Rubrique : République indivisible

Regards croisés sur le Service National Universel : « une expérience enrichissante, permettant le dépassement de soi »

par L'équipe du Lab' le 6 avril 2023
Dans cette série consacrée au Service National Universel, Le Laboratoire de la République donne la parole à ceux qui font vivre ce programme dans toute la France depuis sa création en 2019. Aujourd’hui, deux jeunes qui ont effectué leur SNU nous répondent. Albin est étudiant à l’université catholique de Lille en Droit et Science Politique. Maé est lycéenne, en première HLP (Humanités, Littérature et Philosophie).
Le Laboratoire de la République : Racontez-nous votre expérience. Où avez-vous fait votre SNU, dans quelles conditions ? Qu’avez-vous appris de façon générale ? Avez-vous-eu auparavant une expérience d’engagement républicain ou de formation républicaine ? Albin : J’ai réalisé le séjour de cohésion de deux semaines à Die, dans un centre tout proche de la forêt et des montagnes. J’étais logé dans un « marabout », une espèce de grande tente avec 8 couchages. C’était au début des grandes vacances de la fin de mon année de 4e, j’ai donc dû passer mes épreuves de français en avance pour pouvoir y participer. Etant engagé dans le cadre associatif et de représentation lycéenne notamment au Conseil National de la Vie Lycéenne, j’avais beaucoup entendu parler de la mise en place du SNU. Je voulais comprendre concrètement, au travers de l’expérience ce que j’allais vivre, ce qu’était vraiment ce fameux Service National Universel. Maé : Mon expérience au SNU fût vraiment intéressante. Tout d'abord, la vie en communauté était vraiment enrichissante, notamment avec la vie quotidienne dans le foyer, qui m'a permis d'être plus autonome, mais également avec les diverses activités physiques qui nous ont permis de renforcer notre cohésion,  nous en ressortions toujours plus unis et plus solidaires. S'ajoute à ça les nombreuses interventions sur des thèmes tel que le patrimoine et la culture française, ou encore la défense et la sécurité, des interventions qui m'ont vraiment plu, elles m'ont permis d'élargir mes connaissances sur la France, mais également sur l'Union Européenne, des connaissances que je n'avais pas acquises auparavant car ce n'est pas un sujet qui m'attirait plus que ça, mais aujourd'hui je suis contente d'avoir pu en apprendre plus. Le Laboratoire de la République : La première phase du SNU constitue l’aboutissement du parcours citoyen. Avez-vous été satisfait des modules proposés et de votre expérience en général ? Que changeriez-vous ou non au sein de cette première phase ? Albin : La première phase du SNU restera pour moi une expérience profondément enrichissante, permettant le dépassement de soi au travers d’activités comme la via ferrata ou bien même l’escalade, l’accrobranche et les activités physiques comme le canoë que je n’aurais probablement pas faites par moi-même. De plus, le fait que nous ayons été réunis avec des jeunes qui venaient d’horizons complètements différents, que nous ne connaissions pas, nous a permis de nouer de forts liens en seulement deux semaines passées ensemble. Nous n’avions accès à nos téléphones portables qu’une heure par jour, et cette restriction nous a probablement permis de plus nous tourner vers les autres. Au-delà des amitiés et des expériences vécues, nos journées ont été rythmées par des activités ludiques et des rencontres avec de nombreux acteurs de la République et d’autres organes liés. En effet, nous avons passé la formation aux premiers secours, rencontré des représentants de l’armée, de la banque de France et des secours. Pour nombreux de mes camarades volontaires au SNU, l’objectif était de comprendre et matérialiser leur nationalité et avoir une première expérience du service. Au sens général, j’ai apprécié ce séjour de cohésion qui m’a permis de sortir de ma zone de confort et, grâce à ça, de me découvrir. Il y a eu, c’est sûr, des moments durs, des moments où je me suis dit « mais pourquoi je suis venu ? », et où j’ai remis en question ma participation, notamment dans des moments particulièrement difficiles comme quand, pendant plusieurs nuits, nous avons dû nous réfugier avec des lits de camps dans une salle des fêtes à cause de forts orages, quand nous devions nous laver à l’eau froide (heureusement pendant l’été) ou bien quand nous étions tout en haut d’une falaise et qu’il fallait descendre en rappel. Je crois bien que je n’aurais pas pu aller au bout de cette expérience si le groupe n’avait pas été là, si ces volontaires comme moi ne m’avais pas aidé. Je crois vraiment que c’est dans ces situations que la solidarité a pu gommer les difficultés que nous pouvions tous avoir. Alors, non, je ne changerai rien de tout ce que j’ai vécu. Aujourd’hui, je suis heureux de ce que j’ai vécu et je crois que c’est à la fin de ce séjour particulièrement fort que l’on se rend compte à quel point cela nous a permis de nous construire. Maé : Cette expérience au SNU m'a inculqué de nouveaux enseignements. Elle m'a donné le courage de poursuivre mes objectifs et de les atteindre, et j'ai donc appris à ne jamais abandonner quelle que soit la raison. C'est avec des interventions sur les handicaps que j'ai pris conscience de l'importance de devoir toujours rester motivé pour affronter les obstacles de la vie ! Le Laboratoire de la République : Recommanderiez-vous à tous les jeunes de faire leur service ? Pensez-vous qu’il serait nécessaire d'imposer le SNU ? Albin : Je recommande évidemment le SNU à ceux qui souhaitent vivre une expérience hors du commun de faire le SNU. Mais je ne crois pas qu’il faille le rendre obligatoire car ce qui fait que le SNU est une expérience incroyable repose sur l’envie des jeunes et leur motivation à y participer. Encourager les jeunes à s’y intéresser et ensuite à participer est important.  Maé : Je recommande le SNU car il est enrichissant, mais également marquant. Que l'on soit sociable ou réservé, petit ou grand, sportif ou non, on y trouve toujours sa place !

La vie d’élu local : le malaise de nombreux maires

par Vincent Chauvet le 5 avril 2023 Vincent Chauvet
Depuis 2020, l’association des maires de France constate que plus d'un millier de maires ont quitté leurs fonctions. Le nombre d'élus locaux, et notamment de maires, qui démissionnent atteint des records. Le Laboratoire de la République a interrogé Vincent Chauvet, maire d’Autun (Saône-et-Loire) et 1er vice-président de la communauté de communes du Grand Autunois Morvan (CCGAM), sur sa vie quotidienne d’élu et les problèmes qui en découlent. Le Morvan, où l'on constate un recul des services publics, est un des territoires ayant connu une vague de démissions d'élus.
