Frérisme et ses réseaux | Éditions Odile Jacob
Le Laboratoire de la République : Vous avez récemment publié un livre sur le frérisme. Pouvez-vous définir ce qu’incarne le frérisme et comment il s’est développé en Europe ?
Florence Bergeaud-Blackler : En m’appuyant sur la sociologie des organisations, j’ai proposé de définir le frérisme non comme un courant théologique mais comme un « système d’action » destiné à rassembler l’ensemble des musulmans des différents courants de l’Islam pour les guider dans l’accomplissement de la prophétie califale. On ne parle pas ici de Daesh, mais de faire passer la société technologique moderne sous gouvernance divine.
Ce mouvement est organisé autour de cet objectif ultime qui lui permet d’agir de façon pragmatique, en utilisant les avantages et inconvénients de chacun des courants de l’Islam à son avantage. Pour faire advenir une société islamique sur Terre, tous les moyens licites halal, sont acceptables. Il faut rendre les mentalités et lois de la société compliant à la charia, ce que j’appelle « charia-compatible ».
Le frérisme est un islamisme qui s’est expatrié hors du monde musulman, fruit de la rencontre de deux branches revivalistes islamiques nées en réaction à la domination coloniale au début du XXème siècle. Des étudiants musulmans venus faire leurs études en Europe parfois chassés de leurs pays, ont choisi de renoncer au devoir de (re)venir vivre son Islam en terre musulmane et se sont attribués une nouvelle mission : convertir à l’Islam la société occidentale développée, qui incarne un modèle de réussite perverti par le vice et déboussolé par la perte de sa gouvernance divine. Si l’Occident a un ancrage mais plus de boussole, il faut « islamiser cette modernité », pour citer Abdessalam Yassine.
Le Laboratoire de la République : Vous avez également beaucoup travaillé sur la normativité islamique. Quel lien existe-t-il entre le frérisme et la normativité islamique ?
Florence Bergeaud-Blackler : L’analyse des normativités islamiques m’a permis de comprendre comment les Frères ont choisi d’adapter le contexte non musulman à leur norme à l’inverse de ce que la société d’accueil attendait d’eux. Seule une approche anthropologique par le bas permettait d’analyser ce renversement car les Frères tenaient un double discours. Quand ils disaient adapter l’islam et l’Europe, on entendait l’islam à l’Europe alors qu’ils voulaient dire l’Europe à l’islam. Ce sont les dynamiques du marché halal que j’ai étudié longtemps qui m’ont permis de comprendre comment ils opéraient. Je les écoutais mais je mesurais aussi l’écart entre leurs mots et leurs pratiques, à rebours des anthropologues pris alors dans un folie relativiste absolue, prétendant qu’il ne faillait prendre en compte que les « récits » indigènes sur leurs propres pratiques. Eux seuls étaient capables de dire et interpréter ce qu’ils faisaient.
A travers la normativité islamique, le frérisme a progressivement instillé dans les esprits son idéologie, selon laquelle les musulmans sont une espèce d’humanité particulière, différente du reste de l’humanité. Le marché halal qui permet d’halaliser tout produit de consommation pour les musulmans crée un grand écosystème islamique, avec ses codes et ses repères culturels, économiques, sociaux. Le marché halal global est la projection de cette société islamique mondialisée même si les producteurs et les consommateurs ne sont pas forcément musulmans[1]. Alors que la confrérie est un réseau serré de quelques milliers de personnes en France, ce qu’elle a produit, le frérisme, est une idéologie suprémaciste qui se diffuse aujourd’hui dans la tête d’un grand nombre de musulmans, grâce à l’écosystème halal : du booking halal à la finance halal en passant par les médias halal, les burquinis ou les abayas.
La plus grande force des Frères réside dans leur détermination : ce sont des missionnaires, ils savent où aller même s’ils ne savent pas toujours comment y parvenir. Il leur suffit simplement de trouver les moyens licites qui le permettront car ils sont sûrs que l’islam forme un système nécessaire et suffisant.
Le Laboratoire de la République : Dans votre dernier livre, vous analysez les modes opératoires et la stratégie fréristes. Quels sont-ils, et quels objectifs servent-ils ?
Florence Bergeaud-Blackler : Le frérisme développe méthodiquement ses activités dans le monde et toujours de manière licite[2] selon leur lecture littéraliste salafie, et autant que possible légale. L’infiltration et la ruse sont les deux armes principales des Frères musulmans. Youssef al-Qaradâwî l’explique très clairement : s’il est possible de remplir le dessein de Dieu pour les musulmans, alors il faut le faire. Les moyens pour y parvenir doivent être licites. Parfois il est possible d’agir de façon illicite si le but est d’obtenir un bien plus grand que le mal causé. Le sociologue Weber oppose la rationalité en finalité et la rationalité en valeur. Tandis que la seconde suit un ensemble de valeurs claires qui guident l’action, la première poursuit un objectif, et tous les moyens sont bons pour atteindre cet objectif. Le frérisme est rationnel en finalité relativement aux moyens. Leur stratégie semble très machiavélienne, ou inspirée de l’Art de la Guerre de Sun Tzu qu’ils ont certainement lu aussi.
