Compte-Rendu (antenne de Sciences Po) : « Vers quel type de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan ? »

par L'antenne de Sciences Po le 16 avril 2025
Le mercredi 9 avril 2025, l’antenne de Sciences Po du Laboratoire de la République a organisé, à la Maison de l’Amérique Latine, une conférence afin d'évoquer un sujet particulièrement sensible et dont les médias se font trop peu l'écho : la négociation d'un accord de paix entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan. Si celui-ci semble devoir se conclure, quelle en sera la teneur réelle et pourra-t-il mettre un terme définitif au conflit et à l'instabilité dans la région ? Le référent de notre antenne de Sciences Po et modérateur de cet évènement Jean Lacombe a réuni autour de lui un panel d’expert : le géopolitologue et essayiste Frédéric Encel, l’écrivain et aventurier Patrice Franceschi, le représentant du Haut-Karabagh en France Hovhannès Gevorgyan, le coprésident du Conseil de coordination des organisations arméniennes de France Franck Papazian et la journaliste actualité/International au Figaro Elisabeth Pierson.
Jean Michel BLANQUER rappelait en introduction qu’en parlant de l’Arménie, de Boualem Sansal ou des risques liés à la nouvelle philosophie de Washington, nous sommes dans des valeurs communes. Il est crucial de garder des idées claires dans un monde qui semble s’engager dans des directions inquiétantes. Ces idées claires, à condition que des gens comme nous se rassemblent, réfléchissent ensemble et avancent en toute liberté d’esprit, finiront par être les plus fortes. Jean LACOMBE : Le 13 mars dernier, l’Arménie et l’Azerbaïdjan ont annoncé avoir conclu un nouvel accord de paix, qui semble résoudre la question du Haut-Karabagh. Ce traité nous amène à nous interroger sur le type de paix vers lequel ces deux nations se dirigent.Je me tourne maintenant vers vous, Monsieur Guezorkian, pour aborder le contexte historique. Hovhannès GUEVORKIAN a choisi de répondre à cette question en effectuant un bref rappel l’Histoire de l’Artsakh, à travers quatre mots, qui résument l’Histoire de mon peuple. Le premier mot : identité. Le Haut-Karabakh n’est pas seulement un territoire, c’est une part essentielle de l’identité arménienne, ayant traversé toutes les grandes étapes de l’Histoire du peuple arménien.   Le deuxième mot : effacement. L’Histoire arménienne dure depuis 2500 ans, et pourtant, en 2003, cette Histoire s’est arrêtée. L’adversaire ne cherche pas seulement la domination, mais l’effacement de la culture arménienne. Il s’agit d’une politique systématique et méthodique d’effacement culturel. Le troisième mot : sécurité. Si l’on considère ce conflit uniquement sous l’angle territorial, la seule réponse semble être l’intégrité territoriale de l’Azerbaïdjan. Cependant, la sécurité des Arméniens doit aussi être prise en compte. Après la chute des dernières forces de défense d’Artsakh en 2023, des déplacements forcés ont eu lieu. Le quatrième mot : responsabilité. Quelle réponse pouvons-nous offrir aux minorités qui ont été, et sont encore, menacées par les États ? Si la seule réponse de notre communauté face à ces menaces est de défendre l’intégrité territoriale des États, cela conduira à la suppression de ces minorités. Nous nous trouvons dans une situation où il est possible de détruire une population, puis d’imposer un fait accompli, avec l’aval international en prime. Jean LACOMBE : En 2020, a eu lieu la guerre des 44 jours, marquant un tournant dans le conflit du Haut-Karabakh. Elisabeth, pouvez-vous