Le Laboratoire de la République : constatez-vous personnellement une forme de malaise ou de fatigue touchant les élus locaux ? Si oui, quels en sont les grands déterminants ? Vincent Chauvet : Il est certain qu’il y a aujourd’hui un fossé entre les programmes que les élus ont porté devant leurs électeurs en 2020, et la réalité trois ans après. Personne n’aurait imaginé que les énergies de début de mandat seraient consacrées à gérer les conséquences d’une crise sanitaire, d’une guerre sur le continent engendrant une crise énergétique puis une inflation forte. Forcément, je comprends que le contexte d’exercice actuel des mandats locaux génère un certain nombre découragement. Pour l’élu lui-même, le mandat électif s’observe et s’évalue sur la balance entre le travail positif réalisé, les projets sortis ou engagés, face aux difficultés à résoudre et à surmonter. Pour cela, nous nous mobilisons bien souvent au détriment des vies de famille, des carrières professionnelles, pour l’intérêt général. Il faut sans doute revoir le statut de l’élu, pour continuer de susciter l’envie des citoyennes et citoyens de s’investir pour le collectif, ce qui m’anime et me motive pour ma part encore comme au premier jour de mon engagement public.             Le Laboratoire de la République : comment avez-vous vécu personnellement votre début de mandat ? Avez-vous rencontré des difficultés qui auraient pu vous décourager ? Vincent Chauvet : A la fois avec confiance, mais aussi avec des inquiétudes quotidiennes où j’ai pu parfois ressentir un sentiment d’impuissance. Confiance car nous avons réussi, une équipe d’élus et d’agent impliqués et mobilisés, à faire avancer sereinement nos projets municipaux les plus ambitieux, notamment les grands chantiers prévus dans le dispositif Action Cœur de Ville pour la requalification du centre historique sur le volet commercial, de l’habitat, du patrimoine et des mobilités. En revanche, je passe une grande partie de mon temps d’élu sur la fonction de Président du conseil de surveillance de l’hôpital d’Autun. Sans réel pouvoir de décision, et en première ligne face à toutes les difficultés d’une question devenue la principale source d’inquiétude et de défiance pour nos habitants. Autun vient de perdre sa maternité publique, la seule à 1h30 de route pour beaucoup d’habitants du Morvan. Malgré nos efforts et la mobilisation des tous les acteurs du territoire, il n’y a pas de recette miracle immédiate à la pénurie de professionnels de santé, rencontrée (quasi) partout en France. Une réalité qu’il faudra affronter pendant encore plusieurs années, et contre laquelle je me bats avant tout sur le terrain du renforcement de notre attractivité territoriale et du changement des modèles, plutôt que du déclinisme et de la fatalité. Le Laboratoire de la République : avez-vous le sentiment que l’État soutient suffisamment les élus locaux et que vous avez les moyens d’exercer votre mandat ? Vincent Chauvet : Contrairement à la période précédant 2017, et même si nous pourrions attendre toujours plus, l’Etat a garanti aux communes les moyens financiers d’agir dans ses prérogatives. Il a été au rendez-vous du financement de nos investissements. Le « couple » Maire/Préfet s’est renforcé depuis la crise sanitaire, pendant laquelle la coopération s’est avérée vraiment efficace. En revanche, il est bien plus difficile de boucler les budgets communaux et intercommunaux en raison des coûts exponentiels des dépenses d’énergie. Nos communes reviennent à l’essentiel et priorisent les investissements pour la rénovation énergétique des bâtiments. Je suis persuadé que nous tirerons sur le long terme du positif à ces difficultés, notamment pour la transition écologique. Le Laboratoire de la République : l’AMF estime à 1500 le nombre d’agressions d’élus municipaux au cours de l’année 2022, une hausse de 15% par rapport à 2021. Constatez-vous un changement des relations avec certains citoyens ? Pourquoi ? Vincent Chauvet : Dans une société de l’immédiateté, ou tout est dû à chacun, il y a effectivement une infime partie de nos habitants qui se laissent de plus en plus aller à la déviance et ce n’est pas acceptable. Le Maire est souvent à portée de baffes de toutes les frustrations du quotidien. J’ai malheureusement dû faire face plusieurs fois depuis ma prise de fonctions à des agressions verbales nécessitant une action en justice. Menaces de mort, injures publiques, outrages et insultes constatées sur les réseaux sociaux à mon encontre mais aussi à celle d’autres élus autunois, seules des peines de sursis ont été prononcées. Or, les faits ont été réitérés plusieurs fois, tant sur les réseaux sociaux que dans la rue. On peut aussi s'interroger sur la lenteur des procédures qui finissent par laisser courir le délai de prescription des délits visés par les propos sur les réseaux sociaux, ce qui absout de fait leurs auteurs. Il faut d'urgence mettre un terme à la culture de l'excuse à l’encontre des auteurs des violences envers les élus, revoir au plus vite l'appréciation des "limites acceptables au débat public ou à la critique envers les élus", et arrêter de considérer le fait que la victime soit une femme ou un homme politique soit une circonstance atténuante, voire penser que l'élu est en quelque sorte lui-même responsable de tels actes, comme s'il "l'avait bien cherché".

« Ne faiblissons pas face aux attaques antisémites »

par Caroline Yadan le 30 mars 2023 Caroline Yadan
Trois députés, Caroline Yadan (Paris), Éric Bothorel (Côtes-d’Armor) et Mathieu Lefèvre (Val-de-Marne) ainsi que le parti EELV ont saisi mardi 14 février la procureure de la République de Paris pour demander le blocage d’ « Europe Écologie – Les Bruns », un forum néonazi. Ce site est l’extension du site Démocratie participative, créé et animé par le néonazi Boris Le Lay, caché au Japon. Caroline Yadan éclaire cette initiative pour Le Laboratoire de la République.
