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Urgence de réactiver les vigilances républicaines face aux extrémismes et aux complotismes

par Jean-Philippe Moinet le 26 septembre 2023
A l'occasion de la sortie de son roman : "Un journal sous influence", Jean-Philippe Moinet, journaliste, fondateur de l'Observatoire de l'extrémisme et fondateur-directeur de la Revue civique, prône la réactivation des vigilances républicaines face aux complotismes et aux extrémismes.
Le Laboratoire de la République : Votre roman est une plongée, assez mouvementée, dans le monde politique et médiatique, à travers un personnage principal, Myriam, grand reporter politique. Pourquoi avoir écrit ce livre ? Jean-Philippe Moinet : Je l’ai d’abord écrit par plaisir, celui qu’offre l’écriture romanesque, qui est une vraie évasion pour l’auteur que je suis et, je l’espère, pour les futurs lecteurs et lectrices. Ensuite, il me tenait particulièrement à cœur de dépeindre de cette manière le « merveilleux » monde politique et médiatique français, que je connais bien et côtoie depuis plus de trente ans, univers particulier avec ses passions (humaines), ses grandeurs (de convictions) et ses (gros) travers aussi. La liberté qu’offre le roman débouche naturellement sur des personnages et des tranches de vie qui relèvent de la totale fiction. Mais certains personnages, comme « Z le xénophobe » et quelques autres se reconnaîtront. Je décris aussi quelques coulisses par exemple de l’Elysée, d’une rédaction d’un grand quotidien national et de certains plateaux TV aussi. Le roman permet de mettre en scène des personnages, des épisodes et des tendances de notre vie publique, il permet aussi de mettre en perspective certaines problématiques, présentes dans notre espace démocratique. Le Laboratoire de la République : Quelles problématiques actuelles avez-vous voulu mettre en perspective ? Jean-Philippe Moinet : Il y en a plusieurs, comme l’éthique journalistique, la probité en politique ou la xénophobie, cette peste – pour reprendre le mot camusien – qui a tendance à dangereusement se propager dans l’espace public. J’avais amorcé l’écriture de ce livre il y a plus de dix ans, à la fin du mandat de Nicolas Sarkozy, Président auprès duquel sévissait un ex-lepéniste (proche de Jean-Marie Le Pen), Patrick Buisson, mu en « sondologue » très influent, au point où le chef de l’Etat d’alors l’avait intronisé à l’Elysée et parlé de lui comme de son « hémisphère droit » ! C’est le même homme qui, depuis 25 ans, militait pour une acception très particulière, racialiste, de « l’identité nationale » française. J’ai donc amorcé l’écriture de ce roman à cette époque, puis j’ai mis mon manuscrit de côté pendant des années. Je l’ai repris en 2022, finalisé en janvier 2023. Et j’avoue que je n’imaginais pas que ma fiction serait à ce point rattrapé, l’été dernier, par l’actualité ! La crise du JDD en particulier a marqué, à mes yeux, une bascule historique, grave et inquiétante. Ce titre, depuis 75 ans, était lu et apprécié le dimanche à la fois par des lecteurs de droite, de gauche et d’autres qui ne s’inscrivent pas dans un quelconque camp politique. La direction de ce titre a été confiée à une personne, Geoffroy Lejeune, licenciée en 2023 de la direction de la rédaction d’un hebdomadaire déjà classé à l’extrême droite pour avoir opéré une dérive idéologique allant à l’extrême droite de l’extrême droite ! Et il est venu, en août dernier, prendre la direction de ce grand journal, entouré notamment d’une proche collaboratrice elle-même passée par le journal « Présent », qui est dans le noyau le plus dur de l’extrême droite, à tendance raciste, antisémite et révisionniste. Du jamais vu depuis la fin de la deuxième guerre mondiale en France. Cela dit évidemment quelque chose d’inquiétant concernant les dérives de notre paysage politique et médiatique. Où l’on voit par exemple un Eric Zemmour, utiliser des thèses complotistes – celle du « grand remplacement » par exemple  - sans le moindre scrupule, alors que ces thèses insensées étaient, il y a quelques années encore, cantonnées aux marges de notre vie publique. Le même polémiste xénophobe professionnel et ses amis (où l’on retrouve Geoffroy Lejeune) – polémiste que je décris précisément dans mon livre – osant aussi prétendre que le régime collaborationniste de Pétain « a sauvé les juifs » de France, ceci contre les plus grands travaux d’historiens et contre tous les témoignages des rescapés des camps de la mort et de leurs familles, documentés par exemple au Mémorial de la Shoah. Nous assistons actuellement à des basculements de notre mémoire collective et de la conscience historique, dont il faut fortement se méfier. Parce que ce sont les mêmes qui trahissent les réalités historiques, qui en viennent à nier les réalités d’aujourd’hui, qu’il s’agisse des actuels crimes de guerre de Poutine en Ukraine ou des réalités sociales ou sociétales, totalement caricaturées, par exemple en ce qui concerne les migrations, qui n’ont rien à voir avec une quelconque « invasion », contrairement à ce que prétend bruyamment la propagande déversée par l’extrême droite sur les réseaux sociaux mais aussi sur certaines grandes ondes et maintenant dans certains journaux grands publics.  Mon livre évoque ces enjeux devenus très (et trop) actuels. Une manière, par le roman, de s’en prémunir. Le Laboratoire de la République : Mais le roman est-il une bonne manière de traiter ces sujets importants ? Jean-Philippe Moinet : Je pense, au stade d’expériences que j’ai pu accumuler par exemple en matière d’écriture journalistique, qu’il n’y a pas de mauvaises manières ou de mauvais registres pour traiter des sujets, y compris les plus sérieux ou les plus importants. Ce roman évoque d’ailleurs bien d’autres choses, bien plus légères, des histoires d’amours, des traits d’humour, une intrigue totalement fictive autour d’une affaire politico-financière de dimension internationale qui secoue au plus haut niveau de l’Etat, et dans laquelle interfèrent des services de renseignements pouvant être instrumentalisés. L’évasion romanesque est un beau transport de l’esprit humain, je m’y suis attelé avec plaisir certain et un certain goût, qui ne fait sans doute que commencer pour moi. Et oui, je pense que pour aiguiser une vigilance républicaine, dont notre époque a grand besoin, oui, le roman peut aussi faire partie des bons moyens pour transmettre à la fois les fruits d’une expérience et des messages utiles pour l’avenir.   Son entretien à voir sur notre chaîne Youtube : https://youtu.be/lc8WweBRgwU Entretien avec J.P. Moinet : Réactiver les vigilances républicaines

Mardi 26 septembre : « La Constitution a déjà 65 ans ». Secrets de sa longévité et voies de la jouvence

le 21 septembre 2023
Mardi 26 septembre, le Laboratoire de la République vous invite à une conférence exceptionnelle avec Jean-Michel Blanquer, Noëlle Lenoir et Alain Laquièze pour l'anniversaire de la Constitution qui fête ses 65 ans.
Avec: Jean-Michel Blanquer, président du Laboratoire de la République Noëlle Lenoir, ancienne ministre des affaires européennes et ancienne membre du Conseil constitutionnel Alain Laquièze, professeur de droit public à l'Université Paris Cité En 1958, lorsque la Constitution de la Vème République a été adoptée, un grand scepticisme régnait sur sa capacité à survivre après la disparition de son principal initiateur, le général de Gaulle. A fortiori, on n’imaginait pas qu’une république consacrant un pouvoir présidentiel fort pourrait exister durablement en France. Soixante-cinq ans après sa fondation, la Vème République est toujours bien vivante, ce qui en fait désormais le régime politique le plus long ayant existé depuis 1789. Une réflexion mérite d’être engagée sur les raisons de cette longévité. Parmi elles, on peut citer les modifications du texte constitutionnel, dont la célèbre révision de 1962 qui institue l’élection du président au suffrage universel direct, ainsi que la plasticité d’une loi fondamentale qui a autorisé des pratiques différentes allant d’un présidentialisme affirmé aux cohabitations redonnant un poids substantiel au couple Premier ministre/majorité parlementaire. Malgré ses succès indéniables, qu’il s’agisse de la stabilité politique qu’elle a pu créer et de sa résilience dans un environnement européen et international en grande mutation, la Constitution française suscite aujourd’hui de nombreuses interrogations sur sa capacité à assurer une réelle expression démocratique. L’opinion publique exprime d’ailleurs une défiance croissante à l’égard des institutions nationales et une partie non négligeable de la classe politique rêve d’un grand soir