nous en rappeler les grandes lignes ? Elisabeth PIERSON : Oui, en 2020, l’Azerbaïdjan, bien plus puissant militairement qu’en 1994, lance une offensive éclaire avec l’aide de la Turquie et d’armements israéliens. Après 44 jours, un cessez-le-feu est signé sous l’égide de la Russie, mais très vite violé par l’Azerbaïdjan. L’Arménie subit de lourdes pertes, et des mercenaires syriens sont engagés par Bakou. Depuis, les tentatives de discussions se sont succédé, une quinzaine de rencontres ont eu lieu entre Aliyev et Pachinian. Mais en parallèle, l’Azerbaïdjan a imposé un blocus de neuf mois sur le corridor de Latchine, coupant le Haut-Karabakh de l’Arménie, dans des conditions humanitaires terribles. Jean LACOMBE : Et ce nouvel accord de paix, annoncé en mars dernier, comment s’est-il construit ? Elisabeth PIERSON : Il s’agit d’un accord bilatéral, sans médiation internationale, ce qui montre que l’Arménie ne compte plus sur la Russie ni sur l’Europe. L’annonce a été faite unilatéralement par l’Azerbaïdjan, qui affirme l’existence de 17 articles, non divulgués. L’accord n’est pas signé ni ratifié, et depuis, Bakou continue d’accuser Erevan presque quotidiennement. Jean LACOMBE : A-t-on une idée du contenu de ces 17 articles ? Elisabeth PIERSON : Ce que l’on sait, c’est qu’ils contiennent uniquement des points de coopération bilatérale, sans évoquer les sujets sensibles comme les frontières, le retour des déplacés Artsakhiotes ou le sort des prisonniers politiques. Ces points doivent être abordés dans un processus ultérieur. Donc, c’est un texte très incomplet. Jean LACOMBE : Franck Papazian, quelle est la position de la diaspora arménienne face à cet accord ? Franck PAPAZIAN : Cet accord n’est pas un véritable traité de paix, mais un texte imposé par l’Azerbaïdjan. L’Arménie n’avait pas de choix, dans un monde où les rapports de force sont déséquilibrés. L’Azerbaïdjan a utilisé des armes interdites, mené une guerre atroce avec le soutien de la Turquie et des djihadistes syriens. Le blocus du Haut-Karabakh a été condamné par la Cour Internationale de Justice (CIJ), mais aucune action concrète n’a été prise. En septembre 2023, une « épuration ethnique » a eu lieu, qualifiée de « génocide » par Luis Moreno Ocampo, l’ancien procureur de la Cour Pénale Internationale (CPI). Et maintenant, on parle d’un accord de paix qui entérine la disparition de l’Artsakh, sans aucune garantie de retour pour ses habitants, ni reconnaissance de leurs droits. L’Arménie est forcée d’accepter la dissolution du groupe de Minsk et de négocier seule, dans une position de faiblesse. Il n'est plus possible de discuter de l'autodétermination des Arméniens ni du droit au retour, un droit pourtant reconnu internationalement, comme l’a souligné Mme Colonna. Ce texte impose la dissolution du groupe de Minsk, ce qui a été accepté par l’Arménie, qui doit désormais négocier bilatéralement, sous la pression du rapport de force. Il y a aussi la demande de retrait des observateurs de l'Union européenne et l’abandon des poursuites pénales contre l’Azerbaïdjan, une requête émise par ce dernier. L’Azerbaïdjan exige également que l’Arménie modifie sa Constitution, qui considère le Haut-Karabakh comme faisant partie de l'Arménie. Un point crucial reste la présence militaire azerbaïdjanaise sur le territoire arménien, qui n’est pas abordé. Enfin, l’Azerbaïdjan n’a pas respecté l’accord de libération des prisonniers de guerre de 2020, capturant de nouveaux prisonniers, dont 8 dirigeants du Karabakh en 2023. Jean