Professeur à Sciences Po, vice-président du Mémorial de la Shoah, entrepreneur, François Heilbronn publie un roman, "Deux étés 44" (Stock). Il y tisse le parallèle entre deux moments de son histoire familiale, qui se trouvent être deux moments fondamentaux de l’histoire des Français de confession juive. Il éclaire le Laboratoire sur les enseignements que la République pourrait en tirer.
Dans « Deux étés 44 » éditions Stock, François Heilbronn fait le parallèle entre deux moments de l’histoire de sa famille et de l’histoire de France. Août 1744 : son ancêtre, le docteur Isaïe Cerf Oulman sauve le roi de France Louis XV de la mort, mais son geste reste confidentiel car les juifs étaient des parias à l’époque et l’église était toute puissante. Août 1944 : 15 membres de sa famille sont assassinés par les nazis, d’autres meurent au combat pour la Libération.
Le Laboratoire de la République : pourquoi avez-vous souhaité faire, selon l’expression d’Antoine Compagnon sur votre ouvrage, « l’éloge du patriotisme juif » ? Ce patriotisme vous semblait-t-il remis en question et n’aller plus de soi dans l’opinion ?
François Heilbronn : J’ai souhaité raconter, ce qui est hélas bien trop méconnu par les Français de toutes origines, l’histoire sur un temps long de ces Français juifs vivant en France depuis 2000 ans. Raconter cet ancrage profond, cet attachement charnel et spirituel à la France, dont un patriotisme farouche n’en est qu’une des expressions. Ma famille juive française, mais comme tant d’autres, remonte très loin dans notre histoire nationale. J’évoque dans mon roman cet aïeul, le docteur Oulman qui va guérir Louis XV in extremis en 1744. Mais aussi dans la famille de son épouse on peut remonter au premier grand rabbin de Metz, Elie-Joseph Lévy en 1595, au dernier grand rabbin de France, Matathias Trèves en 1394 avant l’expulsion du Royaume et même à Rachi de Troyes, le plus grand talmudiste de tous les temps et le premier prosateur d’expression française au XIème siècle. Et ce patriotisme s’exprimera sous les formes les plus diverses, en servant l’État, les arts, l’industrie, les lettres mais aussi par l’engagement résolu dans toutes les guerres de la France, depuis la révolution émancipatrice jusqu’à nos jours, le plus souvent dans des unités d’élites, comme officier. Dans ma famille proche, 4 officiers de réserve mourront au champ d’honneur au cours des deux grandes guerres. Mon roman raconte donc ces deux étés 44 à deux cents ans de distance, l’un de 1744, annonciateur des Lumières et du retour des Juifs dans la Nation, l’autre de 1944, une plongée dans les ténèbres et les combats pour la survie où 15 descendants du sauveur de Louis XV seront assassinés dans les centres de mise à mort allemand avec la complicité active de l’État français.
Le Laboratoire de la République : 1744 – 1944 : votre livre raconte, en filigrane, l’histoire d’une trahison, celle de la communauté juive par la France. Comment peut-on rester patriote et républicain, comme vous l’êtes, malgré cette trahison ?
François Heilbronn : Ce n’est pas la France qui a trahi les miens. Ce n’est pas la France qui a livré aux assassins allemands et autrichiens, 15 membres de ma famille, dont deux officiers multi-décorés de 14-18, mon arrière-grand-père, le lieutenant-colonel Henry Klotz âgé de 78 ans et paralysé par ses blessures de guerre et son frère le capitaine Georges Klotz âgé de 76 ans, tous deux officiers de la Légion d’honneur à titre militaire et Croix de guerre 14-18 aux multiples citations. Non ce n’est pas la France, mais l’État français de Pétain, Laval, Bousquet et de tant d’autres traitres à la France. C’est la haute administration française, c’est le Conseil d’État qui a violé toutes nos lois fondamentales dont la déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, pour valider des lois et décrets de discrimination et de spoliation des Juifs. C’est l’administration préfectorale qui a organisé les fichages, les spoliations et les rafles. Ce sont les recteurs qui ont chassé tous leurs enseignants juifs. C’est tout l’appareil d’État, qui a de rares exceptions, a trahi l’esprit des Lumières et nos principes républicains pour livrer les miens comme 76.000 autres Juifs Français et étrangers aux chambres à gaz de Birkenau et de Sobibor.
La France, c’est le couple de sabotier et de cuisinière, Jacques et Marguerite Copet, qui cachèrent ma grand-mère et mon père et furent reconnus Justes parmi les Nations par l’État d’Israël. La France, ce sont les plus de 4.000 Justes parmi les Nations, les 1.038 Compagnons de la Libération dont de très nombreux Juifs, ce sont des Évêques et des Pasteurs qui dirent non au crime. Donc je reste patriote et républicain, car il y a toujours deux France qui s’affrontent comme sous la Révolution, la seconde et troisième Républiques, l’Affaire Dreyfus, l’occupation et encore aujourd’hui, entre celle qui croit aux lumières et à l’universalisme et celle qui se tourne vers un passé mortifère attirée par le populisme, le complotisme, le révisionnisme, la violence et les ténèbres.
Le Laboratoire de la République : quelle place doit occuper selon vous la politique mémorielle dans l’intégration de tous à la République ?
