a quelques mois, des propos tenus par Michel Houellebecq dans la revue Front Populaire ont soulevé de nombreuses critiques. Les grands écrivains sont-ils toujours de bon conseil ?  Mathieu Laine : Si la littérature cultive l’esprit critique, c’est aussi et parfois surtout pour que nous puissions en faire preuve face aux grands écrivains eux-mêmes. Le cas Céline illustre assez l’ambivalence du génie littéraire : on ne lit pas Voyage au bout de la nuit et Bagatelles pour un massacre (l’un des trois pamphlets céliniens, à vomir d’antisémitisme et de haine) de la même manière. On en revient, comme je l’évoquais à l’instant, à la distinction essentielle formulée par Marcel Proust dans son Contre Sainte-Beuve : l’homme n’est pas l’œuvre, l’œuvre n’est pas l’homme. Le critique littéraire Sainte-Beuve affirmait que l’œuvre d’un écrivain constituait le reflet de sa vie. Proust refuse l’équation et sépare la production intellectuelle ou artistique des événements biographiques : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ». Certes, « on ne donne rien si libéralement que ses conseils » nous avertit François de La Rochefoucauld dans ses Maximes. Il faut toujours se méfier de ceux qui ont la prétention d’avoir toujours raison. Camus nous avait prévenu et je préfèrerai toujours la nuance humaniste enracinée sur des valeurs fortes à la radicalité qui encapsule et, à la fin, qui exclut ou pire encore. Le Laboratoire de la République : L’œuvre de Roald Dahl, jugée trop « offensante », a été récemment réécrite par la maison d’édition Puffin Books, ce qui a provoqué une vive polémique. Comment résister aux dérives de la cancel culture ? Mathieu Laine : La réécriture de l’œuvre de Roald Dahl est d’autant plus préoccupante que l’auteur n’est plus là pour donner son point de vue sur ces changements : l’histoire de la littérature est pleine de ces travaux de réagencement, de suppression ou de modification, mais ils sont traditionnellement l’apanage de l’auteur ! Ou du censeur, dans les pays désertés par la tradition républicaine et la liberté d’expression. Il est proprement scandaleux qu’une maison d’édition ait pu se prêter à un tel exercice sans l’accord de l’écrivain. L’inquiétude face à la montée de la cancel culture tient au fait que cette censure existe désormais au sein même des démocraties : la Grande-Bretagne, comme le montre l’exemple de Roald Dahl, mais aussi les États-Unis, ce dont témoignait déjà Philip Roth en 2000 (!) avec La Tache, où Coleman Silk, professeur d’université, est injustement renvoyé  au prétexte qu’il aurait employé un qualificatif raciste pour désigner deux élèves absents  de son cours : « « Raciste », il avait suffi de prononcer le mot avec une autorité officielle pour que ses alliés prennent leurs jambes à leur cou jusqu’au dernier »… Le roman de Roth illustre particulièrement bien les dangers du moralisme hypocrite et la dérive fascisante de la culture woke, qui refuse ce qu’est la science comme le débat démocratique, à savoir la confrontation sereine, apaisée et libre des idées contraires, et tente de réécrire non seulement les œuvres littéraires, mais aussi l’Histoire pour faire triompher une vision biaisée du monde. Pour lutter contre cette radicalisation de la bien-pensance, il conviendrait d’abord de respecter, de sanctuariser l’héritage culturel qui est le nôtre, y compris pour le critiquer. Ce travail de préservation et de mémoire est prégnant chez Toni Morrison, par exemple : elle se confronte ouvertement au passé traumatique des Afro-Américains dans son roman Beloved, dont la dédicace (« Soixante millions et davantage ») rend hommage aux victimes de la traite négrière, sans pour autant sombrer dans l’injonction à réécrire ou à exclure. Il serait également intéressant que les détracteurs de certains ouvrages proposent à leur tour une production intellectuelle ou artistique en accord avec leur vision du monde. Plutôt que de réécrire l’ancien, pourquoi ne pas commencer par écrire le nouveau ? Il est plus facile de s’armer d’un correcteur orthographique moralisateur pour piétiner le legs d’un auteur que de faire œuvre soi-même. Si l’on entend défendre la liberté autant que la responsabilité, c’est pourtant le seul chemin moralement acceptable. Romans « républicains » de la sélection Mathieu Laine : "La littérature est l'alliée de l'esprit critique" - Laboratoire de la République (lelaboratoiredelarepublique.fr) Si l’on entend par « républicain » une tradition politique alliant l’héritage intellectuel des Lumières, la laïcité, la justice sociale, la délibération démocratique et la défense du progrès, voici quelques livres de La Compagnie des voyants qui me semblent correspondre à l’adjectif, même s’ils le sont tous, à mon sens. Lady L., Romain Gary : dénonciation magnifiquement incarnée du terrorisme intellectuel et politique, de l’idéologie destructrice ; refus de céder au pouvoir magnétique d’un leader charismatique, Armand Denis, qui dicte à ses acolytes leurs opinions comme leurs comportements. Le roman de Gary nous met en garde contre la dictature de l’émotion – passion amoureuse, orgueil démesuré ou bons sentiments aveugles : ainsi, Lady L. considère les anarchistes comme « des rêveurs d’absolu qui prennent leur noblesse et l’exquise qualité de leurs sentiments humanitaires pour une doctrine sociologique ». Lord Glendale avertit Lady L. avant même qu’elle ne prenne conscience de son aliénation intellectuelle : « Vous êtes tous les deux des passionnés, vous ignorez entièrement les latitudes tempérées, les seules où le bonheur humain se manifeste parfois avec quelque chance de durer » ; ces « latitudes tempérées » ne sont-elles pas précisément celles défendues par le projet républicain ?   Sa Majesté des mouches, William Golding: Ralph le démocrate contre Jack le démagogue. La conque, symbole de la libre-parole et du débat démocratique, joue un rôle fédérateur essentiel. Tant qu’un enfant la tient dans ses mains, il a le droit de s’exprimer, d’interroger les choix du groupe et de proposer d’autres modèles à ses congénères. Sur l’île des enfants perdus, le coquillage représente littéralement la res publica, qui fait de l’organisation sociale une « chose publique ». Les Démons, Fiodor Dostoïevski : le roman de Dostoïevski offre précisément le négatif du projet républicain. Bien que la Russie soit encore un empire en 1873, l’auteur nous met en garde contre « l’un des maux les plus dangereux de notre civilisation actuelle », à savoir l’extrémisme idéologique. A la fois pamphlet politique et drame métaphysique, Les Démons nous invitent à nous défier de tout projet réformateur qui repose sur une doctrine simpliste, une appropriation du pouvoir et la violence arbitraire. La Ferme des animaux, George Orwell: là encore, Orwell nous présente moins la république idéale que son dévoiement funeste. L’hypocrisie des cochons, qui n’hésitent pas à affirmer que « Tous les animaux sont égaux » avant de préciser que « certains le sont plus que d’autres », réduit progressivement à néant la liberté que les animaux de la ferme pensaient conquérir en chassant les humains. Avant de faire la révolution, choisissons attentivement ceux qui vont succéder aux dirigeants en place, nous dit Orwell, qui nous rappelle également l’importance du débat démocratique.  