LACOMBE :  Nous allons maintenant évoquer les conséquences spécifiques pour le Haut-Karabagh, notamment la question du patrimoine, en particulier des églises.Le Haut-Karabagh va changer. Monsieur Guevorkian, quelles sont vos inquiétudes concernant ces transformations ? Hovhannès GUEZORKIAN : Sans une Arménie forte, il n’y a pas de Karabakh. Si l'Arménie n'est pas renforcée, le Haut-Karabakh n'aura aucun avenir. Les destins des deux entités sont liés. Ce n’est pas seulement une question de patrimoine ou de population déracinée, mais d’un avenir commun. L’Azerbaïdjan revendique des territoires depuis 1918 : le Haut-Karabakh, le Nakhitchevan et la région de Zhangzhou. Au Nakhitchevan, il n’y a plus d’Arméniens, au Karabakh, ils sont très peu. Si cet accord de paix est signé, la question n’est pas de savoir si une guerre aura lieu, mais quand. Ce conflit est lié à une revendication centenaire… Patrice FRANCESCHI : Les mots ont un sens. Bien que j’aie de la sympathie pour les Arméniens, je ne peux pas accepter l’usage du terme « génocide ». Si un véritable génocide a lieu en Arménie, que fera-t-on ? Il y a une différence entre guerre et génocide. Quant à la situation, en 24-48 heures, les conséquences militaires et géopolitiques se feront ressentir, avec des déplacements massifs et des impacts sur la région dans les 10-20 ans à venir. Jean LACOMBE : A ce sujet, Monsieur Encel, pourriez vous développer sur les conséquences régionales déjà mentionnées par Monsieur Franceschi ? Frédéric ENCEL : Si l’on regarde l’histoire, on constate que, depuis la fin de l’Empire ottoman, la Turquie n’a cessé de persécuter ses minorités, et cela de façon particulièrement violente envers les Arméniens. Je crois, et peut-être à tort, que cette dynamique perdure depuis 150 ans. La Turquie, et avec elle son allié historique, l’Azerbaïdjan, continue d'agir dans cette logique d’agression. Les persécutions contre les Arméniens se sont transformées au fil des décennies, mais elles ne se sont jamais arrêtées. À cela s’ajoute l’Iran, qui, bien que déclinant, reste un acteur majeur de la région. L’Iran, contrairement à ce que l’on pourrait penser, s’oppose fermement à une domination turque dans la région. C’est un rival de l’Azerbaïdjan, mais dans cette rivalité, l'Iran parvient à préserver une certaine influence, notamment à travers sa relation avec la Russie. Il faut comprendre que la position géographique de l’Arménie, notamment le corridor du Zanguézour, joue un rôle stratégique essentiel en reliant l’Iran à la Russie. Cela permet à ces deux puissances de maintenir une forme d’influence dans la région, et cela freine, à mon sens, l’expansionnisme azerbaïdjanais. L’Arménie, cette petite nation, se trouve donc dans une position extrêmement stratégique. C’est un État de passage, une clé de voûte géopolitique qui facilite les échanges entre la Russie et l’Iran. Et si l’on regarde les choses de près, on comprend bien que l’Arménie, malgré sa situation difficile, a encore des cartes à jouer. Parlons maintenant des États-Unis. Ce pays, sous la présidence de Donald Trump, est une grande inconnue. L’imprévisibilité de son président fait qu’il est impossible de savoir dans quelle direction il va aller. Bien que je doute qu’il s’engage militairement pour défendre l’Arménie, il n’est pas totalement impossible que, par une étrange logique de circonstances, l’Arménie puisse recevoir un soutien américain. Mais là encore, tout cela reste hautement incertain. Eh bien, l’Europe, dans sa configuration actuelle, est une