François Heilbronn : Je n’aime pas trop le terme de politique mémorielle, je préfère celui d’enseignement de l’Histoire. Nous devons en tant que Français faire face à notre histoire, ses pages de grandeur, de générosité, mais aussi celle de l’ombre et du crime. Je crois profondément qu’un peuple qui ne sait pas regarder son histoire en face, avec une exigence absolue de vérité ne peut pas avancer, regarder les Russes ou les Algériens d’aujourd’hui claquemurés dans des mensonges d’État et des fables qui les tirent vers le passé. La France depuis Jacques Chirac et grâce à l’initiative d’historiens précurseurs comme Léon Poliakov, Georges Wellers, Robert Paxton, Serge Klarsfeld et tous les autres grands historiens de l’État Français et de la collaboration et du nazisme, a su avancer. Enseigner la Shoah mais aussi les grands génocides du XXème siècle permet de progresser, de réfléchir, de lutter contre les mécanismes de haine de l’autre qui sont toujours vivaces. Cela permet aussi de déconstruire les discours de haine du Juif et de l’autre trop présents sur les réseaux sociaux. Mais cela ne suffit pas, il faut aussi enseigner l’histoire positive des minorités. Par exemple j’enseigne un cours séminaire à Sciences Po sur « Les Juifs en France, une présence oubliée » soit 2000 ans d’histoire politique, culturelle, sociale, économique des Juifs en France. Par cet enseignement, je sors de l’enseignement victimaire réducteur de la participation des Juifs à la Nation française. L’Histoire des Juifs en France, ce n’est pas seulement l’Affaire Dreyfus et la Shoah. C’est aussi une histoire positive de contribution et de grandeur. Ce sont dix prix Nobel, six chefs de gouvernement, de grands écrivains, scientifiques, artistes et héros de la Résistance. C’est aussi ce que j’évoque dans mon roman « Deux étés 44 », où comment mon aïeul, le docteur Isaïe Cerf Oulman va sauver in-extremis le roi Louis XV d’une mort annoncée et ainsi le Royaume de France d’une invasion.
La méritocratie a été longtemps considérée comme l’une des expressions de l’idéal républicain lui-même. On parle d’ailleurs encore de « méritocratie républicaine ». La sélection d’une élite par les compétences plutôt que par la naissance (aristocratie) ou par l’argent (ploutocratie) est apparue comme un effet de la démocratisation de la société. Dans la mesure où elle tend à considérer le citoyen dans son individualité propre, en faisant abstraction de ses appartenances, et à récompenser ses mérites et ses efforts en raison de ce qu’il apporte à la collectivité nationale, cette formule paraissait illustrer la philosophie des Lumières et prolonger les principes de la Révolution de 1789. Pourquoi est-elle devenue, de nos jours, la cible de nombreuses critiques ?
Cette note est destinée à lancer la réflexion des membres du Laboratoire de la République à ce sujet. Elle appelle critiques et commentaires et n’engage pas le Laboratoire.
Un thème qui rassemblait les républicains sous la III° République
Sous la III° République, nombre de membres des « couches nouvelles » identifiées par Gambetta dans son fameux « discours de Grenoble » (1872) lui doivent à l’accession aux responsabilités publiques à la méritocratie républicaine.
Dans La République des professeurs(1927), Albert Thibaudet consacre un chapitre à la mise en parallèle de deux types humains caractéristiques de la France de cette époque : « les héritiers » et « les boursiers ». Il rappelle que la République a trouvé nombre de ses cadres parmi les professeurs et que ceux-ci étaient bien souvent des boursiers méritants et provinciaux, issus de familles désargentées, comme Edouard Herriot. La méritocratie était censée récompenser les talents et les efforts individuels, fournis dans le cadre du cursus scolaire, puis universitaire, à l’opposé des privilèges héréditaires qui caractérisaient la société d’ancien régime.
Dans les années 1980/90, l’invocation de la méritocratie est devenue un des signes de ralliement du camp dit « républicain », face au courant « démocrate », selon une dichotomie, proposée, à cette époque, par Régis Debray. Celui qui prônait le modèle des « hussards noirs de la III° république » contre les « pédagogistes »…
Mais force est de constater que l’idéal méritocratique est aujourd’hui l’objet de critiques renouvelées – et parfois légitimes. Tentons de les résumer.
1) Une partie de la gauche française oppose la logique du mérite à celle de l’inclusion.
Voir Jean-Christophe Torres sur educavox Notre système scolaire lui apparaît comme trop axé vers la sélection des meilleurs éléments, fléchés vers les filières traditionnelles d’excellence, au prix d’une certaine négligence vis-à-vis de la masse des autres élèves. De ce côté, on estime que notre système scolaire a été conçu à une époque où seule, une petite minorité au sein d’une classe d’âge accédait aux études supérieures. Notre système scolaire, excessivement tourné vers la sélection des meilleurs, serait inadapté à la massification des études.
Cette critique est déjà ancienne. Le système scolaire actuel a été profondément modifié.
2) La méritocratie suppose une introuvable égalité des chances.
On trouve un bon résumé des critiques plus récentes, inspirées par les réflexions anglo-saxonnes sur la théorie de la justice, sous la plume de François Dubet.
Dans le numéro d’avril-mai 2019 de la revue du SGEN-CFDT, ce sociologue résumait ses arguments de la manière suivante : notre méritocratie repose sur la théorie de l’égalité des chances.
On peut résumer celle-ci comme un système visant à « construire des inégalités de résultats justes » dans le cadre d’une « compétition méritocratique équitable », en « hiérarchisant les mérites » individuels des élèves et des étudiants, tout au long de leur parcours.
Or, une telle compétition, pour être réellement équitable, supposerait une égalité parfaite des points de départ et donc une redistribution tout aussi égalitaire des acquis initiaux en termes d’héritages économiques, sociaux et culturels.
C’est une utopie, puisque les facultés ne sont pas également réparties entre les individus et que le milieu social d’origine joue un rôle déterminant, tant dans l’acquisition du capital culturel initial que dans la valeur attribuée à l’investissement éducatif lui-même. Une société d’égalité des chances idéale impliquerait une mobilité sociale absolue, soit de 100 % à chaque génération.
3) Les techniques d’affirmative action bénéficient aux rejetons de la bourgeoisie (de couleur).