Avec cette stratégie, la notion d’« alliés utiles » – certains diront d’« idiots utiles » – devient acceptable, il est possible d’employer des ennemis provisoirement. Le frérisme s’appuie et capitalise sur tous les mouvements qui l’aident à saper les fondations des sociétés européennes et occidentales, puisque cela sert son objectif. Les Frères n’ont pas une préférence pour la violence du moins quand elle n’est pas efficiente. En Europe, ils ne la prônent pas, en revanche, si elle se produit, ils l’instrumentalisent.
Loin d’être une fumeuse théorie complotiste comme les Frères le prétendent pour mieux dissimuler leur mode opératoire, le plan califal est une réalité bien documentée. Les Frères avancent par plans. Plusieurs documents secrets ont été retrouvés qui montrent le caractère planifié de leur avancée en Europe. Mais ils travaillent parfois à découvert. C’était le cas de Youssef al-Qaradâwî qui a quitté officiellement la confrérie mais qui est resté leur principal penseur en Europe, à la tête du Conseil de la Fatwa et de la Recherche. Le Global mufti, prédicateur sur la chaine qatarie Al Jazeera a proposé par exemple à la fin des années 1980 un plan pour les 30 ans à venir pour lever le « Mouvement islamique » qui ferait advenir dans plusieurs décennies ou siècles le califat mondial. Trente ans plus tard, force est de constater que certains objectifs ont été atteints, le marché halal, la mise en marche d’une élite islamique, d’un féminisme islamique. Il est presque impossible d’échapper aux enseignements fréristes dans les écoles coraniques et dans les mosquées de France.
Un autre exemple concerne « l’islamisation de la connaissance », dont l’origine intellectuelle est à attribuer à Mawdudi, que j’appelle l’ingénieur du système-islam. Puisque tout est bon dans l’Islam, et rien que dans l’Islam, il suffit de placer la science dans le cadre de l’islam. L’islamisation de la connaissance a produit des universités comme en Malaisie dans laquelle toutes les disciplines intègrent l’éthique islamique. De cette manière, puisque l’input et le process sont licites, alors l’output l’est nécessairement.
Le Laboratoire de la République : Face à cette stratégie d’islamisation de nos sociétés sécularisées, comment la laïcité française peut-elle défendre nos concitoyens ? En l’état, l’arsenal législatif laïque est-il suffisant ?
Florence Bergeaud-Blackler : Il faut d’abord faire respecter la loi de 1905. C’est nécessaire, mais ce n’est pas suffisant. Nous sommes face à un projet théocratique profondément contraire à nos valeurs démocratiques et laïques. Il faut le regarder en face et avoir le courage de le nommer pour ce qu’il est. Il faut résister aux accusations de racisme et d’islamophobie, qui sont des instruments de censure et de désarmement moral. Et il faut absolument arrêter de subventionner par dizaines de millions d’euros ces groupes qui luttent contre la démocratie sous couvert d’antiracisme. Ce néo-antiracisme qui a très bien été analysé par Pierre-André Taguieff aboutit à généraliser le racisme.
Par ailleurs, il est nécessaire de relancer des études sur l’islamisme en Europe. Les Frères ont su infiltrer très vite les universités, et placer des compagnons de route qui n’ont de cesse d’expliquer que les Frères musulmans ne cherchent au fond qu’à affirmer leur identité et qu’ils sont porteurs de formes de démocratie alternative. Cette interprétation nous a trompé pendant quarante ans, en nous faisant croire que l’islamisme était politique, alors que l’islamisme est suprémaciste, théocratique et missionnaire.
Il faut enfin du courage, et du courage politique. Les frères se sont installés en Europe en totale légalité, et ils ont acheté des élus qui leur sont obligés. Plus que l’action politique, je crois à l’action citoyenne : des français informés et alertes ne se décourageront plus. Il faut informer et réarmer moralement nos sociétés face au danger du frérisme. Les entraves à ce réarmement moral sont nombreuses, mais il y en a une qui les surpasse toutes. Un témoignage d’une femme lors d’une manifestation portant une banderole en soutien à Rushdie – après sa tentative d’assassinat en juillet 2022 – l’exprime mieux que tout. Elle m’a dit « Je n’ai pas peur qu’on m’agresse ou me tue, j’ai peur qu’on me filme et qu’on pense que je suis raciste ou islamophobe ».
[1] La viande halal peut être produite par n’importe qui dans le monde, mais les seuls organes de labellisation halal reconnus aujourd’hui (grâce à une longue stratégie d’influence ayant rendu possible ce monopole) sont des émanations fréristes. En ayant su s’imposer comme les seuls à même de définir ce qui était halal, c’est-à-dire licite aux yeux d’Allah, ils ont acquis une influence déterminante sur les musulmans du monde entier. Par exemple, en France, 95% des personnes se déclarant musulmanes disent manger halal.
[2] Est licite tout ce qui n’est pas interdit dans le Coran. Par exemple, l’esclavage n’est pas interdit dans le Coran, il est donc licite, c’est-à-dire halal. Idem pour le meurtre : certaines mise à mort sont licites, d’autres non. (ndlr)