puissance essentiellement économique. Il n'y a pas de politique de défense commune, et cela limite énormément son influence stratégique et militaire. Mais je pense qu’il y a une petite chance que les choses changent. Si l’Europe se réorganise et commence à prendre la question de sa puissance politique et stratégique à bras-le-corps, alors cela pourrait avoir un impact important dans cette région. Une Europe qui s’affirmerait en tant que puissance militaire, ce serait un vrai tournant pour la région, et cela pourrait bien changer les rapports de force en faveur de l’Arménie. Enfin, la France joue un rôle non négligeable. Ces derniers mois, des accords ont été signés entre la France et l’Arménie, notamment des accords militaires. Bien sûr, rien n’est encore joué, et la situation reste fragile. Mais ces accords marquent un soutien de plus en plus visible à l’Arménie, et je pense que cela pourrait avoir des conséquences stratégiques importantes. La cause arménienne, elle, ne date pas d’hier. Elle existe depuis des siècles. Et dans toute crise, celui qui l’emporte à la fin, c’est celui qui est le plus résilient, celui qui a la capacité d’endurer. C’est là que l’Arménie, malgré toutes les adversités, pourrait bien finir par l’emporter. Jean LACOMBE : Monsieur Franceschi, pourriez vous nous parler davantage du rôle de la France dans le conflit ? Patrice FRANCESCHI : Tout à l'heure, j’ai eu l’occasion de discuter avec la commission militaire. C’est maintenant qu’il faut agir, car la situation devient critique. L’Europe, dans son ensemble, manque de personnel militaire. Les marins manquent, les bateaux sont inutilisables, et l’armée souffre d’un énorme manque de moyens. On vit dans une Europe qui ne veut pas se battre, qui est endormie. Ce n’est pas l’Arménie, ce n’est pas le Haut-Karabakh, mais c’est la réalité. On peut mettre des milliards, mais ça ne résout rien à court terme. Les attaques politiques sont inévitables. Les armées de l’Iran sont en faiblesse, mais ce qui se passe au Karabakh est une leçon. La situation est ouverte et dangereuse. En France, on se débat avec des politiques qui ne changent rien. Les "17 articles" de paix sont des illusions, rien ne bouge réellement. J’ai passé des mois dans les tranchées en Arménie, et l’écart avec l’ennemi est énorme. Les Arméniens se battent avec des moyens dérisoires, mais leur moral est exceptionnel. Mais tout est une question de politique du fait accompli. La Turquie attaque, et que fera-t-on ? Rien, à part des protestations. Le problème, c’est que la politique française et européenne ne prend pas au sérieux cette situation de guerre imminente. La défense de l’Arménie n’est pas assurée, et il est grand temps de prendre des mesures concrètes avant qu’il ne soit trop tard. Retrouvez l'intégralité de la captation vidéo ici : https://youtu.be/3bp-NN4rD8o

Lettre d’Amérique latine (4) : la Bolivie fête ses 200 ans d’indépendance dans une année d’élections et de crises

par Erévan Rebeyrotte le 8 avril 2025
La Bolivie, ce pays niché au cœur de l'Amérique du Sud, bordé par le Brésil, l'Argentine, le Paraguay, le Chili et le Pérou, célèbre cette année le bicentenaire de son indépendance. Un événement majeur, véritable symbole de fierté nationale, qui se décline en festivités vibrantes et en un éclat de couleurs dans toutes les villes du pays. C’est donc tout naturellement que cette quatrième lettre d’Amérique latine, rédigée par notre correspondant Erévan Rebeyrotte, est consacrée à cet anniversaire, cher au cœur de la population bolivienne.