Le Laboratoire de la République : Pourquoi avez-vous décidé, avec Éric Bothorel et Mathieu Lefèvre, de saisir la procureure de la République de Paris ? Caroline Yadan : Sur un plan purement juridique, l’article 40 du code de procédure pénale est très clair : tout citoyen ayant connaissance de faits pouvant constituer un crime ou un délit doit saisir le Procureur pour qu’il apprécie les suites à donner. Il s’agit bien d’une obligation civique, d’un devoir incombant au citoyen. En l’occurrence, les faits sont plutôt clairs : apologie du IIIe Reich, promotion d’un séparatisme d’extrême-droite, antisémitisme décomplexé, fantasmes de guerre raciale … Par le passé, Monsieur Le Lay, néonazi Français, a déjà été condamné pour des faits similaires, puisqu’il doit purger une peine de plus de 10 ans de prison et qu’il fait l’objet d’un mandat d’arrêt Interpol. Les demandes d’extradition adressées au Japon n’ont, pour l’instant, pas porté leurs fruits. Au-delà de la simple démarche civique et juridique, l’enjeu de dénonciation de ces faits est, pour moi, fondamental. Il s’agit ici d’incarner la fermeté républicaine, et de ne pas faiblir face aux menaces et attaques faites à notre démocratie et à nos valeurs. Face à des faits aussi graves, il est de notre responsabilité d’incarner un rempart républicain et de lutter contre toutes les formes de racisme. Comment ne pas s’inquiéter de voir fleurir ce type de propos et de comportements sur Internet ? Je suis surtout inquiète et interrogée par le silence assourdissant des extrêmes sur ce sujet : ce silence est très révélateur… Le Laboratoire de la République : Dégradations de cimetières ou sur la voie publique, manifestations, diffusion sur internet : l’antisémitisme d’extrême-droite semble être plus présent qu’avant. La parole antisémite d’extrême-droite s’est-elle libérée ? Si oui, à la faveur de quoi ?  Caroline Yadan : L’augmentation des actes antisémites en France est constante. Elle a été de 74 % en 2021 et représente 60% des actes racistes alors que les juifs représentent 1% de la population. La dernière radiographie de l’antisémitisme, publiée par Fondapol en 2022, démontre que les Français ont conscience de la progression de l’antisémitisme : 64% des personnes interrogées estiment que l’antisémitisme est plus répandu qu’auparavant. La progression du phénomène antisémite, en France mais aussi dans le monde, est très inquiétante. Déferlement de la haine en ligne, poussée des thèses conspirationnistes, haine d'Israël, islamisme, récupération de la mémoire de la Shoah, attentats perpétrés en France, en Allemagne ou aux USA, assassinats, meurtres, menaces à l’encontre des Juifs, slogans antisémites scandés dans des manifestations, infiltration dans le mouvement des Gilets Jaunes ou des antivax, le phénomène perdure à travers l’histoire et se renouvelle dans ses formes et ses expressions. L’antisémitisme multiplie les visages et les faux semblants. Pour tenter de tromper notre vigilance, il se pare sans cesse des habits de notre temps. L’antisémitisme est attisé aujourd’hui par l’extrême-gauche, sur fond de haine d’Israël et de complaisance à l’égard de l’islamisme. L’antisémitisme qui tue aujourd’hui en France est l’antisémitisme islamiste. L’antisémitisme d’extrême-gauche a supplanté celui de l’extrême-droite dans l’espace médiatique classique et dans les arènes politiques. Toutefois, cette nouveauté ne doit surtout pas nous induire en erreur ou nous rassurer quant à une potentielle disparition ou diminution de l’antisémitisme de l’extrême-droite. Le Rassemblement National se positionne actuellement comme luttant contre l’antisémitisme, notamment à l’Assemblée nationale, dans une volonté de respectabilité : de la triste remise de médaille de la ville de Perpignan à Serge Klarsfeld par Louis Aliot à la volonté toute récente de prendre la présidence du groupe d’étude sur l’antisémitisme à l’Assemblée Nationale, nous assistons à une instrumentalisation par le RN de cette lutte contre l’antisémitisme. La parole antisémite d’extrême-droite est, par ailleurs, soutenue par le manque de régulation des propos tenus sur Internet qui prolifèrent à la faveur des algorithmes de plus en plus pointés du doigt pour leur tendance à invisibiliser les opinions modérées au profit d’opinions extrêmes. Enfin, et c’est là une grande source d’inquiétude, ces propos antisémites répandus sur les réseaux sociaux atteignent nos jeunes, trop peu accompagnés dans le décryptage des médias et trop peu éduqués face aux dangers du complotisme et des extrêmes. Instagram et TikTok recensent des millions de hashtags liés à l’antisémitisme, selon une analyse conduite par l’association britannique « Hope not Hate », la fondation allemande Amadeu Antonio et le groupe suédois Expo Foundation. Le Laboratoire de la République : Le site source « Démocratie participative » serait toujours accessible malgré un blocage ordonné en 2018 selon Libération. Les pouvoirs publics ont-ils les ressources pour bloquer durablement les sites racistes ou antisémites de ce type ? Caroline Yadan : La demande de blocage est une solution technique peu efficace et n’éteint de toute façon pas la source de la haine. La parade est facilement trouvée : il suffit de recréer le même site en changeant simplement son nom de domaine. Concrètement, il s’agit du procédé bien connu de la « boîte postale », simplement plus moderne, dématérialisée et reproductible quasiment à l’infini. A ma connaissance, le site « Démocratie Participative » est beaucoup moins accessible depuis que Google l’a déréférencé. Cela signifie qu’il n’est plus possible de le trouver au moyen d’une recherche via cette plateforme. Cette situation interpelle sur la capacité de réponse des pouvoirs publics car nous n’avons évidemment pas les mêmes moyens d’intervention techniques que les GAFAM. D’ailleurs, aucun État n’en dispose factuellement. Très concrètement, le pouvoir détenu par ces entreprises questionne partout à travers le monde, tant et si bien que leur démantèlement est évoqué par plusieurs responsables politiques à l’international. Au cours de la présidence française de l’Union européenne, Emmanuel Macron a indiqué envisager cette solution parmi les options de régulation possibles, sur un moyen terme. La majorité présidentielle a beaucoup œuvré pour renforcer la législation, et a également porté un travail de fond à l’échelle européenne pour structurer une réponse régionale, à défaut de pouvoir être mondiale. Beaucoup a déjà été fait : instauration du principe de la majorité numérique ; installation obligatoire par défaut du contrôle parental sur les ordinateurs ; renforcement des obligations incombant aux gestionnaires de plateformes, plus particulièrement lorsqu’ils sont saisis par une demande émanant de la justice ou des services de polices, renforcement des effectifs de police pour mieux lutter contre la cybercriminalité, … A l’échelle européenne, l’adoption des 2 règlements Digital Service Act (DSA) et du Digital Market Act (DMA) donne les moyens à l’Union européenne de répondre aux dérives constatées chez les GAFAM, que ce soit dans leur fonctionnement ou les services qu’ils proposent à leurs utilisateurs ou bien dans leurs obligations de lutte contre les contenus illicites, la transparence en ligne, l’atténuation des risques ou les réponses aux crises. Concrètement, la France comme l'Union européenne se dote des moyens de sanctionner les entreprises tout comme les utilisateurs, en fermant les sites criminels et en condamnant leurs auteurs à des amendes ou des peines de prison selon les faits. Toutefois, beaucoup reste encore à faire car les réseaux sociaux et Internet sont des espaces évolutifs où l’économie de l’infox a encore de beaux jours devant elle. Nous devons réfléchir et construire les solutions techniques, juridiques, économiques et sociales pour endiguer et marginaliser ces phénomènes. Olivier Véran a rappelé l’ouverture prochaine des états généraux de l’information, pour acter le lancement d’un travail essentiel à faire à l’heure des fake news, des conséquences des sphères complotistes et antisémites, de l’impact des réseaux sociaux et des algorithmes sur l’information. Les réponses restent donc à construire sur le plan politique, et j’aurais à cœur d’y prendre part dans les prochaines semaines.