En outre, les remèdes imaginés pour diversifier l’origine sociale du recrutement de certaines filières d’excellence (Sciences Po) font également l’objet de critiques : les compensations, imaginées pour aider les élèves les plus méritants, issus de catégories sociales marginalisées (enfants d’immigrés, en particulier), aboutissent à concentrer les moyens disponibles en faveur d’une élite réduite – au détriment de la plus grande masse de leurs camarades, habitant les mêmes quartiers.
La même critique vise, aux Etats-Unis, l’affirmative action. Censée favoriser l’accès aux universités des élèves issus des minorités ethniques noires et latinos, elle bénéficie surtout, dans les faits, à des étudiants issus de familles appartenant aux classes moyennes et supérieures. Une thèse défendue depuis longtemps par l’économiste Thomas Sowell.
4) La méritocratie, en humiliant ceux qu’elle écarte en fait des adversaires de la démocratie.
Enfin, le mythe de l’égalité des chances « conduit les élèves à se percevoir comme les auteurs de leurs succès comme de leurs échecs », ce qui ne favorise guère l’estime de soi de ceux qui sont repoussés hors de filières classiques, les humilie et leur inspire un ressentiment envers le système social dangereux pour la démocratie. « On devrait s’interroger sur le fait que la défiance envers la démocratie est d’autant plus forte que les individus ont le sentiment d’avoir échoué dans la compétition scolaire », écrit Dubet
5) La méritocratie est, depuis quelques années, l’objet de vives critiques dans le monde intellectuel anglo-saxon – alors qu’il en est le véritable inventeur...
Le principe méritocratique faisait pourtant du « rêve américain » tel qu’il a été formulé par le créateur de cette expression, James Truslow Adams dans Epic of America (1931) : « la possibilité pour tout homme et toute femme de réaliser son potentiel, sans les entraves et barrières artificielles érigées par les sociétés plus anciennes et plus stratifiées » (ce qui vise les sociétés européennes).
En Grande-Bretagne, aussi, le principe de méritocratie commence à être mis en cause de multiples côtés. Ce sont pourtant des Britanniques qui l’ont conçu. Et c’est un Anglais qui a créé le mot «meritocracy», que nous avons traduit.
Le principe selon lequel il est préférable de recruter les fonctionnaires sur la base d’examens, voire de concours, plutôt que parmi les amis politiques ou les relations personnelles des ministres a été, pour la première fois, introduit par le fameux rapport Northcote-Trevelyande 1854. C’est l’acte fondateur du Civil Service. Ses signataires, tous deux ministres importants, ne cachaient pas qu’ils s’inspiraient du système impérial chinois des mandarins.
6) Dès 1958, l’un des principaux théoriciens du Labour mettait en cause de manière prémonitoire les dérives du système méritocratique.
Michael Young, qui est l’auteur du livre The Rise of Meritocracy (1958), a été l’un des principaux idéologues du Parti travailliste. Il fut notamment l’auteur du manifeste qui permit au Labour de remporter les élections en 1945 contre les tories de Winston Churchill.
Son livre est une dystopie située en l’année 2033. L’auteur y raconte, à la manière d’un essai de sociologie, comment l’arrogance d’une classe dirigeante, fondée sur l’acquisition de diplômes, provoque la révolte des exclus du système. Les dominants se sentent légitimes comme jamais auparavant puisqu’ils estiment ne devoir leurs avantages qu’à leurs seules capacités intellectuelles.
Les « cancres » sont encouragés à exceller dans les disciplines sportives et à se soumettre à une autorité fondée sur la rationalité de ses détenteurs. Mais après avoir longtemps intériorisé l’idée qu’ils méritaient leur sort misérable, ces « cancres » se rebiffent.
Dès cette époque, Young avait mis en lumière un phénomène aujourd’hui bien documenté : le fait d’avoir le sentiment de ne devoir son pouvoir et ses privilèges qu’à ses propres mérites peut rendre une classe dirigeante plus insolente et méprisante que celles d’autrefois, fondées sur la naissance ou sur l’argent.
7) On doit reconnaître au sociologue Christopher Lasch d’avoir donné le coup d’envoi d’une série d’essais critiquant la méritocratie,
Dans The Revolt of the Elites and the Betrayal of Democracy(1994), on trouve, en effet, la plupart des grands thèmes qui seront développés ultérieurement par une série d’essais. Les élites, y écrivait-il, se sont isolées dans des ghettos dorés, des quartiers sécurisés. Elles s’assurent contre les risques auprès de compagnies d’assurance privées et rechignent à financer les services publics et les systèmes d’assurance sociale. Contrairement aux élites d’autrefois, elles n’éprouvent pas de sentiment de responsabilité ni de solidarité envers les communautés locales ou nationales. Ce sont des « touristes dans leurs propres pays ».
Ces classes managériales, à l’aise avec la mondialisation comme avec les nouvelles technologies, contrôlent la circulation des flux financiers et informationnels et en bénéficient de manière disproportionnée.
Aux Etats-Unis, où elles se concentrent dans les métropoles des deux côtes, ces élites méprisent « l’Amérique du milieu » qu’elles jugent arriérée et rétrograde. Alors que cette classe ne compte tout au plus qu’un cinquième de la population du pays, c’est elle qui fixe les termes du débat public : elle décide de ce qui est acceptable ou non. Paradoxalement, ce ne sont donc plus les pauvres qui sont entrés en rébellion contre le système, mais les plus riches : ils font sécession.
Et Lasch développait un thème déjà présent chez Young : le renouvellement sociologique des élites, leur relative ouverture envers les membres les plus méritants des classes moyennes et populaires n’empêche ni leur arrogance, ni leur irresponsabilité sociale.
Au contraire, c’est un facteur supplémentaire de légitimation de leurs statuts et privilèges. « De hauts degrés de mobilité sociale ne sont en aucune façon incompatibles avec un système de stratification concentrant pouvoir et privilèges entre les mains d’une élite dirigeante. De fait, la circulation des élites renforce le principe même de cette hiérarchie, car elle fournit aux élites des talents neufs et elle légitime leur domination comme étant fonction du mérite, plutôt que de la naissance. »
Comme on le voit, c’est l’idée même de stratification sociale, de hiérarchie sociale qui a commencé à être mise en cause. Elle est de plus en plus jugée incompatible avec le processus démocratique d’égalité des conditions, comme l’avait prédit Tocqueville.