À Sucre, dans la « Casa de la Libertad », la ville vibre au rythme de la célébration des 200 ans d’indépendance de la Bolivie. Un lieu chargé d’histoire, où, en 1825, la jeune république naissante se libérait du joug colonial espagnol. 2025 est une année importante de commémorations, marquée par des cérémonies et des rassemblements populaires, mais l’atmosphère est loin d’être simplement festive. La Bolivie, aujourd'hui, se trouve plongée dans une crise politique et économique qui assombrie les célébrations. Au cours de mon périple en Bolivie, j’ai été témoin à plusieurs reprises de la détresse de la population. Des « collectivos » annulés en raison d’une pénurie de diesel, des pharmacies fermées faute de réapprovisionnement, des manifestations devant le Parlement de La Paz pour dénoncer les politiques sociales et économiques du gouvernement en place. À Potosí, des touristes occidentaux, animés par une curiosité mal orientée, se rendent dans les mines où les ouvriers luttent pour extraire de l'argent et d'autres ressources précieuses. Ces travailleurs, ancrés dans un autre siècle, œuvrent sans équipement de sécurité, maniant encore pioches et chariots manuels sur des rails rouillés. L'espérance de vie des mineurs est d'à peine 45 ans. Ils sacrifient leur santé, usent leurs poumons et leur corps pour gagner leur vie, au péril même de leur existence. Deux siècles ont passé depuis que des hommes comme Simón Bolívar et Antonio José de Sucre ont forgé l’indépendance de la Bolivie, porteurs d’un rêve de liberté, d’égalité et de fraternité. Aujourd’hui, l’image de Bolívar, ce héros au visage marqué par la guerre, semble s’éloigner de la réalité bolivienne. Le pays, s’il a vécu d’innombrables révolutions et changements de régime depuis, est aujourd’hui pris dans les mailles d’une crise politique persistante. Le dernier épisode en date : un coup d’État manqué en juin 2024 qui, loin d’ouvrir la voie à une stabilité, a ajouté une couche de méfiance envers les institutions et le système politique. En août prochain, alors que le pays se prépare à fêter son indépendance, c’est une autre épreuve qui attend les Boliviens : les élections générales. Les citoyens seront appelés aux urnes pour choisir leur président, vice-président, ainsi que les membres des deux chambres du parlement. Ces élections, dans un climat politique marqué par l’instabilité, pourraient bien redéfinir le paysage de la Bolivie pour les années à venir. Mais c’est surtout une figure qui capte l’attention : Evo Morales, l’ex-président, dont le retour sur la scène politique divise. Malgré l’interdiction légale de se présenter, l’ancien chef d’État défie la justice et se lance dans la bataille, promettant un retour triomphal. Le spectre de son dernier mandat, marqué par des accusations de corruption et une crise de légitimité, plane toujours sur le pays. Il est notamment visé par un mandat d’arrêt dans l’affaire concernant la « traite » d’une mineure. Il est accusé d’avoir entretenu une relation en 2015 avec une adolescente de 15 ans, avec le consentement des parents en échange d’avantages. En parallèle, la question de la corruption reste un point central dans le débat national. Des citoyens, particulièrement des jeunes, expriment leur lassitude face aux scandales qui gangrènent les sphères politiques. C’est dans ce contexte que des figures comme Nayib Bukele, le président du Salvador, trouvent un écho chez certains Boliviens. Ce « dictateur cool », à la tête d’un pays en mutation, est vu par certains comme une alternative face à un système politique qu'ils jugent trop corrompu et inefficace. Une jeune Bolivienne m'a même montré une vidéo de propagande de Bukele, le dépeignant comme un héros capable de régler tous les problèmes du Salvador. Cette admiration pour un leader autoritaire, pourtant reconnu pour ses dérives, soulève des questions sur l’avenir de la démocratie en Bolivie et en Amérique latine. Alors que le pays fête son bicentenaire, la Bolivie semble se retrouver à un carrefour, entre l’aspiration à une gouvernance plus forte et la volonté de préserver un système démocratique, même fragile. Lettres parues : Lire "Lettre d'Amérique latine (3) : Le Pérou, une histoire de douleur, d'oubli et de larmes" https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Jean-François Cervel : Les Empereurs

par Jean-François Cervel le 21 mars 2025 Chine USA Russie
Jean-François Cervel, ancien directeur du CNOUS et co-responsable de la commission géopolitique, s'interroge sur la place de l'Europe dans un paysage géopolitique où les trois grands empires semblent vouloir se partager le monde. Il insiste sur la nécessité pour l’Union Européenne de mettre en place en urgence les différents moyens institutionnels, scientifiques et économiques qui lui permettront de rivaliser.