constitutionnel autour d’un mot d’ordre, la VIème République. La question se pose donc de savoir si nos institutions politiques sont encore adaptées aux besoins d’une population en quête d’une participation accrue et refusant la verticalité d’un pouvoir perçu comme éloigné des préoccupations quotidiennes des citoyens. Les réponses à cette interrogation sont sans doute multiples et peuvent s’inscrire sur un large spectre, de la défense du statu quo constitutionnel au changement de régime politique, en passant par des réformes ponctuelles. C’est cet inventaire du bilan et des pistes éventuelles d’amélioration constitutionnelle que cette table ronde se propose d’étudier. Pour vous inscrire, cliquez ici

Chili : 50 ans d’un coup d’Etat qui divise toujours la société

par Carlos Quenan le 13 septembre 2023
Le 11 septembre 2023, le Chili a commémoré les cinquante ans du coup d'Etat militaire du général Pinochet, qui fut suivi d'une longue et sanglante dictature, un événement qui continue de diviser les Chiliens. Sans avoir jamais été jugé, Augusto Pinochet est mort d'une crise cardiaque en 2006 à l'âge de 91 ans. Les heurts apparus dimanche montrent un Chili divisé entre les défenseurs et les détracteurs de la dictature. Perspectives sociétales et historiques avec Carlos Quenan, professeur à l'Institut des Hautes Etudes de l’Amérique latine (IHEAL), à la Sorbonne Nouvelle et vice-président de l'Institut des Amériques.
Le Laboratoire de la République : Comment le coup d'Etat de 1973 est aujourd'hui perçu par la société chilienne ? Quelle influence sur la politique nationale ? Carlos Quenan : Le coup d’Etat de 1973 était une rupture du point de vue de l’évolution démocratique de ce pays, dans une société chilienne très polarisée et dans un contexte international également polarisé à cause de la Guerre froide et de la rivalité entre les Etats-Unis et l’URSS. La perception des Chiliens sur le coup d’Etat est passée par différentes étapes. A l’heure actuelle, la société chilienne est encore polarisée avec un climat politique très volatil. A la fin de la dictature de Pinochet en 1990, le pays était davantage prospère qu’en 1973 à la suite des réformes économiques libérales mises en place par un groupe d’économistes connus comme les « Chicago boys ». Le Chili était dynamique du point de vue économique et caractérisé par une diminution de la pauvreté mais beaucoup plus inégalitaire que par le passé.  Le retour à la démocratie s’est produit grâce à un référendum gagné par l’opposition à la fin des années 1980. Dès lors, le pays a connu une transition démocratique sous contrôle militaire (ex : la présence de représentants des Forces Armées au Sénat). On assiste entre 1991 et 2008 à une longue période de gouvernements dite de la « Concertation », un groupement des forces de centre-gauche, où, toujours dans le cadre de la constitution de 1980 héritée de la dictature militaire, l’économie continue à être très dynamique mais toujours fort dépendante des exportations primaires. Entre la fin des années 2000 et le début des années 2020, on assiste à une double alternance où se succèdent à deux reprises les gouvernements dites de la « Concertation » de la Présidente Bachelet (centre gauche) et du Président Piñera (droite). L'année 2019 marque un point d’inflexion avec l’émergence de manifestations massives exprimant un rejet de la hausse du coût de la vie et en faveur de reformes démocratiques. Ce mouvement a débouché sur la proposition d’une réforme de la constitution qui semblait s’orienter vers la prise en compte, notamment, de la préservation de l’environnement et la réduction des inégalités. La prospérité connue par le pays pendant plusieurs décennies a eu des effets tangibles : alors qu’au milieu des années 1970, le PIB par habitant du Chili représentait 15% du PIB par habitant des Etats-Unis, au début des années 2020, le PIB par habitant du Chili constituait presque 50% de celui des Etats-Unis. Toutefois, les manifestations de 2019 ont exprimé une considérable insatisfaction à l’égard de la répartition des fruits de la croissance économique. Ainsi, en 2020, par une consultation populaire, près de 80 % de la population ont souhaité la formation d’une assemblée constituante. Cependant, deux ans après, 62 % des Chiliens n’ont pas soutenu le texte qui devait remplacer celui hérité de