8) Le philosophe ghanéen Kwame Anthony Appia a été l’un des premiers à mettre en évidence le rôle joué par le ressentiment d’une majorité envers les élites sociales dans la montée actuelle du populisme.
« Un des moteurs qui a propulsé Donald Trump au pouvoir, c’est le ressentiment envers une classe définie par son éducation et ses valeurs ; la population cosmopolite, bardée de diplômes, qui domine les médias, la culture publique et les emplois supérieurs, aux Etats-Unis », écrit-il. La fermeture des élites sur elles-mêmes, la manière dont elles ont eu tendance à monopoliser la discussion démocratique serait l’une des causes de la montée du populisme.
9) Depuis 2016, la méritocratie est l’objet d’attaques venues de toute part.
Les attaques contre la méritocratie se sont cristallisées dans un certain nombre d’essais récemment parus : Robert H Frank : Success and Luck : Good Fortune and the Myth of Meritocracy (Princeton University Press, 2016), Mark Bovens and Anchrit Wille : Diploma Democracy : The Rise of Political Meritocracy (Oxford University Press, 2017), La tyrannie du mérite de Michael Sandel (Albin Michel, 2021), The Meritocracy Trap : What’s Become of the Common Good de Daniel Markovits (Penguin, 2019) et La tête, la main et le cœur. La lutte pour la dignité et le statut social au XXI° siècle de David Goodhart (Les Arènes, 2020).
Robert H Frank entend rabaisser la prétention des élites sociales. En étudiant des trajectoires comme celle de Bill Gates, il montre que le succès tient bien moins au talent personnel ou à l’expertise qu’au fait de s’être trouvé « au bon endroit au bon moment ». Il relève à ce propos que l’héritage familial et le lieu de résidence jouent un rôle fondamental dans la distribution des avantages sociaux.
Bovens et Wille sont néerlandais. Ils estiment que le populisme, qui menace les démocraties européennes, a notamment pour cause le récent recrutement des élites politiques parmi les surdiplômés. Dans les années soixante encore, le diplôme était loin de constituer la seule voie d’accès à la réussite professionnelle, notent-ils. Le Parlement comportait de nombreux enseignants et des responsables syndicaux issus de la classe ouvrière y avaient toute leur place.
Mais les élites politiques actuelles, recrutées dans un milieu étroit, et sur la base d’études poussées, sont insuffisamment représentatives de la société au nom de laquelle elles prennent des décisions la concernant. Depuis quelques dizaines d’années, la complexité croissante des problèmes à résoudre a réservé de fait les mandats électifs nationaux et surtout les portefeuilles ministériels à des experts qualifiés. Un « fossé éducatif » s’est ainsi formé entre représentés et représentants.
Ils préconisent le recours fréquent au référendum afin de mieux associer la société civile aux prises de décision la concernant.
On retrouve chez Sandel l’idée selon laquelle l’hubris des vainqueurs du système méritocratique provoque, en réaction, du côté des « déplorables » de Hillary Clinton (les électeurs de Trum), un ressentiment qui alimente le populisme. Mais le plus grave, c’est l’impression que les élites sociales, quel que soit leur mode de recrutement, ont tendance à favoriser leurs propres intérêts au détriment de la société auxquelles elles appartiennent.
L’écartèlement des rémunérations, sous l’influence du principe « the winners takes all », est devenu insupportable. Car la notoriété, la richesse et la puissance apparaissent de plus en plus sans rapport avec l’utilité sociale. Comment justifier qu’un directeur de casino de Las Vegas gagne plus en un mois qu’un professeur du secondaire en un an ?
Markovits, pur produit lui-même du système méritocratique qu’il critique, est passé par les universités d’Oxford, de Harvard et la fameuse Law School de Yale ; il y a accumulé les doctorats…
Il estime que la méritocratie, en contradiction avec ses prétentions d’ouverture sociale, a tourné à un système de pure reproduction : il démontre, chiffres à l’appui, que les universités américaines d’élite sélectionnent majoritairement les rejetons des classes les plus fortunées.
C’est parce que les enfants des 1 % les plus riches sont dressés comme des bêtes à concours dès leur plus jeune âge.
Au SAT (qui évalue les capacités à suivre des études supérieures), les élèves en fin du cycle secondaire dont les parents ont revenu annuel égal ou supérieur à 200 000 $ annuels obtiennent 250 points de plus que ceux de la classe moyenne (entre 40 000 et 60 000 dollars annuels).
Il est l’un des rares à plaindre les membres de cette élite pour leurs conditions de vie : le travail absorbe toute leur vie, plus de 12 heures par jour et 6 jours sur 7. D’où frustrations, burn-outs… et parfois décisions catastrophiques pour la société, comme on a pu s’en rendre compte lors de la crise des subprimes.
Les membres de l’élite ayant, de plus, tendance à se marier entre eux, ils donnent naissance à des enfants héritant souvent d’un capital non seulement culturel, mais aussi génétique, très supérieur à la moyenne. Bref, la soi-disant « méritocratie » est devenue une machine à auto-reproduire les élites en place. Elles sont redevenues héréditaires, comme l’étaient les aristocraties !
10) La critique du Britannique David Goodhart est peut-être plus radicale encore.
Pour lui, le problème que pose la méritocratie, c’est que les élites sociales sont recrutées uniquement parmi « la classe cognitive », « la tête ».
Il critique la politique de Tony Blair (dont il a été l’un des conseillers) consistant à faire passer la moitie d’une classe d’âge par l’enseignement supérieur. Cela provoque, en effet, une grande frustration chez l’autre moitié qui se sent méprisée et rejetée. Et cela nourrit de fausses espérances : le marché du travail n’offre pas suffisamment d’emplois qualifiés pour cette énorme masse de diplômés.
