Défi géopolitique

Extension du domaine de la guerre

par Jean-François Cervel le 7 avril 2023
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République nous éclaire sur la situation géopolitique d'aujourd'hui. Selon lui, l’évolution des évènements internationaux au long des dernières semaines confirme l’inéluctable montée d’une logique d’affrontement entre le bloc des démocraties libérales et le bloc des régimes totalitaires.
Cervel

Vladimir Poutine vient de dire clairement quels étaient ses objectifs lorsqu’il a engagé la guerre contre l’Ukraine. Par-delà les occupations territoriales, il s’agissait d’empêcher que l’Ukraine ne rejoigne le camp des démocraties libérales. Il s’agissait de défendre le camp des valeurs traditionnelles contre le camp de la décadence occidentale. Il s’agissait de réintégrer l’Ukraine dans le giron du grand Empire euro-asiatique défenseur de l’ordre traditionnel. Comme la Biélorussie, l’Ukraine devait redevenir une province de cet empire anti-libéral, de même que les Etats du Caucase et la Moldavie. L’ennemi de Vladimir Poutine, c’est l’Occident libéral. Il affirme clairement qu’il s’agit d’un affrontement global, de puissances, de systèmes et de valeurs. C’est lui qui le dit, démentant ainsi le discours des « réalistes » occidentaux essayant de trouver des excuses à la guerre engagée par le pouvoir russe contre l’Ukraine.

Les actions de déstabilisation menées contre la Géorgie et la Moldavie afin de s’opposer à la volonté d’une majorité des populations de ces pays de rejoindre l’Union européenne, s’inscrivent dans le droit fil de cette volonté. La Russie a entamé une guerre complète et inexpiable contre l’Occident libéral considéré comme un ennemi global. En témoignent outre la mise en œuvre d’une guerre particulièrement destructrice, des décisions symboliques comme le retrait de la Russie du processus de Bologne en matière de diplômes d’enseignement supérieur ou la réaffirmation d’une « politique éducative patriotique ».

La décision qui a été prise par Vladimir Poutine d’engager une guerre de destruction massive en Ukraine apparait donc clairement comme une décision stratégique. Le conflit sera, de ce fait, de longue durée et la Russie s’organise pour développer son économie de guerre à long terme autour des ressources énergétiques, du complexe militaro-industriel et de ses alliances internationales.

Elle bénéficie pour cela, en effet, de ses relations chaque jour renforcées avec l’ensemble des régimes totalitaires qui affichent la même hostilité au système de valeurs libérales au premier rang desquelles le parti communiste chinois et le régime islamique iranien.

Le parti communiste chinois vient de réaffirmer clairement son dispositif de dictature en renforçant sa mainmise sur l’ensemble de l’appareil d’Etat et sur l’ensemble du tissu économique. Dans la plus totale opacité, de nouveaux dirigeants ont été désignés par les instances du Parti et le pouvoir sans partage de Xi Jin Ping a été encore renforcé. Son discours a été aussi d’une grande limpidité. Il est violemment et intégralement anti-libéral, sur tous les plans, économique, politique, culturel, idéologique. Il veut un nouvel ordre mondial, dirigé selon les règles du système dictatorial chinois. Ce discours n’est pas nouveau puisque les dirigeants chinois l’affichent depuis longtemps mais il est réaffirmé avec la plus grande brutalité.

L’Iran a rejoint cet axe russo-chinois et développe ses liens avec ses deux grands partenaires comme en témoignent les accords signés en matière économique et militaire et les déplacements des plus hauts dirigeants dans chacun de ces pays.

Cet ensemble étend à très grande vitesse sa mainmise sur le reste du monde en s’appuyant sur ses états vassaux déjà existants et en faisant basculer dans son camp nombre de pays qui se voulaient non-alignés. Comme à l’époque de la guerre froide une compétition acharnée est engagée sur tous les continents entre le bloc totalitaire et le bloc occidental. Sous prétexte de « désoccidentaliser » le monde, les puissances totalitaires installent leur propre domination en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Les provocations militaires de la Corée du Nord participent de cette pression sur l’occident de même que l’aide à la nucléarisation de l’Iran.