la dictature de Pinochet. En outre, la dernière élection présidentielle a vu le candidat de gauche gagner – Gabriel Boric, très jeune, ex-dirigeant étudiant très actif dans les mouvements de contestation évoqués précédemment- mais 45% des voix sont allées vers le candidat d’extrême droite, José Antonio Kast, qui exprime une nostalgie de la période de Pinochet. En somme, le coup d’Etat de 1973 est critiqué par une partie importante de la société, néanmoins, une autre partie reste nostalgique de cette période qui avait marqué le début d’une période d’« ordre » et de prospérité économique. Dans le cadre de la post-pandémie et d’un affaiblissement de la croissance économique, cette nostalgie est renouvelée et nourrie par un courant qui gagne du terrain dans les opinions publiques et qui exprime une perspective de droite extrême dans la région latino-américaine voire dans le monde occidental. Dans ce sens, le cas le plus paradigmatique a été celui au Brésil avec l’arrivée au gouvernement de Bolsonaro. La démocratie n’est pas en danger au Chili. Depuis la fin de la dictature de Pinochet, il y a un rejet des violences pour résoudre les conflits politiques. Cependant, les mesures de l’opinion publique dans ce pays et dans l’ensemble de la région latino-américaine montrent un recul de l’adhésion de la démocratie, ce qui est inquiétant. Le Laboratoire de la République : Le Chili a-t-il marqué un changement dans la politique interventionniste américaine ? Quel héritage aujourd'hui dans la politique des Etats-Unis ? Carlos Quenan : A la différence d’autres cas que nous avons connu au XXème siècle, notamment en Amérique centrale, où les Etats-Unis étaient impliqués directement dans les coups d’Etat et le renversement de gouvernements en place, dans le cas du Chili il n’y a pas eu de participation directe des Etats-Unis. Certes, dans le contexte de la Guerre froide, les Etats-Unis ont soutenu les Forces Armées chiliennes lors du coup d’Etat de 1973. Quoi qu’il en soit, aujourd’hui, une ingérence directe « à l’ancienne » des Etats-Unis semble révolue même si ce pays exerce, toujours, une influence très importante dans la région latino-américaine et caribéenne dans laquelle on constate, comme dans d’autres continents, une présence croissante de la Chine. Mais, même dans le cas de gouvernements se montrant clairement hostiles aux Etats-Unis – par exemple, le Nicaragua ou le Venezuela –, le recours à la force semble exclu. Le Laboratoire de la République : Le peuple chilien a relevé pacifiquement sa démocratie après la période Pinochet. Quel enseignement peut-on tirer de l'exemple chilien alors que des coups d'Etat se multiplient en Afrique ? Carlos Quenan : Les situations de ces deux continents sont difficilement comparables. La région latino-américaine, constituée majoritairement par des pays à revenu intermédiaire, est bien plus développée que l’Afrique. Les sociétés civiles y sont assez actives même si la polarisation s’installant dans des nombreux pays dégrade le débat public. En Afrique, il y a une grande instabilité politique dont on a la preuve avec les évènements récents et une intensification ouverte des rivalités hégémoniques sur le plan géopolitique avec une présence croissante de la Russie et de la Chine. En revanche, en Amérique latine, le cycle des coups d’Etat militaires semble révolu même s’il y a une certaine désaffection vis-à-vis de la démocratie. L’apparition de mouvements et forces prenant appui sur cette situation constituent des menaces qu’il faut prendre au sérieux. Les expériences du passé au Chili et dans d’autres pays latino-américains qui ont subi des dictatures militaires entre les années 1960 et 1980 ont conduit à un considérable degré de maturité démocratique.

Rébellion du groupe Wagner contre Moscou, un semblant de coup d’état ?

par Christian Lequesne le 29 juin 2023
Vendredi dernier, Evguéni Prigojine et son groupe paramilitaire russe Wagner sont entrés en rébellion armée contre Moscou après avoir accusé l'armée russe d'avoir mené des frappes meurtrières sur des camps de ses combattants. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI, professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, analyse ce soudain revirement de situation qui n'a duré que vingt-quatre heures mais qui a remis en cause l'invulnérabilité de Vladimir Poutine.