Le tyran n’est pas le seul à saborder la république des animaux ; les moutons, qui bêlent à l’unisson, ne laissent aucune place aux protestations des autres membres de la communauté : « certains animaux auraient peut-être bien protesté, si à cet instant les moutons n’avaient entonné leurs bêlements habituels » ; ils « mirent fin à la discussion », « ruinant toute chance de discussion ». Quant au cheval Malabar, il y croit, il se donne, et il finit chez l’équarisseur : sublime invitation aux croyants et aux idiots utiles de se défier des promesses de Grands soirs.  Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis : pour la croyance indéfectible en la puissance du progrès. A la croisée de la fable et du manuel d’histoire, Pourquoi j’ai mangé mon père reflète avec humour l’éternel débat qui agite nos sociétés, entre conservatisme et progrès, entre repli et ouverture. « Back to the trees! » ; « Remontons dans nos arbres et n’en bougeons plus ! » prône l’oncle Vania, effaré par l’ambition de son frère Edouard, qui ne cesse de réfléchir aux manières d’améliorer la vie quotidienne des pithécanthropes. « On peut avancer ou reculer (…) rester sur place est impossible » : aller de l’avant en privilégiant l’inventivité et l’innovation à la défiance ou à la crispation identitaire, voilà justement le projet d’Edouard, républicain avant l’heure à maints égards.

Réconcilions-nous !

par Gérard Mermet le 8 mars 2023
Gérard Mermet, sociologue et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque le conflit sur la réforme des retraites avec un mot d'ordre : "Réconcilions-nous !"
Le conflit en cours sur la réforme des retraites est une nouvelle illustration du mal qui ronge la France depuis des décennies, et s’aggrave à l’occasion des crises en cours. Au point de rendre de plus en plus crédible le scénario d’un déclin du pays et de son image à l’extérieur. Nous assistons en effet au divorce entre les principales composantes de notre société, qui n’est pas seulement contemporaine, mais aussi « mécontemporaine ». Ce divorce est le résultat de notre incapacité à nous écouter, à comprendre le point de vue des « autres », en ayant à l’esprit que ceux qui pensent différemment de nous n’ont pas forcément tort, que leurs arguments sont pour la plupart recevables et ne peuvent être ignorés. Il est urgent de réduire les fractures existantes plutôt que les élargir sans cesse, au risque qu’elles engendrent une véritable guerre civile. Cela implique de nous réconcilier plutôt que de provoquer des épreuves de force dont le pays sortira de plus en plus affaibli. Le « ressenti » des opposants à la réforme La première condition de cette réconciliation est de faire preuve, dans les deux camps, d’empathie. Ainsi, ceux (actuellement minoritaires) qui soutiennent la réforme proposée par le gouvernement ne pourront comprendre les raisons de ceux qui la rejettent que s’ils font preuve d’empathie à leur égard. La liste de leurs raisons n’est d’ailleurs pas difficile à établir : . Un malaise social palpable, conséquence des frustrations accumulées depuis plus de vingt ans au fil de crises à répétition, de promesses non tenues par le « modèle républicain », d’un sentiment de manque de reconnaissance, voire d’abandon. Des frustrations transformées en colère par les dysfonctionnements apparents dans de nombreux secteurs (éducation, santé, logement, agriculture, transports, vie politique…), qui s’ajoutent aux craintes concernant l’inflation, le pouvoir d’achat, la guerre en Ukraine... . La peur de l’avenir, renforcée par les menaces climatiques, géopolitiques, économiques, sociales, sanitaires, sécuritaires… Autant d’inquiétudes et d’incertitudes qui expliquent l’absence de perspectives d’amélioration chez les plus vulnérables, et leur sensation de déclassement.  . La dévalorisation du travail en tant que moyen d’accomplissement individuel et de contribution à la prospérité collective. Et son corollaire, la volonté de « profiter de la vie » en privilégiant la famille et les loisirs. . La défiance généralisée envers l’État, les partis politiques, les institutions, les entreprises, les patrons, les riches, les médias… . Les maladresses des décideurs (gouvernants, chefs de partis, grands patrons…), qui alimentent la sensation d’arrogance souvent exprimée par la « France d’en bas » et, de plus en plus, par celle du « milieu » qui craint de la rejoindre. Elles fournissent des arguments de poids à leurs opposants, qui n’hésitent pas à les utiliser à leur profit On remarquera que la plupart de ces raisons sont de l’ordre du qualitatif, du « ressenti ». Certaines peuvent être démenties par des faits et des chiffres. Ainsi, le pouvoir d’achat des Français s’est globalement accru (en moyenne) depuis des décennies ; les actifs travaillent chez nous moins qu’ailleurs au cours de leur vie ; l’État dépense énormément pour amortir les crises (voir notamment celle du Covid, et les multiples « boucliers tarifaires » mis en place depuis). On pourra aussi dénoncer chez les objecteurs de réforme la préférence pour l’affrontement plutôt que la discussion, le culte de l’exception nationale, le goût du confort prononcé de la population, sa résistance au changement, etc. Il reste que ces attitudes et comportements sont constitutifs de la culture nationale. On ne peut les ignorer. La recherche du « réel » des partisans L’empathie recommandée aux tenants de la réforme des retraites (ou de tout autre projet de réforme) doit aussi, bien sûr, s’appliquer à ceux qui la rejettent. Plus encore à ceux qui désirent « bloquer le pays » ou même « mettre à genoux l’économie ». Ce dernier objectif peut d’ailleurs sembler indécent dans un pays où les dépenses sociales constituent un record parmi les pays de l’OCDE (32% du PIB). Comme les partisans de la réforme, les opposants devraient faire abstraction de leurs prismes idéologiques, s’ils veulent écouter et comprendre les arguments de leurs « adversaires » (qui peut encore sérieusement, dans le contexte de cette réforme, parler de « partenaires sociaux » ?). D’autant que les arguments des partisans sont de nature rationnelle, traduisibles en chiffres difficiles à nier : . L’allongement