Auteur : Renée Fregosi

Pour sauver les démocraties, regardons les dictatures en face

par Renée Fregosi le 16 mai 2023
Alors que le nombre de régimes autoritaires dans le monde se multiplie, Renée Fregosi, auteur de "Cinquante Nuances de dictature" aux éditions de l'Aube et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, évoque les nouvelles facettes d'un phénomène protéiforme et versatile et nous exhorte à regarder en face les dangers qui nous menacent.
Le Laboratoire de la République : Dans votre livre, "Cinquante nuances de dictature", vous décrivez une situation mondiale alarmante, entre « démocrature », « Jurassik Park du communisme » et « proto-totalitarisme », quel est selon vous le plus grand danger pour la démocratie actuellement ? Renée Fregosi : La dictature peut se définir comme un régime politique contemporain de la démocratie moderne, et qui s’y oppose radicalement, mais de façons diverses en effet. Tandis que des dictatures anciennes, d’inspiration communiste comme Cuba, ou de nature patrimonialiste comme la Guinée équatoriale, perdurent, les démocratures, c’est-à-dire des dictatures déguisées en démocraties par la tenue d’élections ni libres ni équitables constituent un nouveau type de dictature. Parmi celles-ci, on trouve notamment des proto-totalitarismes : mus, comme les totalitarismes anciens, par une vision du monde revancharde foncièrement fantasmatique et belliqueuse, elles miment toutefois le pluralisme politique. Mais les dictatures ne sont pas seulement diverses, elles sont également de plus en plus nombreuses. Entre 2015 et 2021, leur nombre a augmenté à travers le monde tandis que celui des démocraties diminuait de 104 (soit 63% des pays de la planète) à 98 (soit 56%). Et cela ne constitue que le premier élément de ce que l’on peut qualifier de montée des autoritarismes : un danger global et multifacettes. D’une part des régimes dictatoriaux parmi les pays les plus puissants de la planète mettent en œuvre des synergies inquiétantes : la Chine (dictature communiste remasterisée mais toujours hyper centralisée et extrêmement répressive) et les trois proto-totalitaires que sont la Russie post-soviétique, l’Iran des mollahs et la Turquie néo-ottomane s’allient ainsi volontiers selon les circonstances.  Et tous soutiennent de concert ou de façons divergentes de nombreux autres régimes autoritaires moins puissants comme la Corée du nord, le Venezuela, le Mali ou la Syrie par exemple. D’autre part, l’offensive islamiste polymorphe s’affirme sans relâche et gagne sans cesse du terrain tant dans les pays dits « musulmans » qu’en Occident. Or l’islamisme, foncièrement misogyne, homophobe et antisémite, est ennemi déclaré de la démocratie, de la laïcité, de la paix et de la cohésion sociale.  Malheureusement, trop souvent soutenu au motif que l’islam serait la religion des nouveaux damnés de la terre, l’islamisme fréro-salafiste poursuit sa progression à la fois par la terreur des attentats et par un lent travail de formatage des esprits et d’infiltration des institution. Par ailleurs, et ce n’est pas le moindre des problèmes, au sein des sociétés démocratiques, des idées, des pratiques, des tentations autoritaires se manifestent de multiples manières et dans les champs les plus divers, du populisme à l’élitisme, de l’islamo-gauchisme au wokisme. Aspiration à des politiques « fortes » censées régler miraculeusement les problèmes, conformisme du politiquement correct induisant l’autocensure, imposition technocratique, chantages victimaires tous azimuts, pressions et intimidations, voire violences physiques, jouissance du justicier autoproclamé, veule complaisance dans la soumission se généralisent. Le Laboratoire de la République : A la fin de votre livre vous posez une question aux accents tragiques qui nous interpelle tous en tant que citoyens, la démocratie fait-elle encore envie ? Renée Fregosi : Tout se passe comme si, faute de performance, la démocratie avait épuisé son potentiel mobilisateur. La démocratie étant à juste titre de plus en plus conçue non pas seulement comme un ensemble d’institutions garantissant des droits politiques mais aussi comme devant apporter au plus grand nombre une vie matérielle et morale de qualité, elle se trouve dégradée par un recul du niveau de vie et de la mobilité sociale ascendante. La démocratie ne peut en effet se limiter à la sélection au sein des élites. Il est aussi absurde de considérer que la démocratie est ancrée à tout jamais en Occident que de penser qu’elle est réservée aux vieilles cultures et aux sociétés développées. Mais la démocratie est née et s’est toujours développée dans un cadre étatique (de la cité-État athénienne aux États-nations modernes). Or aujourd’hui, c’est ce cadre qui est lui-même affaibli, par de-là les manquements de telles ou telles politiques publiques nationales. Face à un capitalisme hyper-financiarisé qui s’est émancipé de la tutelle des États, à la montée en puissance du crime organisé sous la forme de mafias qui se jouent des frontières et à une mondialisation de l’information et de la désinformation à travers les nouvelles technologies de la communication notamment, ainsi qu’aux périls du réchauffement climatique et de l’extinction massive des espèces, les États et par voie de conséquence les démocraties se révèlent d’une grande impuissance. Le Laboratoire de la République : Pensez-vous que les instances internationales sont bien armées pour lutter contre les dangers des autoritarismes dans le monde ou contre certains discours autoritaires qui naissent dans les démocraties elles-mêmes ? Renée Fregosi : Que ce soit pour affronter les nouveaux défis globaux ou pour lutter contre les autoritarismes, il est certain que l’indispensable coordination internationale est hélas très en-deçà de ce qu’elle doit devenir. Or, c’est à tort que la dictature ne fait plus peur dans les pays démocratiques, car elle demeurera toujours un événement traumatique pour les individus comme pour les sociétés. C’est pourquoi il est très grave que des intellectuels et surtout des enseignants (sociologues, politologues, anthropologues notamment) troublent les esprits en considérant soit que la dictature n’est qu’un « objet discursif » utilisé par les démocraties occidentales pour se valoriser, soit que ces mêmes démocraties ne sont en fait que des dictatures, ou encore que distinguer dictature et démocratie ne serait pas pertinent. Il faut donc rappeler que si aucun régime n’est jamais « chimiquement pur » (démocratique de part en part sans aucune trace d’autoritarisme, ou dictatorial absolu sans aucun germe démocratique), il existe cependant un critère discriminant entre les deux types d’organisation politique et sociale : le principe du libre choix pour le plus grand nombre (illustré et fondé sur l’élection libre et équitable) versus l’imposition. Qu’une nouvelle fois dans son histoire, le libéralisme politique se trouve confronté au défi de la justice sociale, du partage au plus grand nombre possible des biens matériels et immatériels, est aujourd’hui un fait établi. Mais que les responsables politiques et les peuples doivent retrouver le goût et le courage de promouvoir, rénover et faire fructifier la démocratie dans toutes ses dimensions est un fait aussi incontestable. Alors, pour défendre la démocratie et réactivé l’enthousiasme de l’ascèse émancipatrice, ne faut-il pas commencer par savoir regarder en face les dangers de la dictature ?