Le Laboratoire de la République : Complot intérieur, machination des services secrets, diversion militaire…Près d’une semaine après les faits, quel sens donner à l’évènement ? Christian Lequesne : Il est difficile de lui donner un sens définitif. On s’interroge encore. Mais il semblerait que l’enjeu fut pour le chef des Wagner, Prirogine, de résister à l’absorption de ses mercenaires dans les troupes du ministère de l’Intérieur. D’où les mots très durs pour le ministre de la Défense, Choïgou, et pour le chef d’état major, le Général Guerassimov. Certains officiers n’aimant pas ces deux derniers, comme le Général Sourovikine, en ont profité pour appuyer Wagner. Ils reculent aujourd’hui, car Poutine est en train de reprendre la situation en mains. Le Laboratoire de la République : C’est la première fois depuis son arrivée au Kremlin que le pouvoir de Vladimir Poutine vacille. L’échec de Wagner va-t-il selon vous l’affaiblir ou au contraire le renforcer ? Christian Lequesne : Il est évident que c’est un affaiblissement. Dans un pays qui continue d’entretenir le culte du chef à la tête de la nation, toute contestation du chef se transforme en diminution de pouvoir. D’où la forte présence médiatique de Poutine depuis quelques jours sur le front de la guerre. Il commente les avancées russes, les pertes militaires etc. avec un sens du détail nouveau. Tout ceci pour bien montrer à l’opinion russe qu’il contrôle la situation. Il ne serait pas étonnant qu’il décide de faire monter la pression en termes de terreur. L’attaque du restaurant à Kamarotsk, qui a fait 10 morts et 61 blessés, peut être lu ainsi. Le Laboratoire de la République : Evgueni Prigojine pourrait-il jouer un rôle dans les mois ou années à venir en Russie ?  Christian Lequesne : Difficile à dire avec précision. Il est semble-t-il réfugié à Minsk où le président biélorusse l’aurait accueilli avec l’idée de jouer un rôle de médiateur avec Poutine. Les Wagner sont retournés au combat. Poutine, après avoir fustigé les traitres, a dit qu’il n’y aurait pas de poursuite. Prirogine à mon avis n’aura pas de rôle dans l’appareil d’Etat mais continuera à monayer ses services en faisant monter un peu les enchères. N’oublions jamais que derrière Wagner, il n’y a pas que des sentiments nationalistes. Il y aussi des intérêts financiers qui se traduisent en espèces sonnantes et trébuchantes pour leur chef. L’accès accru aux ressources minières en Afrique peut être une compensation. Le Laboratoire de la République : Comment pourrait finir le règne de Poutine ? Le scénario du putsch militaire est-il le plus probable ? Christian Lequesne : Je n’y crois pas de la part des militaires de l’armée régulière, mais de la part d’un groupe mercenaire comme Wagner, personne ne peut l’exclure. C’est dans le fond ce que Prirogine a tenté, sans que nous sachions s’il était décidé à aller au bout ou s’il voulait simplement faire monter la pression pour négocier son indépendance. Je pense que dans un pays comme la Russie, une « révolution de palais » n’est jamais à exclure, mais je verrai cela plutôt comme le fait de certains politiciens qui considèreraient Poutine « épuisé » en association avec des officines de renseignement. Mais une fois encore, je ne crois pas que nous en soyons là, comme la reprise en mains par Poutine l’a montré. Ce scénario serait plus probable si l’offensive ukrainienne réussissait à reprendre de grandes parts de territoire, donnant l’impression au peuple russe que le pays perd vraiment la face. Pour l’instant, une bonne partie de l’opinion russe, abreuvée par la seule télévision d’Etat, continue de croire que la Russie va gagner contre les fascistes ou les néonazis.

Il faut enseigner l’histoire positive des minorités

par François Heilbronn le 15 mai 2023 François Heilbronn
Professeur à Sciences Po, vice-président du Mémorial de la Shoah, entrepreneur, François Heilbronn publie un roman, "Deux étés 44" (Stock). Il y tisse le parallèle entre deux moments de son histoire familiale, qui se trouvent être deux moments fondamentaux de l’histoire des Français de confession juive. Il éclaire le Laboratoire sur les enseignements que la République pourrait en tirer.