Regards croisés sur le Service National Universel : « Sur le plan humain, une expérience unique »

par Arthur Gadenne le 16 mars 2023
Dans cette série consacrée au Service National Universel, Le Laboratoire de la République donne la parole à ceux qui font vivre ce programme dans toute la France depuis sa création en 2019. Aujourd'hui, Arthur Gadenne, bénévole au sein du Laboratoire, recruté comme tuteur durant le séjour de cohésion du SNU du Val-de-Marne, nous fait part de son expérience.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous raconter votre expérience du SNU ? Arthur Gadenne : Entre deux emplois et sans réelle expérience d'encadrement de jeunes, j'ai eu la chance d'être recruté comme tuteur durant le séjour de cohésion du SNU du Val-de-Marne, du 19 février au 4 mars 2023. En tant que tuteur, notre rôle est d'encadrer et d'accompagner les jeunes volontaires durant leur SNU, de les encourageant à participer aux activités et de veiller à ce qu'ils se sentent à l'aise tout au long du séjour. Cela passe certes par un maintien de la discipline et des règles de vie, nécessaires à la vie en collectivité, mais également par une disponibilité permanente et une écoute bienveillante des jeunes. Bien que présent pour tous les jeunes, chaque tuteur a la responsabilité d'une maisonnée (mixte) d'une dizaine de jeunes. Quatre maisonnées forment une compagnie, coordonnée par un capitaine. Durant ce séjour, nous étions 16 encadrants : 10 tuteurs et 2 capitaines, une référente sport et cohésion, une infirmière et le chef de centre et son adjoint. Sur la centaine de jeunes inscrits, un peu moins de 80 ont finalement participé à ce séjour. Mon expérience SNU a commencé par une semaine de formation, durant laquelle j'ai rencontré l'équipe encadrante et où nous avons pu nous approprier le contenu des deux semaines à venir. Ensuite, nous sommes allés chercher les jeunes dans leur gare de départ (en Occitanie et à Versailles), et nous les avons accompagnés jusque Cachan (idem à l'issue du séjour : nous les avons raccompagnés jusqu'à leurs parents). Le séjour a donc réellement commencé le dimanche 19 février au soir, lorsque tous les jeunes furent arrivés. Les jeunes ont été installés à 2 ou 3 par chambre non-mixtes, ont récupéré leurs uniformes, rendus leurs téléphones et sont venus dîner au réfectoire, par maisonnée. Le rythme du séjour était intense : réveil des jeunes par les tuteurs à 6h30, petit déjeuner à 7h15, lever des couleurs et marseillaise à 8h puis activité du matin, déjeuner, activité de l'après-midi, et ensuite se succédaient les temps de démocratie interne, d'hygiène & de douche, de téléphone (moins d'une heure par jour, variable), entrecoupés par un dîner tous ensemble à 19h et la journée se terminait par le coucher à 22h, et l’extinction des feux à 22h30. A cela s'ajoutaient également des moments de préparation de la cérémonie de clôture (prévue le dernier jour), ainsi que des moments de détente dans les espaces communs (foyer, cour, …), sous la surveillance des tuteurs. Concernant les activités, elles étaient nombreuses et variées : séances de percussions (tambours, djembés, …), de cécifoot (football pour aveugles), de capoeira, journée sport et cohésion au parc de Choisy (curling d'intérieur, biathlon en gymnase, joelette, course d'orientation, spéléobox, …), de Taekwondo et de Hapkimudo, … Ainsi que des rencontres avec de nombreuses associations, venues leur parler d'économie circulaire, leur raconter l'Europe au quotidien dans Cachan, les faire devenir des élus de la Nation pour une journée (proposition et vote de loi, travail en commission, amendements, négociations et vote final). A ces activités se sont ajoutées la venue de la Police Nationale (prévention routière, sensibilisation au cyberharcèlement et intervention sur les drogues et les addictions) et de la Banque de France (Escape Game ludique autour de la finance, pour apprendre à mieux gérer son argent). Ils ont également réalisé leur Journée Défense et Citoyenneté (JDC) et passé leur diplôme de Prévention et Secours Civiques 1 (PSC1) Le Laboratoire de la République : Quels enseignements en avez-vous retiré ? Arthur Gadenne : Ce séjour fut riche en découvertes et en enseignements pour moi. D'une part, parce que j'ai eu la chance de participer à toutes les activités avec les jeunes : j'ai appris énormément auprès des intervenants, découvert des sports et des associations nouvelles. D'autre part, sur le plan humain, ce fut une expérience unique, et formidable. Je connaissais la vie en collectivité, mais je n'avais jamais encadré de mineurs, qui plus est de 15 à 17 ans. C'est un âge transitoire où l'on voit les futurs adultes qu'ils seront se dessiner, jusqu'à en oublier parfois qu'ils sont encore adolescents. Souvent, au cours du séjour, leur maturité et leur réflexion sur certains sujets m'ont surpris. Plus souvent encore, j'oubliais que j'avais affaire à des ados. En leur fournissant un cadre d'échange et des règles de vie, j'ai pu m'effacer partiellement et les laisser prendre le contrôle de leurs temps de démocratie interne, voir les désaccords naître entre eux et, au fil des échanges, des terrains d'entente se dessiner. L'impossibilité de se réfugier dans sa chambre, derrière son téléphone ou avec d'autres personnes qui pensent comme soi, les obligeait à parler, à s'écouter, à chercher à se comprendre, et aucun désaccord n'a dégénéré en conflit durant ces temps d'échange, bien au contraire : c'est rapidement devenu un jeu pour eux, de chercher à se convaincre mutuellement de leurs idées, et un prétexte au rire. Personnellement, j'ai également réalisé la grande exigence nécessaire pour accompagner des jeunes. Chez les encadrants, nous avions deux mots d'ordre : l'exemplarité et la neutralité. L'exemplarité d'abord : nous ne pouvons pas exiger des jeunes qu'ils respectent des règles que nous, adultes, ne respecterions pas. Nous étions donc astreints aux mêmes règles, aux mêmes horaires, à la même discipline, dormions dans des chambres identiques aux leurs et aux mêmes étages qu'eux. La neutralité ensuite : à un âge où ils ont mille questions, et sont encore malgré tout influençables, notre responsabilité de tuteur est de ne jamais partager nos opinions ou nos convictions, qu'elles soient philosophiques, politiques ou religieuses. Face aux nombreux sujets qu'ils abordaient d'eux-mêmes, j'ai réalisé combien il aurait été simple de juste leur donner mon avis, au risque de fermer le débat. Les laisser cheminer par eux-mêmes, leur poser des questions supplémentaires, les amener à considérer une réalité puis son contraire puis encore une autre, les faire atteindre des contradictions dans leur réflexion et les voir résoudre ces contradictions en formant leurs propres hypothèses et postulats : voilà qui était bien plus édifiant, et pour moi et pour eux. Et rien de tout cela ne nécessitait que