Goodhart prédit « l’élimination par les nouvelles technologies de beaucoup d’emplois cognitifs intermédiaires et la fin de l’âge d’or de l’enseignement supérieur de masse ». Et il plaide pour un élargissement des rangs des élites aux meilleurs des métiers « de la main » (artisans, techniciens, etc.) et « du cœur » (care, services à la personne).
11) L’actualité semble lui donner raison. La pandémie a été l’occasion de réévaluer des métiers dits « de première ligne », et en particulier les métiers de la santé et du soin.
On remarque aussi cette année, aux Etats-Unis, que les jeunes hommes, en particulier, se présentent en moins grand nombre à la porte des universités. Beaucoup ont quitté des colleges ou des universités où ils étaient parvenus à se faire inscrire : à quoi bon payer des droits d’inscription faramineux pour suivre des cours en ligne, isolés dans une chambre d’étudiant ? Etant donnés les débouchés professionnels offerts aux diplômés, très nombreux, le jeu en vaut-il la chandelle ?
Aux Etats-Unis, à la fin de l’année universitaire 2020-2021, les effectifs de l’enseignement supérieur étaient à 59,5 % féminins... Un signe des temps ? Cette féminisation aussi devrait interroger. Car si le recrutement des élites continue à être, dans l’avenir, assuré par la qualité des diplômes acquis dans l’enseignement supérieur, leur renouvellement devrait être très favorable aux femmes.
Encore un sujet que nous devrions mettre à l’étude.
L’arrêt historique Roe v. Wade de 1973 reconnaissant l’avortement comme un droit protégé par la Constitution est en danger. Le lundi 2 mai, une fuite révélait qu’une décision à venir de la Cour Suprême américaine entendait revenir sur ce droit, supprimer sa protection constitutionnelle et, par conséquent, redonner le droit aux États de le maintenir ou non. Vincent Michelot, Professeur des universités à Sciences Po Lyon et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis, analyse les conséquences que cette décision pourrait avoir, au prisme du fonctionnement de la Cour suprême.
Cette potentielle fragilisation du droit à l'avortement est-elle le résultat direct du fonctionnement de la Cour Suprême, composée de juges nommés à vie ? N’est-ce pas là une manifestation d’un véritable « gouvernement des juges » ?
Vincent Michelot : Si la décision finale de la Cour qui sera annoncée en juin confirme effectivement le contenu des attendus qui ont fuité dans la presse (ce qui est en soi un événement assez extraordinaire qui en dit long sur les tensions internes qui agitent la Cour suprême), ce ne sera une surprise pour aucun observateur avisé de la Cour mais bien plutôt le résultat mécanique et inéluctable de la nomination de trois magistrats conservateurs par Donald Trump, Neil Gorsuch (2017), Brett Kavanaugh (2018) et Amy Coney Barrett (2020). Il était clair et public qu’un des principaux critères de sélection par l’ancien président était celle de leur position sur l’arrêt Roe v. Wade.
Faut-il pour autant parler de « gouvernement des juges » ? Non pour deux raisons : d’abord le renversement probable de ce monument de la jurisprudence qu’est Roe est d’abord et avant tout le produit d’un concours de circonstances dans lequel un président a l’opportunité, lors d’un mandat unique, de renouveler 3 des 9 membres de la Cour, ce qui s’est très rarement produit dans l’histoire du haut tribunal. Certes, la première des trois nominations a été, pour les Démocrates, « volée », le leader d’alors de la majorité républicaine au Sénat, Mitch McConnell, ayant refusé de tenir des auditions pour remplacer le juge Scalia, décédé en février 2016, avant l’élection présidentielle de cette même année. Mais les deux nominations suivantes sont la conséquence d’une démission, celle d’Anthony Kennedy, et d’un décès Ruth Bader Ginsburg.
Dans ce dernier cas il s’agit aussi d’une nomination très controversée car examinée et validée en temps record par le Sénat à la veille de l’élection présidentielle de 2020. S’il existe donc bien une ombre politique sur deux de ces trois nominations, elle est à trouver dans une instrumentalisation partisane de la procédure de confirmation par les Républicains, pas dans une dérive constitutionnelle ou une rupture de l’équilibre des pouvoirs qui mènerait au gouvernement des juges. Qui plus est, si l’on accepte 1/ que les nominations des magistrats fédéraux sont à vie 2 / que la Cour suprême dispose d’un pouvoir de contrôle de constitutionnalité des lois qui n’est que très peu encadré ou limité, une décision comme celle qui s’annonce sur l’avortement est à imputer aux procédures de nomination en premier lieu.
Cela ne signifie pas pour autant que les accusations de « gouvernement des juges » ne sont pas justifiées, mais ce pour une raison différente : toutes les enquêtes d’opinion le montrent, interdire le recours à l’avortement va à contre-courant de la majorité des opinions des Américains sur la question. Enfin, il est opportun de le rappeler, si la décision va bien dans le sens qu’indiquent les attendus qui ont fuité la presse, le droit de réguler l’accès à l’avortement reviendra aux États, sachant que 13 d’entre eux ont déjà voté des textes qui, si Roe est effectivement cassé, interdiront tout recours à l’avortement.
En dernier lieu, il ne faut pas sous-estimer le choc tectonique qu’une telle décision peut provoquer : le « droit à l’intimité » sur lequel repose toute la logique de Roe est aussi le fondement de multiples autres droits de la personne, notamment en ce qui concerne la contraception, la sexualité ou le mariage. La disparition de Roe irait donc bien au-delà d’un creusement soudain des inégalités face à l’accès à l’avortement.