de la durée de vie. A leur naissance (en 2002), les femmes ont aujourd’hui l’espoir de vivre en moyenne 85,2 ans, contre 78, 5 ans en 1981, année précédant celle du recul de l’âge de la retraite à 60 ans (données INSEE). Les hommes ont une espérance plus réduite (les inégalités justement dénoncées entre les sexes ne vont pas toutes dans le même sens…) : 79,3 ans contre 70,4 ans en 1980. En à peine plus de quatre décennies, le gain a donc été de 6,7 ans pour les femmes et de 8,9 ans pour les hommes (un rattrapage partiel). Des chiffres pourtant minorés par la baisse enregistrée lors de l’épidémie de Covid en 2019. A l’âge de 60 ans, l’espérance de vie moyenne est passée en ces quatre décennies de 22,3 ans à 27,5 ans pour les femmes, et de 17,3 à 23,1 ans pour les hommes. Le gain à cet âge est donc encore de 5,2 ans pour les femmes et de 5,8 ans pour les hommes. Cela signifie que la durée moyenne de la retraite pour les femmes partant à l’âge légal est passée de 17,3 ans (60+22,3- 65) en 1980 à 25,5 ans (60+27,5-62) en 2022, soit un gain de 8,2 ans. Celle des hommes est passée dans le même temps de 15,3 ans (60+17,3-65) à 21,3 ans (60+23,1-62) en 2022, soit un gain de 6,0 ans. Il serait encore respectivement de 6,2 ans et 4,0 ans avec le passage de l’âge légal à 64 ans . La diminution du ratio de dépendance démographique (actifs cotisants/retraités) : 1,4 en 2022 contre 2,6 en 1981, soit une baisse de 46%. C'est-à-dire une hausse de 86% du montant individuel des cotisations si l’on veut maintenir le même équilibre des caisses de retraite, toutes choses égales par ailleurs. . Les scénarios du COR (Conseil national des retraites, indépendant). Ils prévoient un déficit des caisses de 12 à 20 milliards d’euros en 2032 si rien n’est fait. . La situation économique préoccupante de la France, que l’on peut résumer en « 3D » : dépenses publiques records (57% du PIB), déficits croissants (154 milliards prévus en 2023pour le seul commerce extérieur), dette nationale insoutenable (3 000 milliards atteints début 2023, soit 113% du PIB, 60 milliards au cours de l’année pour les seuls intérêts de la dette, avec un taux d’emprunt encore relativement avantageux. Ces chiffres, qui donnent le tournis, ne peuvent être ignorés par ceux qui souhaitent le statu quo en général et détestent l’idée que l’on doive travailler plus longtemps si l’on veut éviter de s’éloigner davantage des principaux pays développés, dont la plupart ont porté l’âge légal à 67 ans. Cela mérite pour le moins qu’on en discute de façon objective et constructive. Ce n’est pas le cas aujourd’hui. Ce ne le fut pas non plus lors des précédentes tentatives d’adaptation du système, en 2003 (François Fillon), 2010 (Éric Woerth), 2013 (Marisol Touraine) ou 2020 (Édouard Philippe), même si certains changements ont pu être mis en place. Les millésimes se terminant par 3 ou 0 sont des accélérateurs de tensions sociales. Gare à 2023 ! La nécessité du compromis Chacun pourra, s’il en ressent l’impérieux besoin, se situer entre ces points de vue apparemment contradictoires sur l’évolution souhaitable de l’âge de la retraite. L’essentiel est que chacun entende celui de l’ « autre », fasse l’effort de le comprendre et de l’intégrer à sa propre réflexion. Car les arguments avancés par les uns et les autres sont, pour la plupart, recevables. La différence est qu’ils ne procèdent pas de la même démarche. Ceux des opposants à la retraite, et plus généralement aux réformes (un mot que l’on devrait avantageusement remplacer par adaptations) sont d’ordre « qualitatif ». Comme indiqué plus haut, ils sont souvent dictés par le « ressenti », lequel se traduit malheureusement de plus en plus en « ressentiment ». Ceux des réformistes apparaissent plus « rationnels » et « quantitatifs ». Mais la rationalité des chiffres utilisés par les partisans de la réforme ne suffisent pas à disqualifier ses opposants. Leur « ressenti » est en effet pour eux le « réel », tel qu’ils le vivent dans leur quotidien et l’expriment dans leurs mots. La raison ne saurait d’ailleurs systématiquement prévaloir sur l’émotion ; c’est au contraire cette dernière qui prime dans les médias, qui participent largement à créer l’opinion publique. Chaque être humain est en effet constitué de ces deux dimensions, complémentaires. Les deux hémisphères de notre cerveau nous sont nécessaires (même s’ils ne sont pas « spécialisés », l’un dans la raison, l’autre dans l’émotion). L’ignorer est être hémiplégique, incapable de comprendre l’autre et d’agir avec lui au service de l’intérêt général. C’est d’ailleurs pourquoi la grille de lecture « droite-gauche » me paraît totalement obsolète. S’en débarrasser (tout en conservant sa propre sensibilité, résultante de son histoire personnelle) permettrait d’être davantage ouvert aux autres opinions. Cela réduirait ainsi les « biais de confirmation », qui consistent à rechercher et à retenir essentiellement les arguments qui vont dans le sens que l’on souhaite et rendent toute objectivité impossible. Cela permettrait surtout de trouver des compromis. Un mot peu usité et apprécié dans notre pays, pourtant très honorable et souhaitable dans le contexte actuel. Être à la fois convaincu et responsable Deux logiques se confrontent, par construction, dans les conflits sociaux. Ou plutôt deux « éthiques », comme l’avait très bien théorisé le sociologue Max Weber (dans un ouvrage posthume publié en 1919 : Politik als Beruf) : celle de la conviction et celle de la responsabilité. La première consiste à agir en fonction de ses propres valeurs, dans le but de servir avant tout sa cause, sans trop se préoccuper des conséquences. La seconde cherche au contraire à prendre en compte les effets de ses actes dans tout l’espace social, et sur le long terme. Weber illustrait son propos en affirmant que l’éthique de conviction était propre aux syndicats, sous-entendant ainsi qu’ils n’étaient pas vraiment « responsables ». Les syndicalistes ne sont sans doute pas d’accord et cela d’ailleurs se discute. Deux préalables à la recherche et à l’obtention de compromis me paraissent en tout cas nécessaires. Le premier est que l’on ne devrait se déclarer « convaincu » qu’après avoir entendu avec la plus grande attention les arguments des autres parties, et examiné de façon très critique ceux que l’on va présenter. Cela implique un effort réel d’objectivité et interdit les « biais de confirmation » évoqués plus haut. La seconde préconisation est qu’il est nécessaire, aujourd’hui plus encore qu’hier, d’être responsable au sens de Weber. C'est-à-dire de se donner comme objectif final d’améliorer le bien-être collectif (pas seulement celui de ses mandants), et ceci de façon durable. Il s’agit donc d’être à