je donne mon opinion personnelle. Un autre aspect du séjour m'a fortement séduit : les rencontres improbables de jeunes profondément différents, facilitée par la grande mixité sociale qui régnait au SNU. Les répartitions par chambre se sont faites aléatoirement, et mélangeait indistinctement les origines sociales, géographiques, économiques et culturelles. De ce brassage, certaines amitiés magnifiques se sont forgées, et plusieurs jeunes ont déjà prévu de se revoir, de passer leurs prochaines vacances ensemble. Alors que l'école de la République ne parvient plus à favoriser la mixité sociale dans notre pays, le SNU m'a prouvé non seulement que c'était encore possible, mais en plus qu'elle était bénéfique pour tous les jeunes. Je garderais un dernier souvenir gravé dans ma mémoire : durant le cours de Hapkimudo (art martial de self défense), j'ai vu deux jeunes filles, l'une après l'autre, réussir une prise de neutralisation sur deux jeunes garçons plus grands, plus lourds et plus musclés qu'elles. Après le mouvement, elles ont littéralement sauté de joie et l'une d'elles a éclaté d'un rire libérateur. A ce moment-là, j'ai eu la distincte impression qu'elles venaient de découvrir leur propre force, de comprendre qu'elles n'étaient pas vouées à perdre face aux garçons. Grâce au travail et à la technique apprise, elles ont pu surmonter leur handicap de taille et de force. Ce déclic est, à mes yeux, fondamental et j'espère que de nombreuses autres jeunes femmes auront la chance de le vivre un jour (pour celles qui en ont besoin évidemment). Le Laboratoire de la République : Recommanderiez-vous le SNU et si oui, pour qui et à quel moment ? Arthur Gadenne : Le SNU est une expérience que tous les jeunes commencent avec une certaine appréhension. La timidité des premiers jours laisse rapidement place à l'aisance et au plaisir de la découverte du séjour et, lors du dernier jour, près d'un tiers des jeunes pleuraient à chaudes larmes en disant au revoir à leurs amis. Si la plupart des jeunes sont venus de leur plein gré, certains n'avaient pas choisi d'être là. Pourtant, tous sont repartis le cœur lourd, et tous ont adoré leur expérience au SNU, pour des raisons parfois très différentes. Je recommande donc le SNU pour tous les jeunes, qu'importe leur maturité, leur niveau scolaire ou leurs engagements extra-scolaires. Qu'ils y aillent en courant ou à reculons, ils y apprendront beaucoup, et en ressortiront grandis !

« La littérature est la vigie et la gardienne de notre esprit critique ! »

par Mathieu Laine le 13 mars 2023 Mathieu laine
Entrepreneur, essayiste et professeur à Sciences Po, Mathieu Laine sera l’invité des Conversations Éclairées le 15 mars prochain, pour présenter son nouvel essai, La compagnie des voyants (Grasset). Il évoque aujourd’hui pour le Laboratoire de la République le rôle qu’il assigne à la littérature et aux grands écrivains en démocratie.
Le Laboratoire de la République : Dans un monde où renaissent les idéologies, la littérature a-t-elle encore une place ? Si oui, laquelle ? Mathieu Laine : La place de la littérature est d’autant plus essentielle dans nos sociétés que les idéologies non seulement renaissent mais se radicalisent. L’idéologie n’est pas néfaste en soi. Le primat d’une idée, d’un bouquet de valeurs donne son plein sens au combat politique. Il n’y a rien de pire qu’une politique déracinée prétendant à l’absolu pragmatisme technocratique et clinique, qui est une idéologie refusant de se donner un nom et un mal se prenant pour son remède. La floraison du Laboratoire de la République prend racine dans une terre républicaine, son Manifeste invitant à transformer ce creuset en action par la répétition d’un puissant « Nous devons ». Le risque véritable des idéologies contemporaines, de ces constructivismes de la déconstruction et des néo-communautarismes actuels, c’est qu’ils prétendent exercer une domination hégémonique dans notre rapport au monde, aspirant au fond à éteindre la lumière et toute forme de débat, de confrontation sereine des idées contraires. Cette prétention à l’exclusivité intellectuelle devient d’autant plus nocive lorsqu’une idéologie se construit ou s’érige en opposition à d’autres : les positions se figent, les esprits se ferment et nous ne parvenons plus à comprendre ou à dialoguer avec le camp d’en face. Face à ce danger viscéral pour la démocratie et ses piliers essentiels que l’on croyait, non sans naïveté, définitivement acquis sur nos terres, la littérature offre un précieux remède. Elle ouvre les portes et les fenêtres de l’esprit humain en nous plongeant dans D’autres vies que la mienne, pour reprendre le si beau titre d’Emmanuel Carrère. Elle nous vaccine contre la tentation du simplisme, des effets de bulle et de l’enfermement idéologique. Car l’ouverture à l’autre, la rencontre avec l’altérité sont inscrites dans son code génétique. C’est la nature même de la littérature de nous donner de vivre les émotions des personnages et de les transformer, par sédimentation en nous, en recul, en compréhension, en maturité humaniste. Pour citer Maurice Blanchot, « L’expérience de la littérature est l’épreuve même de la dispersion, elle est l’approche de ce qui échappe à l’unité ».  Justine Augier résume également à merveille le rôle des lettres face aux revendications idéologiques : « Quoi qu’elle ait à raconter, quelle que soit sa forme, la littérature défait ce qui enferme »;la littérature « fait vivre la pluralité en chacun, donne vie en soi à d’autres regards sur le monde ». La littérature est la vigie et la gardienne de notre esprit critique. Elle s’avère d’autant plus précieuse lorsque celui-ci est menacé par le discours à œillères des faux prophètes. Un roman à la main, « nous pouvons sortir de nous, savoir ce que voit un autre de cet univers qui n’est pas le même que le nôtre et dont les paysages nous seraient restés aussi inconnus que ceux qu’il peut y avoir dans la lune » écrit Marcel Proust dans Le temps retrouvé. C’est grâce à elle que Kamel Daoud s’est arraché à l’islamiste radical qui ne supporte que la lecture d’un seul livre. C’est aussi elle qui a permis à Michel Schneider de se sortir du Maoïsme, la lecture de La Recherche lui ayant parue incompatible avec l’idéologie totalisante qu’il récitait comme on le fait d’un catéchisme. Le Laboratoire de la République : Vous citez régulièrement la phrase de Roland Barthes : « La littérature ne permet pas de marcher, mais elle permet de respirer. » L’émancipation ne passe-t-elle pas aussi par la littérature de combat, en prise directe avec la réalité sociale ou politique, d’Annie Ernaux à Virginie Despentes que vous évoquez d’ailleurs dans La compagnie des voyants ? Mathieu Laine : La littérature est une arme plus puissante qu’il n’y paraît. Voilà pourquoi les dictateurs veulent toujours écrire un livre et l’imposer à tous tout en ayant horreur des