Dans « Deux étés 44 » éditions Stock, François Heilbronn fait le parallèle entre deux moments de l’histoire de sa famille et de l’histoire de France. Août 1744 : son ancêtre, le docteur Isaïe Cerf Oulman sauve le roi de France Louis XV de la mort, mais son geste reste confidentiel car les juifs étaient des parias à l’époque et l’église était toute puissante. Août 1944 : 15 membres de sa famille sont assassinés par les nazis, d’autres meurent au combat pour la Libération. Le Laboratoire de la République : pourquoi avez-vous souhaité faire, selon l’expression d’Antoine Compagnon sur votre ouvrage, « l’éloge du patriotisme juif » ? Ce patriotisme vous semblait-t-il remis en question et n’aller plus de soi dans l’opinion ? François Heilbronn : J’ai souhaité raconter, ce qui est hélas bien trop méconnu par les Français de toutes origines, l’histoire sur un temps long de ces Français juifs vivant en France depuis 2000 ans. Raconter cet ancrage profond, cet attachement charnel et spirituel à la France, dont un patriotisme farouche n’en est qu’une des expressions. Ma famille juive française, mais comme tant d’autres, remonte très loin dans notre histoire nationale. J’évoque dans mon roman cet aïeul, le docteur Oulman qui va guérir Louis XV in extremis en 1744. Mais aussi dans la famille de son épouse on peut remonter au premier grand rabbin de Metz, Elie-Joseph Lévy en 1595, au dernier grand rabbin de France, Matathias Trèves en 1394 avant l’expulsion du Royaume et même à Rachi de Troyes, le plus grand talmudiste de tous les temps et le premier prosateur d’expression française au XIème siècle. Et ce patriotisme s’exprimera sous les formes les plus diverses, en servant l’État, les arts, l’industrie, les lettres mais aussi par l’engagement résolu dans toutes les guerres de la France, depuis la révolution émancipatrice jusqu’à nos jours, le plus souvent dans des unités d’élites, comme officier. Dans ma famille proche, 4 officiers de réserve mourront au champ d’honneur au cours des deux grandes guerres. Mon roman raconte donc ces deux étés 44 à deux cents ans de distance, l’un de 1744, annonciateur des Lumières et du retour des Juifs dans la Nation, l’autre de 1944, une plongée dans les ténèbres et les combats pour la survie où 15 descendants du sauveur de Louis XV seront assassinés dans les centres de mise à mort allemand avec la complicité active de l’État français. Le Laboratoire de la République : 1744 – 1944 : votre livre raconte, en filigrane, l’histoire d’une trahison, celle de la communauté juive par la France. Comment peut-on rester patriote et républicain, comme vous l’êtes, malgré cette trahison ? François Heilbronn : Ce n’est pas la France qui a trahi les miens. Ce n’est pas la France qui a livré aux assassins allemands et autrichiens, 15 membres de ma famille, dont deux officiers multi-décorés de 14-18, mon arrière-grand-père, le lieutenant-colonel Henry Klotz âgé de 78 ans et paralysé par ses blessures de guerre et son frère le capitaine Georges Klotz âgé de 76 ans, tous deux officiers de la Légion d’honneur à titre militaire et Croix de guerre 14-18 aux multiples citations. Non ce n’est pas la France, mais l’État français de Pétain, Laval, Bousquet et de tant d’autres traitres à la France. C’est la haute administration française, c’est le Conseil d’État qui a violé toutes nos lois fondamentales dont la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, pour valider des lois et décrets de discrimination et de spoliation des Juifs. C’est l’administration préfectorale qui a organisé les fichages, les spoliations et les rafles. Ce sont les recteurs qui ont chassé tous leurs enseignants juifs. C’est tout l’appareil d’État, qui a de rares exceptions, a trahi