la fois convaincu et responsable. Cela implique plusieurs changements de fond dans les comportements de chaque interlocuteur : . Modifier ses attitudes, dans le sens des valeurs dites « post-modernes » : respect, écoute, modestie, tolérance, bienveillance, empathie, solidarité… . Questionner ses habitudes, en se demandant si elles sont bien adaptées aux attitudes souhaitées. . Remettre en question ses certitudes, en considérant qu’elles sont susceptibles de changer si le contexte évolue. . Accroître sans cesse ses aptitudes à comprendre, discuter, aller vers des compromis. J’ajouterai une cinquième recommandation aux quatre précédentes : prendre un peu d’altitudepour mieux évaluer les situations, relativiser les différences, éviter d’aller à l’épreuve de force, qui conduit généralement au blocage. A son terme, il y a toujours au moins un perdant, souvent deux, et cela engendre des frustrations qui ne faciliteront pas les discussions futures. Bonne volonté, bonne foi et bon sens Compte tenu du nombre et de l’ampleur des défis que nous allons devoir relever, la solution ne peut être de « convertir » les autres, moins encore de vouloir les « mettre à genoux ». Elle ne saurait être non plus de les mépriser et de leur imposer des solutions sans en discuter sereinement. Les postures, l’aveuglement et la surdité ne sont pas la bonne méthode. Plutôt que de chercher à terrasser un « adversaire », mieux vaut le transformer en partenaire. Et faire des efforts et concessions pour trouver avec lui des arrangements, compromis, pactes. Pour eux et pour les générations à venir, les Français doivent se réconcilier. Cela implique que les partenaires soient des individus-citoyens de bonne volonté, de bonne foi et de bon sens. La collectivité en sortira gagnante.

Sommes-nous en guerre ?

par Jean-François Cervel le 30 janvier 2023 Cervel
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République se pose la question : sommes-nous en guerre ? La réponse à cette question est manifestement oui. Le savons-nous ? Les opinions publiques des pays occidentaux en général et de la France en particulier en ont-elles conscience ? La réponse est manifestement non.
Comment expliquer cette distorsion et comment qualifier la situation étrange dans laquelle nous sommes, de ce fait, placés ? Que nous soyons en guerre est une évidence que seuls ceux qui ne veulent pas voir peuvent nier. Depuis des décennies, nous essayons de contrer les assauts de l’islamisme radical. Cette mouvance, soutenue par un certain nombre de grands états, a frappé et continue à frapper un peu partout dans le monde et dirige prioritairement ses actions contre les pays occidentaux. C’est une vraie guerre idéologique portée tant par des musulmans sunnites que par des musulmans chiites qui veulent imposer la loi islamique. Elle s’est concrétisée par de multiples conflits ouverts qui ont déstabilisé de nombreux pays de l’ensemble de l’arc arabo-islamique au long des dernières décennies. La situation en Afghanistan, en Iran, en Irak, en Syrie, au Liban, dans les pays du Sahel, comme les attentats dans nos pays montrent que cette guerre-là se poursuit et qu’elle est toujours largement entretenue. Dans le même temps, nous sommes en guerre larvée depuis des années. Cette guerre dissimulée c’est d’abord la guerre cyber qui est menée par des armées de hackers abrités, manipulés, dirigés, par des pays totalitaires pour déstabiliser nos institutions les plus diverses par des virus informatiques destructeurs, des demandes de rançons n’épargnant rien et ciblant tout particulièrement les hôpitaux, et par la diffusion de fausses informations et de propagande systématique destinées à manipuler les opinions publiques et à fausser le fonctionnement démocratique. La Russie, la Chine, la Corée du nord, dirigent ces groupes de pirates du net y compris pour alimenter leurs finances en devises. Cette cyberguerre accompagne le pillage ancien des ressources scientifiques et technologiques organisé par de multiples canaux et notamment par l’envoi d’étudiants dans les universités occidentales et par l’espionnage industriel dans toutes les entreprises travaillant avec la Chine et, a fortiori, y étant implantées. Les Etats-Unis ont été visés au premier chef par des vagues d’étudiants chinois venant s’inscrire dans toutes les disciplines scientifiques et techniques, notamment en Californie. Le rapatriement de nombre d’entre eux a été ensuite efficacement organisé par le gouvernement chinois grâce à des mesures financières très incitatives. C’est en partie grâce à cela que la Chine a pu rattraper le retard qu’elle avait accumulé en ces domaines après les délires maoïstes. Cette guerre souterraine se poursuit aujourd’hui par de multiples canaux. Mais l’affrontement prend désormais une autre dimension. Il ne se dissimule plus. Il est désormais affiché au grand jour. Les dirigeants des grands pays totalitaires, Chine et Russie en tête, affirment en clair qu’ils veulent défier les pays occidentaux et installer un nouvel ordre du monde qui fasse disparaître le modèle social-libéral qui caractérise l’occident et leur permette d’assoir leur prépondérance dans les années qui viennent. Cette logique d’affrontement est clairement revendiquée dans les textes émanant des dirigeants de ces pays. Elle se manifeste par une implantation accélérée dans toutes les régions du monde et par l’utilisation de tous les moyens technologiques, économiques et financiers permettant de pénétrer nos sociétés et d’organiser, notamment, toutes les manipulations de l’opinion publique. Elle se manifeste par une alliance affirmée de tous les dirigeants totalitaires, autour de la Russie et de la Chine, ceux des pays satellites de la Russie ( Biélorussie ) et de la Chine ( Corée du Nord ) comme ceux des pays du monde arabo-islamique pourvoyeurs des réseaux terroristes. L’accueil fastueux réservé par le roi d’Arabie Saoudite et son fils, successeur désigné, à Xi Jin Ping lors de sa visite officielle (décembre 2022) en est un témoignage flagrant quand on se souvient du mépris avec lequel le président américain avait été traité lors de son voyage à Ryad. Ces pays utilisent tous les moyens considérables dont ils disposent pour affirmer leur puissance et se moquent bien de la défense des valeurs de liberté et de démocratie. Cette logique d’affrontement se manifeste désormais par des menaces militaires clairement exprimées. Ce sont les dirigeants russes qui affirment que la troisième guerre mondiale a commencé. Ils n’ont pas hésité à engager une guerre « de haute intensité » pour essayer d’empêcher que l’Ukraine ne devienne une démocratie libérale. Ils n’hésitent pas à détruire systématiquement toutes les infrastructures et les villes de ce