romanciers et de leurs romans. Bien entendu, la littérature de combat, ou littérature engagée, est essentielle pour permettre aux sociétés humaines d’évoluer vers davantage de liberté et de fraternité. Le combat de la littérature réside précisément dans le choix d’opter pour les mots plutôt que les fusils : l’engagement n’implique pas nécessairement la violence, bien au contraire. Virginie Despentes a mille fois raison lorsqu’elle écrit Vernon Subutex et nous fait découvrir les vicissitudes d’autres vies que la nôtre tout en nous mettant en garde contre la tentation de la haine (« C’est vivifiant, la haine. Il n’y a qu’à aller sur Twitter pour comprendre que tout le monde en a envie ») et ô combien tort lorsqu’elle défend, dans un élan abjecte, les terroristes ayant perpétré les attentats de janvier 2015 dans les locaux de Charlie Hebdo. A ce sujet, je suis fidèle à la vision du Contre Sainte-Beuve de Proust : peu importe l’auteur, sa vie et sa pensée, seule l’œuvre m’intéresse et c’est pourquoi cette trilogie à toute sa place dans ma Compagnie des voyants. « On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments » affirmait déjà André Gide. La puissance subversive de la littérature, cette puissance explosive dans Mario Vargas Llosa parle si bien, réside dans sa capacité à interroger la validité, la pérennité et la légitimité de nos modèles sociaux, politiques, économiques ou intellectuels. Écrire, mais aussi lire et relire (mon livre invite aussi à relire !), c’est refuser de se contenter du monde tel qu’il est. En ce sens, la littérature offre bien un chemin d’émancipation.  Le Laboratoire de la République : Il y a quelques mois, des propos tenus par Michel Houellebecq dans la revue Front Populaire ont soulevé de nombreuses critiques. Les grands écrivains sont-ils toujours de bon conseil ?  Mathieu Laine : Si la littérature cultive l’esprit critique, c’est aussi et parfois surtout pour que nous puissions en faire preuve face aux grands écrivains eux-mêmes. Le cas Céline illustre assez l’ambivalence du génie littéraire : on ne lit pas Voyage au bout de la nuit et Bagatelles pour un massacre (l’un des trois pamphlets céliniens, à vomir d’antisémitisme et de haine) de la même manière. On en revient, comme je l’évoquais à l’instant, à la distinction essentielle formulée par Marcel Proust dans son Contre Sainte-Beuve : l’homme n’est pas l’œuvre, l’œuvre n’est pas l’homme. Le critique littéraire Sainte-Beuve affirmait que l’œuvre d’un écrivain constituait le reflet de sa vie. Proust refuse l’équation et sépare la production intellectuelle ou artistique des événements biographiques : « L’homme qui fait des vers et qui cause dans un salon n’est pas la même personne ». Certes, « on ne donne rien si libéralement que ses conseils » nous avertit François de La Rochefoucauld dans ses Maximes. Il faut toujours se méfier de ceux qui ont la prétention d’avoir toujours raison. Camus nous avait prévenu et je préfèrerai toujours la nuance humaniste enracinée sur des valeurs fortes à la radicalité qui encapsule et, à la fin, qui exclut ou pire encore. Le Laboratoire de la République : L’œuvre de Roald Dahl, jugée trop « offensante », a été récemment réécrite par la maison d’édition Puffin Books, ce qui a provoqué une vive polémique. Comment résister aux dérives de la cancel culture ? Mathieu Laine : La réécriture de l’œuvre de Roald Dahl est d’autant plus préoccupante que l’auteur n’est plus là pour donner son point de vue sur ces changements : l’histoire de la littérature est pleine de ces travaux de réagencement, de suppression ou de modification, mais ils sont traditionnellement l’apanage de l’auteur ! Ou du censeur, dans les pays désertés par la tradition républicaine et la liberté d’expression. Il est proprement scandaleux qu’une maison d’édition ait pu se prêter à un tel exercice sans l’accord de l’écrivain. L’inquiétude face à la montée de la cancel culture tient au fait que cette censure existe désormais au sein même des démocraties : la Grande-Bretagne, comme le montre l’exemple de Roald Dahl, mais aussi les États-Unis, ce dont témoignait déjà Philip Roth en 2000 (!) avec La Tache, où Coleman Silk, professeur d’université, est injustement renvoyé  au prétexte qu’il aurait employé un qualificatif raciste pour désigner deux élèves absents  de son cours : « « Raciste », il avait suffi de prononcer le mot avec une autorité officielle pour que ses alliés prennent leurs jambes à leur cou jusqu’au dernier »… Le roman de Roth illustre particulièrement bien les dangers du moralisme hypocrite et la dérive fascisante de la culture woke, qui refuse ce qu’est la science comme le débat démocratique, à savoir la confrontation sereine, apaisée et libre des idées contraires, et tente de réécrire non seulement les œuvres littéraires, mais aussi l’Histoire pour faire triompher une vision biaisée du monde. Pour lutter contre cette radicalisation de la bien-pensance, il conviendrait d’abord de respecter, de sanctuariser l’héritage culturel qui est le nôtre, y compris pour le critiquer. Ce travail de préservation et de mémoire est prégnant chez Toni Morrison, par exemple : elle se confronte ouvertement au passé traumatique des Afro-Américains dans son roman Beloved, dont la dédicace (« Soixante millions et davantage ») rend hommage aux victimes de la traite négrière, sans pour autant sombrer dans l’injonction à réécrire ou à exclure. Il serait également intéressant que les détracteurs de certains ouvrages proposent à leur tour une production intellectuelle ou artistique en accord avec leur vision du monde. Plutôt que de réécrire l’ancien, pourquoi ne pas commencer par écrire le nouveau ? Il est plus facile de s’armer d’un correcteur orthographique moralisateur pour piétiner le legs d’un auteur que de faire œuvre soi-même. Si l’on entend défendre la liberté autant que la responsabilité, c’est pourtant le seul chemin moralement acceptable. Romans « républicains » de la sélection Mathieu Laine : "La littérature est l'alliée de l'esprit critique" - Laboratoire de la République (lelaboratoiredelarepublique.fr) Si l’on entend par « républicain » une tradition politique alliant l’héritage intellectuel des Lumières, la laïcité, la justice sociale, la délibération démocratique et la défense du progrès, voici quelques livres de La Compagnie des voyants qui me semblent correspondre à l’adjectif, même s’ils le sont tous, à mon sens. Lady L., Romain Gary : dénonciation magnifiquement incarnée du terrorisme intellectuel et politique, de l’idéologie destructrice ; refus de céder au pouvoir magnétique d’un leader charismatique, Armand Denis, qui dicte à ses acolytes leurs opinions comme leurs comportements. Le roman de Gary nous met en garde contre la dictature de l’émotion – passion amoureuse, orgueil démesuré ou bons sentiments aveugles : ainsi, Lady L. considère les anarchistes comme « des rêveurs d’absolu qui prennent leur noblesse et l’exquise qualité de leurs sentiments humanitaires pour une doctrine sociologique ». Lord Glendale avertit Lady L. avant même qu’elle ne prenne conscience de son aliénation intellectuelle : « Vous êtes tous les deux des passionnés, vous ignorez entièrement les latitudes tempérées, les seules où le bonheur humain se manifeste parfois avec quelque chance de durer » ; ces « latitudes tempérées » ne sont-elles pas précisément celles défendues par le projet républicain ?   