Alors que le président de la Cour Suprême John Roberts rappelait en 2018 « Nous n’avons pas de juges Obama ou de juges Trump… Nous avons un groupe extraordinaire de juges, dévoués qui font de leur mieux », l’ère Trump et la nomination d’Amy Coney Barrett, pro-life, suite au décès de la juge féministe Ruth Bader Ginsburg ne laisse-t-elle pas craindre une polarisation excessive des opinions parmi les neuf juges ?
Vincent Michelot : Il ne faut être en l’occurrence, ni innocent, ni naïf. La Cour suprême des États-Unis n’a jamais, dans son histoire, fonctionné dans un espace politique stérile et non partisan. C’est une chambre d’écho des grands débats politiques du moment, parfois en avance sur son temps, parfois en retard. Il faudrait tomber dans une forme inquiétante d’irénisme constitutionnel pour penser que l’extrême polarisation partisane qui s’est emparée de la vie politique américaine depuis les années 1990 ne ferait jamais sentir ses effets jusque dans le « Temple de marbre ». On le sait, les juges qui sont nommés à la Cour ont derrière eux des milliers de pages d’attendus qu’ils ont rédigés dans leurs fonctions précédentes (aujourd’hui, et avant que Kentanji Brown-Jackson ne remplace Stephen Breyer), tous les juges de la Cour étaient magistrats avant leur nomination. Cela signifie que, nonobstant les discours lénifiants face au Sénat de respect du précédent et d’attachement à la règle de droit, ils arrivent à la Cour suprême avec des modèles d’interprétation, une hiérarchie des libertés et une idéologie qui va transparaître dans leurs positions.
Tout au long de l’histoire de l’institution, il a fallu trouver un fragile équilibre entre une Cour qui n’a comme seule légitimité que de parler au nom de la Constitution (elle n’est ni élue, ni représentative) d’une part et d’autre part le réalisme constitutionnel qui pose que la Constitution est un document vivant que chaque génération doit s’approprier. Quoi qu’en disent les tenants de « l’originalisme » qui affirment que la Constitution signifie ce que les Constituants ou ceux qui l’ont amendée entendaient, cette appropriation du document organique par les Américains est conduite par des hommes et des femmes qui injectent dans la lecture d’un texte souvent ambigu ou sibyllin leurs préférences, leur hiérarchie des droits ou encore leur histoire personnelle.
La polarisation partisane extrême de ces dernières années aura donc simplement contribué, en cassant les normes et les codes de civilité et de courtoisie qui permettaient à conservateurs et progressistes de continuer à se parler, à mettre à nu les apories d’une constitution ratifiée en 1788 et à enlever ses derniers oripeaux de légitimité à ce discours d’une Cour au-dessus des partis et des majorités partisanes.
Augmenter le nombre de juges, limiter la durée de leur mandat et le mode de sélection des affaires sur lesquelles ils statuent… : une refonte de l’institution de cet ordre serait-elle une attaque directe contre cette institution judiciaire indépendante ou permettrait-elle au contraire de garantir des droits déjà acquis ?
Vincent Michelot : Le Président Biden, dès son entrée en fonctions, a nommé une commission indépendante qui avait pour objet de réfléchir sur l’avenir du pouvoir judiciaire aux États-Unis et sur le fonctionnement des tribunaux. Il a effectivement été question d’augmenter le nombre des juges (qui n’est fixé que par la loi et non pas par la Constitution et qui peut donc être modifié par la loi), de limiter la durée de leur mandat (ce qui signifierait d’amender la Constitution car la nomination à vie des magistrats fédéraux y est inscrite), d’encadrer par la loi le périmètre du contrôle de constitutionnalité ou encore de modifier les processus de décision de la Cour, dans la saisine ou encore dans l’exigence de majorités qualifiées lorsque la jurisprudence est renversée. Si le rapport de la commission est intéressant à consulter, il faut pourtant bien affirmer qu’il s’agit là essentiellement d’un exercice de « droit constitutionnel fiction ». Il est en effet totalement illusoire de penser que l’on trouvera au Congrès une majorité qualifiée des 2/3 (qui doit elle-même être suivie d’une majorité qualifiée des 3/5ème des États pour la ratification d’un mandement constitutionnel) pour par exemple mettre fin aux nominations à vie.
De même, une majorité simple au Congrès pour porter le nombre de juges à 11, 13 ou 15 ou modifier le périmètre du contrôle de constitutionnalité, dans l’état actuel du rapport de forces partisan dans l’une et l’autre des deux chambres, relève du rêve éveillé.Au total donc, l’avenir de la Cour suprême et de sa jurisprudence, notamment l’édifice de droits construit par la Cour Warren dans les années 1960, dépend exclusivement des urnes : qui sera le prochain président des États-Unis en 2025 ? Lequel des deux partis aura la majorité dans l’une et l’autre des deux chambres ? A quel degré les décisions de la Cour seront-elles des facteurs de mobilisation, côté démocrate comme républicain ?
Vincent Michelot est Professeur des universités à Sciences Po Lyon, qu'il dirige de 2014 à 2016, et spécialiste de l'histoire politique des États-Unis.
Il y a deux ans jour pour jour, Samuel Paty était assassiné par un terroriste islamiste à sa sortie du collège de Conflans-Sainte-Honorine où il enseignait, après avoir montré en classe des caricatures de Mahomet.
Dans ce contexte, Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, ancien instituteur et inspecteur général de l’Éducation nationale, nous offre l’opportunité de publier un discours qu’il a tenu mercredi 21 septembre, devant 1300 futurs chefs d’établissements, inspecteurs généraux et cadres de l’Éducation nationale, de la promotion de la promotion Sébastienne Guyot de l’IH2EF (Institut des Hautes Études de l’Éducation et de la Formation).
LA LAÏCITÉ AU CŒUR DE L’ACTION DES CADRES DE L’ÉDUCATION NATIONALE
Dans notre pays, le lien entre l’École, la République et la laïcité est consubstantiel. Dès les années 1880, les lois Ferry et Goblet assurent le caractère laïque des programmes d’enseignement et des personnels qui les servent. Avant même la République, avec vingt ans d’avance sur la loi de séparation des Églises et de l’État, promulguée le 9 décembre 1905, l’École est laïque.