l’esprit des Lumières et nos principes républicains pour livrer les miens comme 76.000 autres Juifs Français et étrangers aux chambres à gaz de Birkenau et de Sobibor. La France, c’est le couple de sabotier et de cuisinière, Jacques et Marguerite Copet, qui cachèrent ma grand-mère et mon père et furent reconnus Justes parmi les Nations par l’État d’Israël. La France, ce sont les plus de 4.000 Justes parmi les Nations, les 1.038 Compagnons de la Libération dont de très nombreux Juifs, ce sont des Évêques et des Pasteurs qui dirent non au crime. Donc je reste patriote et républicain, car il y a toujours deux France qui s’affrontent comme sous la Révolution, la seconde et troisième Républiques, l’Affaire Dreyfus, l’occupation et encore aujourd’hui, entre celle qui croit aux lumières et à l’universalisme et celle qui se tourne vers un passé mortifère attirée par le populisme, le complotisme, le révisionnisme, la violence et les ténèbres. Le Laboratoire de la République : quelle place doit occuper selon vous la politique mémorielle dans l’intégration de tous à la République ? François Heilbronn : Je n’aime pas trop le terme de politique mémorielle, je préfère celui d’enseignement de l’Histoire. Nous devons en tant que Français faire face à notre histoire, ses pages de grandeur, de générosité, mais aussi celle de l’ombre et du crime. Je crois profondément qu’un peuple qui ne sait pas regarder son histoire en face, avec une exigence absolue de vérité ne peut pas avancer, regarder les Russes ou les Algériens d’aujourd’hui claquemurés dans des mensonges d’État et des fables qui les tirent vers le passé. La France depuis Jacques Chirac et grâce à l’initiative d’historiens précurseurs comme Léon Poliakov, Georges Wellers, Robert Paxton, Serge Klarsfeld et tous les autres grands historiens de l’État Français et de la collaboration et du nazisme, a su avancer. Enseigner la Shoah mais aussi les grands génocides du XXème siècle permet de progresser, de réfléchir, de lutter contre les mécanismes de haine de l’autre qui sont toujours vivaces. Cela permet aussi de déconstruire les discours de haine du Juif et de l’autre trop présents sur les réseaux sociaux. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi enseigner l’histoire positive des minorités. Par exemple j’enseigne un cours séminaire à Sciences Po sur « Les Juifs en France, une présence oubliée » soit 2000 ans d’histoire politique, culturelle, sociale, économique des Juifs en France. Par cet enseignement, je sors de l’enseignement victimaire réducteur de la participation des Juifs à la Nation française. L’Histoire des Juifs en France, ce n’est pas seulement l’Affaire Dreyfus et la Shoah. C’est aussi une histoire positive de contribution et de grandeur. Ce sont dix prix Nobel, six chefs de gouvernement, de grands écrivains, scientifiques, artistes et héros de la Résistance. C’est aussi ce que j’évoque dans mon roman « Deux étés 44 », où comment mon aïeul, le docteur Isaïe Cerf Oulman va sauver in-extremis le roi Louis XV d’une mort annoncée et ainsi le Royaume de France d’une invasion.

TikTok : face aux services de renseignement chinois, l’urgence d’une prise de conscience européenne

par Michel Guérin le 3 avril 2023 tik tok
Après la menace d’être interdite aux Etats-Unis et désormais, en Europe, l'application chinoise de vidéos courtes, TikTok, particulièrement populaire auprès des jeunes, est soupçonnée d'espionner notre vie privée et de récolter des données sensibles pour le compte de Pékin. Le Laboratoire de la République a demandé à Michel Guérin, ancien inspecteur général de la DGSI et ancien professeur à Sciences Po, de nous éclairer sur les objectifs technologiques des services de renseignement chinois.