Sa Majesté des mouches, William Golding: Ralph le démocrate contre Jack le démagogue. La conque, symbole de la libre-parole et du débat démocratique, joue un rôle fédérateur essentiel. Tant qu’un enfant la tient dans ses mains, il a le droit de s’exprimer, d’interroger les choix du groupe et de proposer d’autres modèles à ses congénères. Sur l’île des enfants perdus, le coquillage représente littéralement la res publica, qui fait de l’organisation sociale une « chose publique ». Les Démons, Fiodor Dostoïevski : le roman de Dostoïevski offre précisément le négatif du projet républicain. Bien que la Russie soit encore un empire en 1873, l’auteur nous met en garde contre « l’un des maux les plus dangereux de notre civilisation actuelle », à savoir l’extrémisme idéologique. A la fois pamphlet politique et drame métaphysique, Les Démons nous invitent à nous défier de tout projet réformateur qui repose sur une doctrine simpliste, une appropriation du pouvoir et la violence arbitraire. La Ferme des animaux, George Orwell: là encore, Orwell nous présente moins la république idéale que son dévoiement funeste. L’hypocrisie des cochons, qui n’hésitent pas à affirmer que « Tous les animaux sont égaux » avant de préciser que « certains le sont plus que d’autres », réduit progressivement à néant la liberté que les animaux de la ferme pensaient conquérir en chassant les humains. Avant de faire la révolution, choisissons attentivement ceux qui vont succéder aux dirigeants en place, nous dit Orwell, qui nous rappelle également l’importance du débat démocratique.  Le tyran n’est pas le seul à saborder la république des animaux ; les moutons, qui bêlent à l’unisson, ne laissent aucune place aux protestations des autres membres de la communauté : « certains animaux auraient peut-être bien protesté, si à cet instant les moutons n’avaient entonné leurs bêlements habituels » ; ils « mirent fin à la discussion », « ruinant toute chance de discussion ». Quant au cheval Malabar, il y croit, il se donne, et il finit chez l’équarisseur : sublime invitation aux croyants et aux idiots utiles de se défier des promesses de Grands soirs.  Pourquoi j’ai mangé mon père, Roy Lewis : pour la croyance indéfectible en la puissance du progrès. A la croisée de la fable et du manuel d’histoire, Pourquoi j’ai mangé mon père reflète avec humour l’éternel débat qui agite nos sociétés, entre conservatisme et progrès, entre repli et ouverture. « Back to the trees! » ; « Remontons dans nos arbres et n’en bougeons plus ! » prône l’oncle Vania, effaré par l’ambition de son frère Edouard, qui ne cesse de réfléchir aux manières d’améliorer la vie quotidienne des pithécanthropes. « On peut avancer ou reculer (…) rester sur place est impossible » : aller de l’avant en privilégiant l’inventivité et l’innovation à la défiance ou à la crispation identitaire, voilà justement le projet d’Edouard, républicain avant l’heure à maints égards.

Regards croisés sur le Service National Universel : « Rendre le SNU obligatoire apporterait enfin une vraie mixité sociale »

par Bruno Thomas le 16 février 2023
Dans cette série consacrée au Service National Universel, Le Laboratoire de la République donne la parole à ceux qui font vivre ce programme dans toute la France depuis sa création en 2019. Aujourd’hui, Bruno Thomas, directeur adjoint en charge de l’encadrement et de la pédagogie du centre SNU de la Creuse, nous partage son expérience d’encadrement dans un des tous premiers centre SNU de France, un témoignage inspirant d’engagement pour la jeunesse.
Le Laboratoire de la République : Le centre SNU de la Creuse est un des tout premiers centres créés en France en 2019. Comment l’expérience a-t-elle évolué depuis la première édition ? Bruno Thomas : Lors de la première édition en 2019, nous faisions partie des départements pilotes du SNU. Si le programme pédagogique et les objectifs étaient très clairs, l’organisation concrète et le déroulement du séjour sur le terrain ont été construits pas à pas. Notre équipe de base était composée d’un chef de centre, d’un adjoint aux finances et d’un adjoint encadrement pédagogique, moi-même. Sous le pilotage précieux des services de l’état (Education Nationale, Jeunesse et Sport, et représentants locaux du ministère de la défense) nous avons ensemble commencé par recruter une trentaine d’encadrants, et identifié des acteurs du territoire pour animer les nombreux modules de formation qui rythment le séjour de cohésion (éducation à la santé, activités sportives, valeurs de la République, lutte contre les fake news, …). Le séjour de cohésion dure deux semaines et alterne entre modules de formation et temps dédiés à d’autres activités. Durant le séjour, des règles de vie commune sont posées et partagées avec tous les jeunes volontaires, et tous les suivent avec beaucoup de rigueur. Plusieurs rituels quotidiens rythment le séjour et deux journées phares sont au programme : une journée défense et une journée protection et sécurité intérieure, avec des intervenants de la défense, de la Police Nationale, de la Gendarmerie et des brigades de sapeurs-pompiers volontaires. Les séjours de cohésion sont très intenses : durant deux semaines, les jeunes sont levés à 6h00, l’extinction des feux est à 22h30 et de chaque journée est très dense. C’est une expérience inédite pour la grande majorité des jeunes, qui n’ont jamais vécu de séjour collectif, qui ne connaissent pas d’autre vie en collectivité que l’école, voire qui ne sont jamais sortis de chez eux. Nous avons pris soin, depuis le début du SNU, de prendre en compte les retours des jeunes concernant les séjours de cohésion. Par exemple, la première session ne prévoyait pas de goûter, mais les jeunes se sont réunis et organisés pour venir nous demander, de manière argumentée et collective, de les instaurer, alors nous l’avons fait. Un autre groupe de jeunes a mis en avant le besoin de faire ses devoirs pendant le SNU : nous avons donc mis en place un temps optionnel d’aide au devoir. Pour le séjour de printemps de 2023, l’accompagnement scolaire sera intégré dans les plannings. Un dernier exemple concerne les téléphones portables : les jeunes n’y ont accès que 30 minutes par jour dans nos séjours de cohésion, après le dîner. Un seul groupe a exprimé le besoin de prolonger l’accès au téléphone et, après discussion avec eux, nous nous sommes