Même si le Vatican rompt, dès juillet 1904, les relations diplomatiques avec la France, pour ne les reprendre que quelque quinze ans plus tard, scellant ainsi l’acceptation de la République laïque, nous avons vécu plusieurs décennies d’application, sans trop de heurts, de ce principe de concorde. La laïcité était admise, bien comprise, expliquée et assumée en particulier dans l’institution scolaire.
Les circulaires de 1936 et 1937 de Jean Zay, ministre du Front Populaire, étaient on ne peut plus claires : « Tout a été fait dans ces dernières années pour mettre à la portée de ceux qui s’en montrent dignes les moyens de s’élever intellectuellement. Il convient qu’une expérience d’un si puissant intérêt social se développe dans la sérénité. Ceux qui voudraient la troubler n’ont pas leur place dans les écoles qui doivent rester l’asile inviolable où les querelles des hommes ne pénètrent pas. » Quelques mois plus tard, Jean Zay précisait à l’intention des chefs d’établissement : « L’enseignement public est laïque. Aucune forme de prosélytisme ne saurait être admise dans les établissements. Je vous demande d’y veiller avec une fermeté sans défaillance. »
Un demi-siècle plus tard, en 1989, le temps des conflits paraissait largement derrière nous, au point que nous ne parlions plus guère de laïcité –pas même dans le cadre de la formation des enseignants en École normale – quand éclate, au collège Gabriel Havez de Creil, ce qu'avec le recul nous pouvons aujourd'hui nommer la nouvelle querelle de la laïcité. Après l'affaire de Creil, il fallut attendre près de vingt ans pour qu'à la suite des travaux de la Commission Stasi, la querelle soit en partie tranchée, par le vote, à l’écrasante majorité des élus républicains des deux chambres, de la loi du 15 mars 2004 sur les signes et tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics.
Vingt années d’âpres affrontements et d’applications à géométrie variable du principe de laïcité, où dans un collège ou un lycée public, on pouvait décider d’une règle quand son contraire avait cours dans l’établissement voisin que, parfois, quelques dizaines de mètres seulement séparaient.Dans les deux cas, les décisions provoquaient des conflits au sein des équipes enseignantes, comme des élèves ou des parents d’élèves. Alors qu’on doit pouvoir tout à la fois affirmer fermement les principes, quitte à faire montre de souplesse dans leur application, nous avons connu vingt années de flou et d’incohérence dans l’énonciation des principes et, partant, d’oscillation, dans leur application, entre laxisme, indifférence et autoritarisme.
Durant cette période, les chefs d’établissements avaient majoritairement le sentiment d’être livrés à eux-mêmes, de se heurter à l’absence de cadre qui vienne légitimer leur action.Il a fallu la loi du 15 mars 2004 pour qu’une clarification intervienne. Encore la loi ne réglait-elle pas tous les conflits qui se sont fait jour, au fil du temps, dans nos établissements, tant dans le cadre des enseignements eux-mêmes que de la vie scolaire. Là encore, l’institution, à son plus haut niveau de représentation a voulu apporter des réponses :
dès 2004, le rapport de l’inspection générale connu sous le nom de rapport Obin dressait un tableau précis de la réalité et en appelait – ce sont les derniers mots du rapport- à la lucidité et au courage : « Sur un sujet aussi difficile, et aussi grave puisqu'il concerne la cohésion nationale et la concorde civile, soulignons qu’il est chez les responsables deux qualités qui permettent beaucoup, et qu’on devrait davantage rechercher, développer et promouvoir à tous les niveaux. Ce sont la lucidité et le courage ».Ce n’est sans rappeler ce mot de Charles Péguy , tiré de « Notre Jeunesse » : « Il faut toujours dire ce que l’on voit ; surtout il faut toujours –ce qui est plus difficile- voir ce que l’on voit ».en 2013, la charte de la laïcité à l’école était diffusée dans tous les établissements. Voulue par le ministre Vincent Peillon, cette charte a contribué à redonner sens et visibilité au principe constitutif de notre école républicaine, la laïcité.Le philosophe Abdennour Bidar, avec lequel j’ai eu le plaisir de travailler à la rédaction de cette charte, et qui est membre du Conseil des sages, dit joliment de la laïcité qu’elle met en sécurité la liberté de l’élève.
Cette même année, la loi du 8 juillet 2013 d’orientation et de programmation pour la Refondation de l’École de la République, devait préciser dans son article 58, Modifié par la loi n°2021-1109 du 24 août 2021 et repris par le Code de l’éducation : « Outre la transmission des connaissances, la Nation fixe comme mission première à l’école de faire partager aux élèves les valeurs de la République. Le service public de l’éducation fait acquérir à tous les élèves le respect de l’égale dignité des êtres humains, de la liberté de conscience et de la laïcité ».
Plus récemment, en janvier 2018, le ministre, Jean-Michel Blanquer, a doté chaque académie d’une équipe « Valeurs de la République » et institué un Conseil des sages de la laïcité -il en a confié la présidence à la sociologue Dominique Schnapper, qui fut également membre du Conseil Constitutionnel. Vous le savez, le Conseil des sages est tout à la fois une instance de conseil et d’orientation pour la politique éducative en faveur de la laïcité et les principes républicains, un organe de production et d’élaboration de ressources et une instance de formation, notamment aux côtés de l’IH2EF et des principales directions du ministère. La composition même du Conseil, faite de professeurs, inspecteurs généraux, juristes, sociologues, politologues, spécialistes de l’histoire des religions, permet une réflexion ouverte, constructive et sereine au service de notre institution.