Pour une reconnaissance du crime « d’apartheid des femmes »

par Renée Fregosi le 2 février 2023
Renée Fregosi est Docteur en philosophie et en science politique. Elle est membre du comité scientifique du Laboratoire et de la commission République laïque. La qualification de crime d'apartheid contre les femmes qui a fait l'objet d'une tribune dans le Monde du 1er février est aujourd'hui indispensable pour lutter contre les nouvelles offensives discriminatoires à leur égard en particulier dans les pays islamistes. Renée Fregosi en fait l'analyse pour le Laboratoire de la République.
Dans une tribune parue le 1er février 2023 dans le journal Le Monde, à lire ici, huit éminents juristes français, parmi lesquels Shirin Ebadi, Prix Nobel de la paix et Linda Weil-Curiel, responsable de la Ligue du droit international des femmes, ont interpelé les Nations Unies, l’Union Européenne et le président de la République française, les enjoignant de compléter la Convention internationale sur la répression et l’élimination du crime d’apartheid, par la condamnation du crime « d’apartheid des femmes ». En s’inspirant de la Convention de 1973 contre le crime d’apartheid racial pratiqué par l’Afrique du sud à l’époque, le collectif propose de lui adjoindre un nouvel article ou d’ajouter une partie à son article 2, condamnant la « séparation radicale, sous la contrainte, des femmes ». La ségrégation et les discriminations légales, fondées sur le seul critère du sexe, dont les femmes sont victimes aujourd’hui dans plusieurs États à travers le monde, appellent en effet la reconnaissance par la communauté internationale de la notion d’apartheid sexuel, en l’occurrence à l’encontre des femmes. Cet apartheid des femmes est pratiqué depuis de longues années dans plusieurs théocraties du Moyen-Orient et dans des régimes islamistes d’Asie, mais c’est ladite « révolution islamique » menée par l’ayatollah Khomeini qui avait provoqué la première réaction de quelques féministes françaises contre l’ostracisme légal des femmes dans la sphère publique et leur soumission s’accompagnant souvent de maltraitances dans la sphère privée.  Puis dans les années 90, la Ligue du droit international des femmes a commencé à avancer cette analogie entre l’apartheid fondé sur la race et l’apartheid fondé sur le sexe. Aujourd’hui, la révolte contre le régime des mollahs en Iran qui s’est cristallisée autour de l’obligation pour les femmes de porter le voile, ainsi que le retour au pouvoir des Talibans en Afghanistan, ont relancé le débat. La revendication de la reconnaissance de la qualification, et de la condamnation, par la communauté internationale du crime d’apartheid des femmes est non seulement justifiée mais est devenue indispensable pour lutter contre la nouvelle offensive islamiste désormais mondialisée. Or l’imposition du voilement des femmes, présentée par les islamistes comme une injonction religieuse est généralement appréhendée de façon erronée en Occident. Paradoxalement en effet, alors que latins ou anglosaxons, nos pays d’une façon ou d’une autre, ont tous vu leurs États nationaux se séculariser et leurs sociétés s’émanciper du poids communautaire et des mœurs traditionnelles, la nature politico-religieuse et l’origine orientale de ce totalitarisme de troisième type qu’est l’islamisme, les déroute et les inhibe. Le voile, emblématique de l’offensive islamiste qui en a fait son étendard, est en fait un signe sinon universel du moins un signe reconnu dans toutes les cultures traditionnelles influencées par les religions monothéistes : le voile c’est le signe de la soumission et de l’impureté des femmes. On peut ainsi se référer à la première épître aux Corinthiens de verset 11 où l’apôtre Paul donne ces deux raisons du voilement des femmes. Mais les cultures occidentales en se modernisant ont peu à peu abandonné ce signe. L’islamisme dans son offensive de réislamisation a fait du retour au port