adaptés. Les premières années nous ont permis d’adapter notre fonctionnement et nos plannings aux besoins et aux envies des jeunes, et aujourd’hui, nous avons un taux de satisfaction des jeunes de plus de 90% en fin de séjour. Quand nous composons nos équipes, j’apporte un grand soin à la diversité des profils qui encadreront les jeunes : nos encadrants sont des militaires réservistes ou retraités, des enseignants de l’Education Nationale, des animateurs, des professeurs de sport, des Elus, des sapeurs-pompiers volontaires… âgés de 19 à 68 ans, et cette grande diversité de profils et de parcours est une richesse pour les jeunes volontaires du SNU, qui échangent librement et en continu tout au long du séjour avec les encadrants. Souvent, quand on parle de SNU, les gens ont en tête le service militaire, c’est-à-dire des jeunes au service de la Nation. Le SNU, c’est l’inverse : c’est la Nation au service de sa jeunesse ! Les jeunes encadrants des premières éditions demandent aujourd’hui plus de responsabilités et souhaitent devenir tuteurs ou commandants de compagnie. Cette année, nous avons même reçu pour la première fois des candidatures de jeunes ayant fait leur SNU à 16 ans et, ayant gardé un excellent souvenir du SNU et énormément appris durant ce séjour de cohésion, souhaitant eux-mêmes devenir tuteurs et s’engager auprès des jeunes. Pour tous ces jeunes volontaires, le SNU a créé une belle dynamique, conforme à l’ambition du projet d’origine. Le Laboratoire de la République : Quels enseignements tirez-vous de votre expérience dans l’encadrement ? Bruno Thomas : Notre équipe d’encadrement est composée de personnes très différentes, dans leurs origines sociales, leurs parcours de vie et leurs motivations à participer au SNU. Ces différences ne facilitent pas toujours la collaboration au sein de l’équipe, cela crée des discussions importantes. Pourtant, nous parvenons toujours à trouver un compromis, parce que tous sont mobilisés pour offrir le meilleur séjour de cohésion aux jeunes. Les encadrants réussissent très bien à travailler ensemble, et leurs différences de point de vue viennent justement enrichir la qualité de l’accueil des jeunes. Personnellement, je trouve ça très encourageant de voir que toute la société civile se mobilise au service de la jeunesse. La plus grande difficulté, pour les encadrants, c’est le devoir d’exemplarité. Durant les deux semaines du séjour de cohésion, ils sont tenus de montrer l’exemple, d’être irréprochables. C’est loin d’être facile, mais ils réussissent à l’être au maximum, et c’est une expérience très enrichissante pour eux. D’ailleurs, les encadrants sont très heureux d’avoir la possibilité de s’inscrire dans ce processus de transmission avec les jeunes, dans les moments formels durant les modules obligatoires comme dans les moments plus informels, dans des temps dédiés. Durant tout le séjour, les encadrants peuvent partager leur expérience et répondre aux questions des jeunes, et ces échanges en direct sont très appréciés par tous. En effet, certains jeunes du SNU postulent aujourd’hui pour rejoindre les équipes d’encadrement, et chaque année nous fidélisons plus de 50% de l’équipe, qui renouvellent leur candidature pour continuer de participer au SNU. Certains jeunes gardent contact avec leurs encadrants à l’issue du séjour, surtout lorsqu’ils ont travaillé sur leur orientation professionnelle ensemble, et les jeunes d’une même maisonnée gardent le contact entre eux via les réseaux sociaux, longtemps après la fin du séjour de cohésion. A l’issue du séjour de cohésion, les jeunes poursuivent leur engagement en rejoignant une mission d’intérêt général (MIG). Lors de la première édition, en 2019, près de la moitié des jeunes choisissait des corps en uniforme, souvent parce qu’ils étaient eux-mêmes enfants de militaires, pompiers ou policiers. Progressivement, cela a évolué et aujourd’hui, plus de 80% des jeunes choisissent des missions culturelles ou des missions de solidarité, dans des associations de protection animale, de protection de l’environnement ou auprès du Secours Populaire ou du Secours Catholique par exemple. La plupart du temps, ils n’ont aucune idée de MIG lors de leur arrivée au SNU. Le travail des compagnies consiste justement à travailler avec les jeunes, sur les temps libres, afin de les accompagner dans leur réflexion. Un forum de l’engagement est organisé durant le séjour, avec de nombreuses personnes engagées présentes pour répondre aux questions des jeunes. A l’issue du séjour, tous les jeunes réalisent une MIG en rentrant chez eux. A titre personnel, ma fille a fait son SNU l’an dernier et elle a choisi de faire sa MIG au Secours Populaire tous les mercredis après-midi, alors que cela n’a rien à voir avec son orientation professionnelle. Elle souhaiterait devenir ingénieure météorologue. Sans le SNU, elle n’aurait peut-être jamais entendu parler du Secours Populaire, elle n’aurait jamais pensé par elle-même à s’engager dans une mission d’intérêt général. Le Laboratoire de la République : Qu’avez-vous envie de dire à un jeune qui aimerait participer au SNU ? Bruno Thomas : Je pense que le SNU ouvre des portes à tous les jeunes qui y participent. Je recommanderais donc à tous les jeunes de participer au séjours de cohésion du SNU. Le meilleur moment pour y participer, à mon avis, c’est la Seconde, autour de 16 ans. Après, il y a le baccalauréat. Aujourd’hui, la grande majorité des jeunes qui participent au SNU sont en Seconde. La notion de SNU obligatoire peut permettre d’atteindre l’objectif de mixité sociale Mais il faudrait pour cela qu’il expérimenté, réfléchi nationalement, peut être intégré aux programmes scolaires. Mais sa mise en œuvre ne peut se faire sans un maximum de pédagogie. Aujourd’hui, le SNU est un bon outil pour travailler la cohésion nationale, mais ce n’est pas le seul. Ce serait une erreur de penser que c’est le seul outil pour retravailler la cohésion nationale. Les séjours de vacances, les classes découvertes, les services civiques, les centres aérés… toutes ces expériences collectives sont autant de dispositifs qui contribuent à la cohésion nationale et mériteraient, tous, d’être renforcés. Une mise en place homogène sur tous les départements me semble très compliquée. Je pense qu’il vaut mieux tourner dans le sens où il est important d’avoir un cadre national mais avec des possibilités d’adaptation pour répondre au mieux aux attentes des jeunes volontaires. Pour le SNU, on a trouvé une osmose départementale efficace, construite par les services de l’Etat, Jeunesse et Sport, préfète, défense, santé… Il ne faut pas être trop rigide, au risque de faire perdre une partie de l’âme, de la spontanéité et la réactivité qui font partie du succès du dispositif. Propos recueillis le 19 janvier 2023.

Le Laboratoire
de la République

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