L’accord qui vient d’être signé, à Pékin, ce vendredi 10 Mars, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, sous l’égide de la Chine, témoigne de manière aveuglante de ce rapprochement entre régimes autoritaires, autour de la Chine, contre les Etats-Unis et l’occident. Mohamed ben Salman a choisi son camp, celui des régimes totalitaires. Ce n’est pas une surprise puisqu’il partage leur idéologie et qu’il avait déjà montré tout le mépris qu’il a pour les valeurs occidentales et pour les Etats-Unis. Mais c’est une alerte majeure pour les occidentaux et notamment pour les Etats-Unis alliés traditionnels des pays de la péninsule arabique puisque l’Arabie, comme la Turquie avant elle, n’hésite pas, désormais, à acheter des armes chinoises sophistiquées.

La pression est donc présente partout. La France la subit, au premier chef, en Afrique mais l’Europe est en première ligne notamment tout autour de la Méditerranée et au Proche-Orient.

Dans ce contexte, pouvons-nous continuer à être dans une logique sinon de coopération internationale – comme pendant toute la période dite de « mondialisation » – mais au moins de coexistence pacifique comme semble le défendre le pouvoir chinois ?

Quand les pays totalitaires manifestent une telle volonté d’agression et de destruction du système libéral cela semble difficile à envisager. Peut-on faire confiance à des régimes dictatoriaux pour organiser des échanges économiques honnêtes  et, au-delà, une véritable gouvernance raisonnable du monde ? On ne peut qu’en douter.

L’affrontement est donc ouvert. Il va utiliser tous les moyens et se développer dans tous les champs. On le voit clairement en matière économique où le pouvoir chinois joue des énormes investissements engagés par les entreprises occidentales sur le territoire de la Chine. On le voit en matière monétaire avec la volonté d’utiliser de moins en moins les devises occidentales et d’organiser un système de paiements propre au bloc eurasiatique.

Mais le domaine essentiel sera celui des sciences et des techniques et notamment de leurs applications militaires. La compétition en ces domaines est ouverte de longue date et ne fera que s’accentuer comme le montre la course en matière d’intelligence artificielle ou dans le domaine spatial et, plus généralement, dans tout le champ des techno-sciences où la compétition pour la prééminence est acharnée. Il faudra donc redoubler d’attention pour protéger les compétences occidentales en ces domaines.

Loin d’être des champs d’action collective commune, la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement seront des éléments de l’affrontement global.

Cet affrontement sera de longue haleine. La seule question aujourd’hui est de savoir lequel des deux systèmes s’effritera le premier, les deux ayant des forces et des faiblesses. On voit bien que, lorsqu’elles sont en capacité de s’exprimer, les populations des pays totalitaires demandent la liberté et la démocratie comme l’ont montré les oppositions à Hong Kong, en Iran ou en Biélorussie. Mais la puissance coercitive des régimes totalitaires est telle que ces oppositions pacifiques et, par définition, inorganisées, n’ont guère de chances de faire changer les choses si elles ne sont pas soutenues par l’alliance des pays libres. D’où l’importance du soutien à l’Ukraine et à la Moldavie, aujourd’hui en première ligne de cette guerre. D’où l’importance de la défense de la liberté de choix pour Taiwan. D’où l’importance du soutien à la lutte des femmes partout où elles sont soumises à des régimes despotiques. Tout recul en ces domaines sera une victoire pour les puissances totalitaires.

On sait bien qu’il faudrait sortir collectivement d’une logique de puissance pour affronter les problèmes communs à l’ensemble de l’Humanité. Mais on ne peut le faire aujourd’hui face à des régimes qui veulent imposer leur modèle totalitaire. Il faut donc continuer à défendre fermement les valeurs du système démocratique libéral face à cette organisation mondiale des pays anti-libéraux.

Encore faut-il que les populations des pays occidentaux comprennent la situation d’affrontement dans laquelle nous nous trouvons et prennent la mesure des redoutables conséquences de cette situation que nous allons devoir gérer. Il est inquiétant de constater qu’aucun parti politique ne veut le dire clairement aujourd’hui, entretenant l’illusion que tout peut continuer comme avant alors que les équilibres du monde sont en train de changer sous nos yeux et à notre détriment.

Ecrit le 15 mars 2023

Le Laboratoire
de la République

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