pays et terrorisent ses habitants. Ils menacent d’utiliser des armes de destruction massives chaque jour plus sophistiquées contre les pays occidentaux sous prétexte d’une agression contre leur pays alors que personne n’a jamais envisagé d’attaquer la Russie et que l’OTAN - eût-elle été assez stupide pour le vouloir – aurait été bien incapable de mettre en œuvre une telle opération ! Cette réalité de la guerre engagée par l’alliance des puissances totalitaires contre l’occident a pour conséquence un bouleversement économique de grande ampleur et une relance accélérée et, hier encore, inimaginable, de l’effort de réarmement que les pays occidentaux et notamment la France ont dû entreprendre en urgence. La guerre et ses conséquences sont donc présentes partout autour de nous et contre nous et elles modifient déjà profondément la situation de la France et de l’Europe. Et pourtant, malgré toutes ces manifestations indiscutables d’une montée accélérée de la conflictualité, l’opinion publique semble ne pas avoir pris conscience de la gravité des évènements qui sont en cours et de la guerre qui est engagée. Pendant ce temps, en effet, les français, plus que les autres citoyens occidentaux sans doute, continuent à revendiquer des droits sociaux nouveaux et des avancées sociétales. Ils demandent que l’Etat-Providence intervienne plus que jamais dans de multiples champs et répartisse une richesse qu’ils rechignent à produire. Ils demandent à réduire encore leur temps de travail professionnel alors qu’il ne représente plus guère que 10% de leur temps de vie ( environ 70000 heures sur 700000 ! ). Certains proposent même de détruire les entreprises et les entrepreneurs qui produisent cette richesse qui permet d’assurer ensuite la répartition et de multiplier les droits et les libertés. Ils demandent que l’Etat finance toujours de nouvelles politiques alors qu’il est déjà structurellement en déficit et que la dette et sa charge s’accroissent tous les jours. Ils ne mesurent pas que l’effort de guerre va exiger des moyens et une mobilisation considérables qu’il va falloir financer. Pourquoi une telle distorsion ? Parce que l’opinion n’a pas conscience de la réalité du conflit qui est engagé. La guerre militaire est loin, à l’Est de l’Europe ou sur d’autres continents, malgré les images quotidiennes des violences qu’elle entraîne et auxquelles on finit par s’accoutumer. Parce que nous avons connu une « guerre froide » pendant près de quarante- cinq ans, entre 1945 et 1989, sans que cela n’entame la croissance et l’enrichissement, bien au contraire, puisque c’est pendant cette période qu’est née la société de l’abondance et de la consommation. Mais surtout parce que les économies occidentales sont tellement intriquées avec celles des pays totalitaires et notamment celle de la Chine que le conflit paraît inimaginable. Comment pourrait-on faire la guerre à un pays avec lequel on a d’énormes échanges commerciaux, échanges de personnes, de produits, de services, de technologies, de flux financiers considérables ? Et effectivement on ne peut que se poser cette question. Comment cela peut-il être possible ? Cette situation relève d’une totale ambiguïté. Elle relève de la poursuite de la période précédente où les échanges se sont développés à très grande vitesse parce que tous les partenaires en tiraient profit et avec l’idée sous-jacente que « le doux commerce » allait entraîner inéluctablement l’apaisement des conflits politiques, stratégiques, idéologiques – et, a fortiori, militaires - en multipliant les liens entre les pays même de cultures et d’idéologies opposées. C’était une erreur stratégique. Les occidentaux n'ont pas vu que les pays qui ont largement bénéficié de la croissance économique générée par cette période de mondialisation ne changeaient en aucune manière leur vision du monde, leur nature totalitaire et leur volonté de détruire le modèle socio-politique occidental et les pays qui le portent. On prend la mesure aujourd’hui du caractère intenable de cette situation. On ne peut à la fois être en paix et développer les interconnexions et les échanges en tous domaines en se rendant ainsi très dépendants et être en guerre et se préparer à un affrontement total.  Les pays occidentaux ont pris conscience de cette situation paradoxale et le « découplage » est engagé. De nombreux canaux sont d’ores et déjà coupés et de plus en plus de secteurs de l’économie font l’objet de mesures de protection. Le cas des semi-conducteurs, éléments indispensables de toutes les technologies actuelles, est, évidemment, central à cet égard. La souveraineté, la protection, les industries de défense redeviennent des sujets déterminants et tous les pays du monde sont amenés à se positionner dans ce nouveau cadre mondial conflictuel. La maîtrise de la nouvelle révolution numérique et la manière de gérer la crise climatique et environnementale seront des éléments centraux de cette nouvelle guerre. Il faut savoir, aujourd’hui, jusqu’où peut aller cette situation d’affrontement et définir clairement comment nous voulons la gérer. On ne peut rester davantage dans l’ambiguïté. L’alliance des pays totalitaires veut mettre à bas l’occident, ses valeurs et les pays qui les incarnent. On ne peut continuer à l’alimenter et à lui permettre de prospérer impunément sur nos territoires. Qu’il soit nécessaire de refonder l’organisation et la gouvernance du monde pour que tous les peuples et toutes les nations du monde y aient leur place est évident. C’est indispensable pour affronter les défis qui sont communs à l’ensemble de l’humanité et, au premier chef, la crise climatique et environnementale. Mais les pays totalitaires veulent le faire en imposant leur modèle anti-libéral. Il n’est pas possible de les laisser faire alors qu’ils ont pour objectif, en dominant le monde, de mettre à bas la liberté et la démocratie. Le bloc des démocraties libérales doit donc tirer toutes les conséquences de cette situation en se préparant à affronter fermement le bloc des régimes autoritaires comme il le fait aujourd’hui en soutenant la lutte de l’Ukraine pour sa liberté face à l’autocratie russe actuelle ou en soutenant tous les mouvements populaires qui demandent la liberté et la démocratie dans tous les pays où règne un régime despotique. L’Europe doit clairement porter la bannière de la liberté et de la démocratie en résistant à tous les discours qui, au sein même des pays libéraux, remettent en cause ces valeurs universelles, porteuses de paix et de progrès. Leur défense aura un coût dont on commence à percevoir qu’il sera lourd. Il faut que les citoyens du monde libre mesurent bien que la défense de toutes les libertés et protections qu’ils ont acquises est à ce prix. 