Pour les trois empereurs, l’Union européenne est l’ennemi à abattre. Depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir, à la tête des Etats-Unis d’Amérique pour un second mandat, le paysage géopolitique mondial change à vitesse accélérée. Et dans ce maelstrom, l’Union européenne semble être devenue l’ennemi public numéro un, l’ennemi qu’il convient d’abattre. Jusque-là le monde apparaissait divisé en trois grands ensembles, le bloc des systèmes totalitaires, le bloc des démocraties libérales et le bloc des non-alignés, nouvellement appelés pays du Sud-global. Le premier de ces blocs était organisé autour de l’alliance entre la Russie et la Chine augmentée de leurs vassaux immédiats, Biélorussie, Corée du Nord, et de quelques états clients, Iran, Vénézuéla, Cuba, Erythrée .…. Le deuxième était organisé autour des Etats-Unis d’Amérique, de la plupart des pays de l’Europe et d’un certain nombre d’autres pays du monde, de la région pacifique, Japon, Corée du Sud, Australie, Nouvelle-Zélande plus le cas particulier d’Israël, ces différents pays étant liés par des alliances diverses et notamment l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord qui avait assuré, pendant des décennies,  la protection de l’Europe de l’Ouest par les Etats-Unis contre l’URSS communiste et le pacte de Varsovie. Les pays du premier bloc étaient caractérisés par une idéologie nationaliste, identitariste, autoritaire-autocratique, profondément anti-libérale et diffusaient cette vision du monde et de la société au sein de l’ensemble des pays du sud global. Le bloc des pays libéraux défendait au contraire une vision du monde articulée autour de la liberté individuelle, des droits de l’homme et de l’universalisme, de l’état de droit et de la démocratie et tendait à soutenir les mouvements défendant cette idéologie à travers le monde, contre les pouvoirs autoritaires et les différentes idéologies totalitaires qu’elles soient communiste, religieuses ou nationalisto-militaires. Les pays du « sud-gloabal » étaient soumis à une forte pression du bloc des pays totalitaires pour les pousser à le rejoindre dans une logique d’opposition au bloc des pays de démocratie libérale, qualifié de bloc « occidental » constitué des anciennes puissances coloniales et porteur d’une idéologie présentée comme celle de l’individualisme décadent, totalement étrangère aux diverses cultures du reste du monde. Le bloc des pays totalitaires avait réussi à associer un nombre très significatif de ces pays dans l’ensemble dit des « BRICS élargi » composé d’une dizaine de membres très importants, les deux grandes puissances totalitaires, Russie et Chine d’une part, de grands acteurs du « Sud-global », dont l’Inde, le Brésil, l’Afrique du Sud et divers associés en voie d’intégration d’autre part. Ce dispositif, qui prolongeait celui connu pendant la période de la « guerre froide » ( bloc communiste, bloc occidental, « non-alignés ») connaissait certes diverses variantes et nuances mais il caractérisait assez bien l’état du monde d’après la phase de la « mondialisation » ayant suivi l’effondrement de l’union soviétique et l’ouverture de la Chine post-maoïste.  Aujourd’hui ce paysage mondial est profondément bouleversé par un contexte idéologique nouveau qui voit s’affirmer tous les mouvements divers qui ont en commun leur hostilité à l’idéologie des droits de l’Homme et leur volonté de combattre les sociétés de démocratie libérale, ouvertes et pluralistes. Le nouveau pouvoir à la tête des Etats-Unis affiche clairement qu’il n’est pas là pour défendre le corpus des valeurs de la démocratie libérale mais qu’il est au seul service de la puissance des Etats-Unis. Les conséquences de ce choix sont immédiates pour ses alliés traditionnels européens qui sont vus comme des « exploiteurs » des Etats-Unis. L’Union européenne est présentée, contre toute réalité historique, comme une création destinée à « e…..der » et exploiter les Etats-Unis, en outre porteuse d’une idéologie progressiste hostile aux « vrais valeurs » traditionnelles de la famille, de la religion et de la patrie. D’où le rapprochement immédiat du président Trump avec le pouvoir poutinien dans un pacte qui ressemble