du voile, un de ses marqueurs, et de l’oppression des femmes un des piliers de son système. En devenant « voile islamique », le voile, avant tout symbole de l’oppression des femmes, est donc devenu non pas tant un « signe religieux » qu’un signe politique. Mais le voile n’est que la partie la plus visible de la soumission exigée des femmes et de leur relégation. La ségrégation, la séparation des groupes est en effet le premier pas indispensable à la structuration de relations sur le mode de l’inégalité au sein d’un même espace partagé. Le voilement du corps des femmes est ainsi l’instrument d’une triple séparation. 1. Séparation réelle : grâce au voile, le corps des femmes dans l’espace public partagé est de fait soustrait au regard et au contact des hommes non autorisés à les voir et à les toucher. 2.  Séparation métaphorique ou métonymique (lorsque seule la tête est voilée) : le voile construit de façon imaginaire un mur qui délimite un espace séparé lorsque par la force des choses les femmes évoluent dans le même espace que les hommes, contrairement aux espaces matériellement séparés de la salle à manger ou du hammam, et aux espaces interdis aux femmes comme les cafés. 3. Séparation symbolique : le corps des femmes est « mis sous » voilement, parce qu’il est « sous-mis », et son impureté est ainsi exclue du monde et à la limite n’existe plus. La relation à la femme s’organise en effet dans l’islam selon une « dynamique de l’inclusion et de l’exclusion » et selon un « processus d’identification-désidentification » (deux concepts développés par Abram de Swaan dans un autre contexte). On sépare pour unir, pour rendre vivable la cohabitation, la relation entre les sexes est paradoxalement rendue acceptable par leur séparation. Le processus est redoublé par la question du rapport sexuel et de la procréation : les femmes appartiennent nécessairement à l’humanité sinon le rapport sexuel avec elles serait de la bestialité rigoureusement réprouvée, et la procréation serait une impossibilité ou une monstruosité, mais en même temps les femmes étant considérées comme impures et leur commerce réputé dangereux pour les hommes, la contradiction se résout forcément dans la violence. En terre d’islam la répression sexuelle étroitement articulée à la soumission des femmes marche ainsi du même pas que la répression des délits de libre expression et surtout de liberté de conscience : apostasie et athéisme, sont pourchassés davantage encore que les religions autres que l’islam (toujours soumises cependant à la dhimmitude). On comprend donc pourquoi la laïcité est l’ennemie déclarée de l’islamisme. La laïcité avant de s’incarner dans des lois de 1791 à nos jours, est en effet un esprit qui prend racine dans la philosophie des Lumières et la philosophie du libertinage : libertinus en latin signifiant « l’esclave affranchi », le libertin est cet humain (homme ou femme) affranchi de l’emprise religieuse et des pensées dogmatiques en général, un être émancipé de la soumission, un individu libre de corps et d’esprit. La libération des femmes qui passe tout autant par la libre disposition de son corps que par la libre pensée, l’esprit libéré des préjugés, est donc forcément, foncièrement laïque. C’est à ce titre que la lutte contre l’apartheid des femmes concerne les défenseurs de la laïcité, et de la démocratie. En proposant la reconnaissance et la condamnation de l’apartheid des femmes, il ne s’agit pas pour les États démocratiques de s’immiscer dans des questions religieuses mais de préserver la liberté de conscience de tous les individus hommes ou femmes, et l’égalité des sexes. C’est pourquoi, la France qui est à l’avant-garde du combat laïque depuis ses origines philosophique jusqu’à son institutionnalisation dans un corpus juridique remarquable, s’honorerait de prendre la tête de cette revendication à l’ONU.

Le Laboratoire
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