Tribune d’Olivia Leboyer : Les sentiments démocratiques

par Olivia Leboyer le 28 octobre 2022
Docteur en science politique, Olivia Leboyer enseigne la science politique à Sciences po Paris. Elle est l’auteur de l’ouvrage Élite et Libéralisme, (Éditions du CNRS, 2012, prix de thèse de la Maison d'Auguste Comte). Elle travaille sur la confiance, et a notamment publié "La confiance au sein de l'armée" (Laboratoire de l'IRSEM, n°19), “L'énigme de la confiance" et "Littérature et confiance" (co-écrit avec Jean-Philippe Vincent) dans la revue Commentaire (n°159 et 166). Elle est également critique cinéma pour le webzine Toutelaculture.
Vers la fin de De la Démocratie en Amérique, Alexis de Tocqueville a cette remarque frappante : « Les citoyens qui vivent dans les siècles démocratiques (...) aiment le pouvoir ; mais ils sont enclins à mépriser et à haïr celui qui l’exerce »[1]. Comme si les citoyens aimaient le pouvoir pour sa grandeur, pour ce qu'il a, pour eux, d'inaccessible et haïssaient les élus pour le démenti que leur présence apporte à cette croyance. Le terme élite renvoie à la face cachée de la représentation, à la dimension symbolique du pouvoir. L’élite politique est-elle assimilable à une sorte de précipité, au sens chimique, de toutes les ambiguïtés de la démocratie ? On voit bien, aujourd'hui, que les hommes politiques inspirent une certaine défiance, et que la personne du président de la République Emmanuel Macron concentre même, sporadiquement, une haine disproportionnée. Dans un article de Commentaire, l'économiste Jean-Philippe Vincent rappelait que l'envers de la confiance, plus que la méfiance, est, plus profondément, l'envie[2]. Récemment, la sociologue Dominique Schnapper abondait dans ce sens en voyant dans le rejet de la figure présidentielle par les citoyens un exemple de la haine démocratique identifiée par Tocqueville, fondée sur l'envie[3]. Et plus l'élu possèderait de qualités distinctives, jeunesse, brio, comme Emmanuel Macron par exemple, plus il apparaîtrait distant et susciterait jalousie et ressentiment. La distinction de l’élite politique s’accompagne nécessairement d’une relation avec la majorité gouvernée. Ce rapport peut être pensé selon des perspectives très différentes, selon l’idée que l’on se fait d’une « bonne représentation ». De fait, on peut estimer primordial de préserver la distance entre les représentés et des représentants choisis pour leur supériorité sur ces derniers. Mais il est également possible de privilégier un idéal de ressemblance. Où l’on considère que les membres de l’élite ne peuvent comprendre les intérêts et besoins des citoyens qu’en étant, pour ainsi dire, « comme eux »[4]. Quels critères conduisent les électeurs à choisir leurs représentants ? Il semble que, de plus en plus, une tendance s’affirme qui les porte à rechercher une plus grande ressemblance entre des hommes politiques et des citoyens ordinaires. Mais est-ce si sûr ? La notion de ressemblance est elle-même très complexe, et toujours partielle. On ne ressemble jamais à une « communauté » que par un ou deux aspects. Intuitivement, l’on pourrait analyser la notion de ressemblance non pas tant comme le désir de voir les gouvernants « être comme » les gouvernés, que comme la hantise de voir les gouvernants se ressembler tous entre eux, au point de former une sorte de caste. Ainsi, le désir de ressemblance serait l’autre nom pour désigner, sur un mode plus positif, la peur de la domination. De la même manière, la passion de l’égalité se fonde également sur une profonde aversion des inégalités. Il semble que le désir de ressemblance obéisse à des ressorts assez ambigus, puisque l’on souhaite distinguer celui qui nous ressemble et qui, de ce fait, ne nous ressemblera plus autant. Mais, précisément, il s’agit de porter au pouvoir quelqu’un qui, en définitive, pourrait être nous. S’opérerait ainsi une sorte de processus de transposition, le candidat élu renvoyant à ses électeurs une image hautement valorisante d’eux-mêmes et représentant l’un de leurs possibles. Dans le désir de voir le lien entre l’élu qui leur ressemble et le groupe dont ils se sentent partie, les électeurs conjurent, en quelque sorte, la hantise de l’élite politique dans ce qu’elle a de plus menaçant, soit la constitution d’un corps privilégié, dont les membres se sentent véritablement semblables les uns aux autres. Le « sentiment du semblable »[5] analysé par Tocqueville comme le cœur et l’impulsion du processus démocratique trouverait ici une réalisation restreinte. Il se développerait, non pas entre tous les citoyens indifféremment, mais au sein d’un petit « entre soi », contrariant ainsi le mouvement de la démocratie. En d’autres termes, le désir de ressemblance exprime également, sur un plan plus inconscient, la peur de l’indifférence, de l’oubli, de l’absence de considération. C'est cette appréhension qui s'est fait sentir vivement au moment de la crise des gilets jaunes. Le désir de ressemblance peut recouvrir une peur de la domination, de l’envie, comme un amour de l’égalité et de la justice, tous ces mouvements n’étant pas exclusifs les uns des autres. Mais, à quelque profondeur que se cachent les raisons, le développement du sentiment du semblable produit un effet quasiment évident : en effet, il exige la réciprocité. Pour restaurer un lien de confiance, les femmes et les hommes politiques doivent pratiquer l'écoute attentive de leurs concitoyens, expliquer leurs décisions et leurs actes mais aussi savoir reconnaître quand ils se sont trompés. Le Grand débat national, les conventions citoyennes, les récentes interventions télévisées du chef de l'état manifestent ce souci de l'autre, essentiel à la vie démocratique. Olivia Leboyer [1] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, t. II (1840), chap. III « Que les sentiments des peuples démocratiques sont d'accord avec leurs idées pour concentrer le pouvoir ». [2] Jean-Philippe Vincent, « La confiance et l'envie », revue Commentaire, n°150, été 2015. [3] Dominique Schnapper, « Emmanuel Macron : Pourquoi cette haine ? », Telos, 28 janvier 2019. [4] C’est la position des Anti-Fédéralistes, dans le débat de Philadelphie pour la ratification (1787) qui les a opposés aux Fédéralistes. Là où les Fédéralistes insistaient sur la nécessité de préserver la distinction d’une élite nettement supérieure aux gouvernés, les Anti-Fédéralistes privilégiaient un idéal de ressemblance et même, plus exactement, de similitude entre les représentés et leurs représentants. [5] Alexis de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, op.cit., en particulier t. II , II, 1 ; III, 1 et III, V.