Le Laboratoire de la République : la Chine apparaît depuis deux décennies comme une puissance montante dans les conflits du cyberespace. Quels sont ses objectifs ? Doit-on s'inquiéter de son influence grandissante ? Michel Guérin : La Chine veut égaler la puissance américaine et à terme la dépasser. Compte tenu de l'importance prise par le numérique dans nos sociétés, cette quête passe par la maîtrise de l'internet. D'abord au niveau intérieur, afin de contrôler la sphère domestique, d'où la volonté d'atteindre la souveraineté. Puis, il s'agit d'étendre, si possible, son influence le plus loin possible au plan international. Il faut reconnaître que les résultats sont d'ores et déjà spectaculaires puisqu'à côté des géants nord-américains, les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), on parle maintenant des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Les premiers sont pratiquement voire totalement absents en Chine, alors que les seconds, maîtres chez eux, se développent en Asie et espèrent partir à l'assaut de l'Occident, bénéficiant d'un soutien du régime chinois très important. Tout le monde sait que le Parti communiste chinois veut faire de son pays une super-puissance cyber. J'ajouterai la toute première... car les Chinois ont compris qu'ils n'auront pas la suprématie mondiale s'ils ne gagnent pas la bataille du cyber. Le Laboratoire de la République : Le rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (Irsem) montre l'ampleur des réseaux d'influence développées par la Chine. La France ainsi que ses alliés (ex : l'Union européenne) ont-ils les moyens de les combattre ? Michel Guérin : La question n'est pas de savoir si on a les moyens mais si on a la volonté de se les donner. Cela commence par la nécessité d'une prise de conscience qui, n'en doutons pas, après quelque retard à l'allumage, est apparue, le rapport de l'Irsem en étant un bel exemple. Il convient de sortir d'un certain angélisme que nos sociétés occidentales, surtout européennes, ont manifesté trop longtemps vis-à-vis de l'Empire du milieu. L'appât du gain, la perspective d'accéder à un marché fabuleux ne peuvent pas tout expliquer, d'autant qu'ils se sont avérés bien trop souvent chimériques, ou à tout le moins semés d'embûches. Dans le monde contemporain, les Etats sont engagés dans une compétition féroce où les coups bas sont fréquents. A cet égard, le renseignement et la recherche d'appuis et de vecteurs pour diffuser sa vérité et étendre son influence jouent un rôle primordial. Pour les contrecarrer, la première chose est de les connaître. Cela est le rôle des services de renseignement qui alertent. Ensuite, il faut que leurs mises en garde soient entendues par les décideurs et qu'apparaissent une prise de conscience au niveau des opérateurs, économiques ou autres, via une bonne sensibilisation. Selon l'adage disant qu'une personne avertie en vaut deux, il convient alors d'adopter la bonne attitude ou prendre des mesures adéquates afin d'éviter que toutes ces actions d'influence, de propagande ou de pénétration réussissent.  Alors, oui, les moyens existent ! Le Laboratoire de la République : Les institutions fédérales américaines, la Commission européenne, le Parlement européen et plusieurs gouvernements occidentaux ont interdit le réseau social chinois TikTok sur les appareils professionnels, invoquant des inquiétudes en matière de sécurité des données. Quel est le poids du renseignement dans les conflits modernes ? Quelles évolutions avec les réseaux sociaux ? Michel Guérin : De tout temps, le poids du renseignement dans les conflits a été important. Si sa présence était souvent occultée, ce n'était pas à cause d'une absence mais d'un manque d'intérêt des chroniqueurs pour cette chose par nature cachée et donc se prêtant mal à la lecture et à l'analyse. Les choses ont évolué avec l'apparition des intelligence studies, et maintenant tout le monde a bien conscience de son rôle. Il est même considéré primordial dans certains domaines comme celui de la lutte contre le terrorisme que l'on considère comme une "guerre de renseignement". En effet, sans renseignement, on ne peut anticiper, prévenir ou neutraliser. Sans renseignement on est sourd et aveugle. L'apparition des réseaux sociaux n'a rien changé fondamentalement, elle a simplement modifié la donne, le renseignement s'y adaptant et s'en servant à la fois dans ses modes offensif et défensif. Ainsi, si on peut redouter, au plan technique, la mise en place de back doors et autres dispositifs permettant, dès lors qu'ils sont installés sur un appareil, de "pomper" les données que celui-ci contient, ils peuvent être utilisés comme supports pour des actions classiques de renseignement. Par exemple, c'est le cas pour l'approche ou le recrutement de sources humaines, comme l'ont récemment indiqué des informations parues dans les médias concernant l'utilisation, afin d'arriver à leurs fins, de Linkedln  par les SR chinois, avec la création de profils fictifs, ou Leboncoin par les SR russes. Servant de vecteurs aux célèbres fake news, qui ne rélèvent ni plus ni moins que de la très classique désinformation, les réseaux sociaux ont été également abondamment utilisés, et continuent de l'être, par les organisations djihadistes pour leur propagande et leur recrutement.

Le Laboratoire
de la République

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