On connaît ses travaux, pour certains consignés dans le « Guide républicain », conçu avec l’Inspection générale et pour ce qui est du vademecum, avec la Dgesco et la DAJ. J’attire votre attention sur deux textes courts du CSL : « Qu’est-ce que la laïcité ?» et « Que sont les principes républicains ? » On peut les retrouver sur le site du ministère dans l’espace dédié au Conseil des sages, ainsi d’ailleurs qu’un bilan succinct de l’activité du Conseil. Celui-ci a aussi accompagné les missions confiées par le précédent gouvernement d’une part à Jean-Pierre Obin, sur la formation des enseignants aux principes républicains, et d’autre part, à Isabelle de Mecquenem, professeure de philosophie, membre du CSL, et au préfet Pierre Besnard, sur la formation à la laïcité, désormais obligatoire pour tous les agents de la fonction publique. Les deux rapports respectifs découlant de ces missions ont déterminé la mise en place et la programmation quadriennale de plans de formation massifs, systématiques et transversaux des personnels de l’éducation nationale et des trois versants de la Fonction publique. C’est qu’à n’en pas douter, il faudra du temps pour qu’un tel plan porte ses fruits.
Cet effort de formation axé sur la laïcité et les principes républicains, nous paraît d’autant plus nécessaire que, depuis déjà de nombreuses années, une partie croissante de nos élèves manifeste de la défiance voire de l’hostilité vis-à- vis de l’École, rejette la laïcité qu’elle perçoit comme une abstraction, voire une oppression.Plus préoccupant, un sondage IFOP pour la Fondation Jean Jaurès réalisé en décembre 2020, soit deux mois après le terrible assassinat de Samuel Paty, révèle qu’un quart des professeurs reconnait s’autocensurer régulièrement en classe sur les sujets liés à la laïcité, à la liberté d’expression et aux religions en général, afin d’éviter les situations potentiellement litigieuses et les réactions véhémentes de certains élèves auxquelles ils s’avouent incapables de répondre.
Nous avons certes des raisons d’être inquiets comme le montrent les menaces proférées vendredi dernier encore à cette professeure parisienne qui a simplement demandé à une élève d’ôter son voile lors d’une sortie scolaire. Voici près de deux ans, le 13 octobre 2020, le professeur des universités, Bernard Rougier, l’un de nos plus fins analystes du danger islamiste, expliquait aux référents académiques Valeurs de la République présents dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne que « la France républicaine et son École sont les cibles privilégiées de l'islamisme ». Trois jours plus tard, le 16 octobre 2020, le professeur Samuel Paty était assassiné dans les conditions que chacun sait. Le meilleur hommage que nous pouvons rendre à notre collègue, est précisément de faire rempart au découragement, à la peur et au renoncement, qui ne doivent pas gagner nos salles de classe. C’est de résister aux tentatives d’intimidation et de nous montrer collectivement plus forts que la volonté d’imposer la peur. Au demeurant, notre institution, forte de son histoire, n’est pas dépourvue d’atouts. Elle s’est dotée ces dernières années d’outils et de dispositifs qu’il s’agit de faire vivre.
Ainsi de la Charte de la laïcité à l’école et du vademecum déjà cité. Ainsi du grand plan de formation des personnels à la laïcité. Ainsi de l’accompagnement des équipes académiques valeurs de la République. Illustration concrète, voici deux jours, avec la note qui a été adressée aux recteurs par la secrétaire générale du ministère au sujet du « port de tenues susceptibles de manifester ostensiblement une appartenance religieuse ». À la suite de la circulaire d’application de la loi du 15 mars 2004 qui le disait déjà, cette note insiste sur le fait que si le dialogue avec nos élèves et leurs parents est toujours nécessaire, il ne doit pas être confondu avec quelque négociation que ce soit.
On voit bien que la laïcité n’est pas une priorité parmi d’autres et leur faisant éventuellement concurrence, mais la figure de proue d’une école consciente d’elle-même, c’est-à-dire consciente de ses missions et responsabilités au service de la société toute entière. Au demeurant, ainsi que le sociologue de l’immigration Abdemalek Sayad le disait de l’intégration, l’application du principe de laïcité est aussi le résultat d’actions menées à d’autres fins – et d'abord de la transmission des connaissances. C’est là que nous retrouvons le rôle essentiel des chefs d’établissement pour insuffler confiance, cohérence et cohésion dans l’action individuelle et collective des professeurs et de l’ensemble des personnels. Pour rappeler également, le cas échéant, aux professeurs, leurs devoirs en matière de laïcité, de respect des lois de la République et de la déontologie des fonctionnaires. Confiance, cohérence et cohésion, à la condition, il est vrai, qu’au-dessus des chefs d’établissement et jusqu’au plus haut niveau de l’Institution, la même impulsion soit donnée. C’est aussi cela la leçon de Creil en 1989 : les chefs d’établissement doivent pouvoir s’adosser à l’institution, sentir cette confiance pour l’insuffler à leur tour.
Au moment de conclure, je voudrais livrer à votre réflexion cet extrait d’un texte du grand écrivain Amos Oz, qui m’avait littéralement saisi lorsque je l’ai lu en septembre 2003, deux ans après le 11 septembre. Son texte s’intitulait« L’antidote à la paranoïa ». Voici cet extrait : « Il manque aux modérés la force de la conviction : ils ne sont pas saisis de la même ferveur que les fanatiques religieux lorsqu’ils défendent leur cause. Les modérés aujourd’hui ne doivent plus craindre de s’enflammer. Ceux qui connaissent l’alliance de la modération et de la détermination méritent d’avoir le monde en héritage, et ce parce qu’ils n’auront jamais lancé ni croisade ni jihad pour sa possession. »
Alain Seksig est ancien instituteur, inspecteur général de l’Éducation Nationale, instigateur en 2002 du « comité national de réflexion et de propositions sur la laïcité à l’école », Secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité de l’Éducation nationale.
Le Laboratoire de la République
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