Adresse aux futurs cadres de l’Éducation nationale sur la laïcité

par Alain Seksig le 17 octobre 2022
Il y a deux ans jour pour jour, Samuel Paty était assassiné par un terroriste islamiste à sa sortie du collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait, après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet. Dans ce contexte, Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, ancien instituteur et inspecteur général de l’Éducation nationale, nous offre l’opportunité de publier un discours qu’il a tenu mercredi 21 septembre, devant 1300 futurs chefs d’établissements, inspecteurs généraux et cadres de l’Éducation nationale, de la promotion de la promotion Sébastienne Guyot de l’IH2EF (Institut des Hautes Études de l’Éducation et de la Formation).
LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE L’ACTION DES CADRES DE L’ÉDUCATION NATIONALE Dans notre pays, le lien entre l’École, la République et la laïcité est consubstantiel. Dès les années 1880, les lois Ferry et Goblet assurent le caractère laïque des programmes d’enseignement et des personnels qui les servent. Avant même la République, avec vingt ans d’avance sur la loi de séparation des Églises et de l’État, promulguée le 9 décembre 1905, l’École est laïque. Même si le Vatican rompt, dès juillet 1904, les relations diplomatiques avec la France, pour ne les reprendre que quelque quinze ans plus tard, scellant ainsi l’acceptation de la République laïque, nous avons vécu plusieurs décennies d’application, sans trop de heurts, de ce principe de concorde. La laïcité était admise, bien comprise, expliquée et assumée en particulier dans l’institution scolaire. Les circulaires de 1936 et 1937 de Jean Zay, ministre du Front Populaire, étaient on ne peut plus claires : « Tout a été fait dans ces dernières années pour mettre à la portée de ceux qui s’en montrent dignes les moyens de s’élever intellectuellement. Il convient qu’une expérience d’un si puissant intérêt social se développe dans la sérénité. Ceux qui voudraient la troubler n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » Quelques mois plus tard, Jean Zay précisait à l’intention des chefs d’établissement : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance. » Un demi-siècle plus tard, en 1989, le temps des conflits paraissait largement derrière nous, au point que nous ne parlions plus guère de laïcité –pas même dans le cadre de la formation des enseignants en École normale – quand éclate, au collège Gabriel Havez de Creil, ce qu'avec le recul nous pouvons aujourd'hui nommer la nouvelle querelle de la laïcité. Après l'affaire de Creil, il fallut attendre près de vingt ans pour qu'à la suite des travaux de la Commission Stasi, la querelle soit en partie tranchée, par le vote, à l’écrasante majorité des élus républicains des deux chambres, de la loi du 15 mars 2004 sur les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics. Vingt années d’âpres affrontements et d’applications à géométrie variable du principe de laïcité, où dans un collège ou un lycée public, on pouvait décider d’une règle quand son contraire avait cours dans l’établissement voisin que, parfois, quelques dizaines de mètres seulement séparaient.Dans les deux cas, les décisions provoquaient des conflits au sein des équipes enseignantes, comme des élèves ou des parents d’élèves. Alors qu’on doit pouvoir tout à la fois affirmer fermement les principes, quitte à faire montre de souplesse dans leur application, nous avons connu vingt années de flou et d’incohérence dans l’énonciation des principes et, partant, d’oscillation, dans leur application, entre laxisme, indifférence et autoritarisme. Durant cette période, les chefs d’établissements avaient majoritairement le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, de se heurter à l’absence de cadre qui vienne légitimer leur action.Il a fallu la loi du 15 mars 2004 pour qu’une clarification intervienne. Encore la loi ne réglait-elle pas tous les conflits qui se sont fait jour, au fil du temps, dans nos établissements, tant dans le cadre des enseignements eux-mêmes que de la vie scolaire. Là encore, l’institution, à son plus haut niveau de représentation a voulu apporter des réponses : dès 2004, le rapport de l’inspection générale connu sous le nom de rapport Obin dressait un tableau précis de la réalité et en appelait – ce sont les derniers mots du rapport- à la lucidité et au courage : « Sur un sujet aussi difficile, et aussi grave puisqu'il concerne la cohésion nationale et la concorde civile, soulignons qu’il est chez les responsables deux qualités qui permettent beaucoup, et qu’on devrait davantage rechercher, développer et promouvoir à tous les niveaux. Ce sont la lucidité et le courage ».Ce n’est sans rappeler ce mot de Charles Péguy , tiré de « Notre Jeunesse » : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours –ce qui est plus difficile- voir ce que l’on voit ».en 2013, la charte de la laïcité à l’école était diffusée dans tous les établissements. Voulue par le ministre Vincent Peillon, cette charte a contribué à redonner sens et visibilité au principe constitutif de notre école républicaine, la laïcité.Le philosophe Abdennour Bidar, avec lequel j’ai eu le plaisir de travailler à la rédaction de cette charte, et qui est membre du Conseil des sages, dit joliment de la laïcité qu’elle met en sécurité la liberté de l’élève. Cette même année, la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la Refondation de l’École de la République, devait préciser dans son article 58, Modifié par la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 et repris par le Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité ». Plus récemment, en janvier 2018, le ministre, Jean-Michel Blanquer, a doté chaque académie d’une équipe « Valeurs de la République » et institué un Conseil des sages de la laïcité -il en a confié la présidence à la sociologue Dominique Schnapper, qui fut également membre du Conseil Constitutionnel. Vous le savez, le Conseil des sages est tout à la fois une instance de conseil et d’orientation pour la politique éducative en faveur de la laïcité et les principes républicains, un organe de production et d’élaboration de ressources et une instance de formation, notamment aux côtés de l’IH2EF et des principales directions du ministère. La composition même du Conseil, faite de professeurs, inspecteurs généraux, juristes, sociologues, politologues, spécialistes de l’histoire des religions, permet une réflexion ouverte, constructive et sereine au service de notre institution. On connaît ses travaux, pour certains consignés dans le « Guide républicain », conçu avec l’Inspection générale et pour ce qui est du vademecum, avec la Dgesco et la DAJ. J’attire votre attention sur deux textes courts du CSL : « Qu’est-ce que la laïcité ?» et « Que sont les principes républicains ? » On peut les retrouver sur le site du ministère dans l’espace dédié au Conseil des sages, ainsi d’ailleurs qu’un bilan succinct de l’activité du Conseil. Celui-ci a aussi accompagné les missions confiées par le précédent gouvernement d’une part à Jean-Pierre Obin, sur la formation des enseignants aux principes républicains, et d’autre part, à Isabelle de Mecquenem, professeure de philosophie, membre du CSL, et au préfet Pierre Besnard, sur la formation à la laïcité, désormais obligatoire pour tous les agents de la fonction publique. Les deux rapports respectifs découlant de ces missions ont déterminé la mise en place et la programmation quadriennale de plans de formation massifs, systématiques et transversaux des personnels de l’éducation nationale et des trois versants de la Fonction publique. C’est qu’à n’en pas douter, il faudra du temps pour qu’un tel plan porte ses fruits. Cet effort de formation axé sur la laïcité et les principes républicains, nous paraît d’autant plus nécessaire que, depuis déjà de nombreuses années, une partie croissante de nos élèves manifeste de la défiance voire de l’hostilité vis-à- vis de l’École, rejette la laïcité qu’elle perçoit comme une abstraction, voire une oppression.Plus préoccupant, un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès réalisé en décembre 2020, soit deux mois après le terrible assassinat de Samuel Paty, révèle qu’un quart des professeurs reconnait s’autocensurer régulièrement en classe sur les sujets liés à la laïcité, à la liberté d’expression et aux religions en général, afin d’éviter les situations potentiellement litigieuses et les réactions véhémentes de certains élèves auxquelles ils s’avouent incapables de répondre. Nous avons certes des raisons d’être inquiets comme le montrent les menaces proférées vendredi dernier encore à cette professeure parisienne qui a simplement demandé à une élève d’ôter son voile lors d’une sortie scolaire. Voici près de deux ans, le 13 octobre 2020, le professeur des universités, Bernard Rougier, l’un de nos plus fins analystes du danger islamiste, expliquait aux référents académiques Valeurs de la République présents dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne que « la France républicaine et son École sont les cibles privilégiées de l'islamisme ». Trois jours plus tard, le 16 octobre 2020, le professeur Samuel Paty était assassiné dans les conditions que chacun sait. Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à notre collègue, est précisément de faire rempart au découragement, à la peur et au renoncement, qui ne doivent pas gagner nos salles de classe. C’est de résister aux tentatives d’intimidation et de nous montrer collectivement plus forts que la volonté d’imposer la peur. Au demeurant, notre institution, forte de son histoire, n’est pas dépourvue d’atouts. Elle s’est dotée ces dernières années d’outils et de dispositifs qu’il s’agit de faire vivre. Ainsi de la Charte de la laïcité à l’école et du vademecum déjà cité. Ainsi du grand plan de formation des personnels à la laïcité. Ainsi de l’accompagnement des équipes académiques valeurs de la République. Illustration concrète, voici deux jours, avec la note qui a été adressée aux recteurs par la secrétaire générale du ministère au sujet du « port de tenues susceptibles de manifester ostensiblement une appartenance religieuse ». À la suite de la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 qui le disait déjà, cette note insiste sur le fait que si le dialogue avec nos élèves et leurs parents est toujours nécessaire, il ne doit pas être confondu avec quelque négociation que ce soit. On voit bien que la laïcité n’est pas une priorité parmi d’autres et leur faisant éventuellement concurrence, mais la figure de proue d’une école consciente d’elle-même, c’est-à-dire consciente de ses missions et responsabilités au service de la société toute entière. Au demeurant, ainsi que le sociologue de l’immigration Abdemalek Sayad le disait de l’intégration, l’application du principe de laïcité est aussi le résultat d’actions menées à d’autres fins – et d'abord de la transmission des connaissances. C’est là que nous retrouvons le rôle essentiel des chefs d’établissement pour insuffler confiance, cohérence et cohésion dans l’action individuelle et collective des professeurs et de l’ensemble des personnels. Pour rappeler également, le cas échéant, aux professeurs, leurs devoirs en matière de laïcité, de respect des lois de la République et de la déontologie des fonctionnaires. Confiance, cohérence et cohésion, à la condition, il est vrai, qu’au-dessus des chefs d’établissement et jusqu’au plus haut niveau de l’Institution, la même impulsion soit donnée. C’est aussi cela la leçon de Creil en 1989 : les chefs d’établissement doivent pouvoir s’adosser à l’institution, sentir cette confiance pour l’insuffler à leur tour. Au moment de conclure, je voudrais livrer à votre réflexion cet extrait d’un texte du grand écrivain Amos Oz, qui m’avait littéralement saisi lorsque je l’ai lu en septembre 2003, deux ans après le 11 septembre. Son texte s’intitulait« L’antidote à la paranoïa ». Voici cet extrait : « Il manque aux modérés la force de la conviction : ils ne sont pas saisis de la même ferveur que les fanatiques religieux lorsqu’ils défendent leur cause. Les modérés aujourd’hui ne doivent plus craindre de s’enflammer. Ceux qui connaissent l’alliance de la modération et de la détermination méritent d’avoir le monde en héritage, et ce parce qu’ils n’auront jamais lancé ni croisade ni jihad pour sa possession. » Alain Seksig est ancien instituteur, inspecteur général de l’Éducation Nationale, instigateur en 2002 du « comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école », Secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale.

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