furieusement au pacte germano-soviétique d’août 1939 conclu alors par-dessus la tête de la France et du Royaume-Uni, au détriment immédiat des pays de l’Europe orientale, hier la Pologne, la Finlande et les Pays Baltes, aujourd’hui l’Ukraine au premier chef, en attendant les suivants. Les Etats-Unis votent, à l’ONU, avec la Russie et la Corée du Nord contre ses alliés traditionnels des démocraties libérales. Et  le président Trump choisit d’affaiblir les capacités de résistance de l’Ukraine et d’humilier son président démocratiquement élu. Il veut ainsi se venger du Parti démocrate à l’intérieur des Etats-Unis, des pays de démocratie libérale en Europe et du président Zelenski en Ukraine, tous coupables de s’être opposés à lui, plus ou moins directement, lors de son premier mandat puis lors de ses campagnes pour sa réélection. Les Etats-Unis du président Trump affichent désormais sans pudeur vouloir s’inscrire dans la logique des puissances impériales, dans une idéologie où seuls comptent les rapports de forces tant à l’échelle individuelle et sociale qu’à l’échelle géopolitique et qui n’ont que mépris pour les valeurs issues de la philosophie des Lumières comme le répètent tous les idéologues du pouvoir poutinien et les dirigeants du Parti communiste chinois. Et dans ce contexte, l’Union européenne devient l’ennemi à abattre pour chacun des trois grands empires. Il s’agit, d’une part, de l’empêcher de devenir une réelle puissance qui pourrait porter ombrage à leur primauté et, d’autre part, de détruire le corpus de valeurs qu’elle défend. Trois empereurs dominent aujourd’hui le monde. Par ordre d’ancienneté, il s’agit de Vladimir Poutine, empereur de Russie depuis plus de 25 ans, Xi Jin Ping, empereur de Chine depuis plus de 12 ans, l’un et l’autre s’étant organisés pour continuer à régner pendant encore de longues années, et Donald Trump, à nouveau dirigeant des Etats-Unis d’Amérique, après déjà un premier mandat et qui souhaite agir comme un véritable empereur. Comme dans tout pouvoir impérial, ces trois souverains s’appuient sur une forte oligarchie. Bien que les modèles ne soient pas identiques en raison de l’histoire particulière de chacune des trois puissances concernées, ces oligarchies sont, avant tout, des oligarchies scientifico-technologico-économiques. Il s’agit, en effet, pour cette nouvelle aristocratie de maîtriser tous les outils de la puissance, tant en matière économique qu’en matière militaire, et ceux-ci dépendent, aujourd’hui plus que jamais, des avancées des technosciences. Chacun de ces trois empereurs a, évidemment, comme ambition de dominer le monde. A tout le moins, et pour l’instant, ils veulent se le partager. Il s’agit d’abord de conquêtes territoriales comme lors des guerres d’antan. Ainsi, l’empereur russe veut reconstituer, au moins, l’empire tel qu’il existait du temps des tsars puis des soviets, l’empereur chinois qui a définitivement annexé le Tibet et le Xin Jiang en conduisant un ethnocide des populations d’origine, veut étendre sa domination sur l’Asie du sud-est et le Pacifique, et l’empereur états-uniens veut étendre sa domination sur toute l’Amérique du nord et centrale. Dans toutes les régions du monde on les voit se situer dans une logique à la fois de compétition et de partage, en utilisant tous les moyens de la guerre hybride. Dans cette situation d’affrontement des empires, tous les autres pays du monde essaient de se situer au mieux de leurs intérêts propres. Dans les régions qui ne sont pas directement sous emprise de l’un ou l’autre des empires, des royaumes tentent de jouer leur jeu propre. Ils sont dirigés soit par des souverains en titre, issues de dynasties installées, soit par des autocrates qui tentent eux-mêmes de créer des dynasties en fonction des circonstances locales et de leurs rapports avec les grands empires. Des potentats locaux profitent des circonstances pour étendre leur pouvoir, comme le montrent les exemples de la Turquie, de l’Arabie Saoudite, d’Israël ou du Rwanda. A l’exception sans doute des plus grands, Inde ou Brésil, tous se trouveront à un moment ou à un autre, en fonction des circonstances, dans des situations de vassalisation, plus ou moins heureuse, plutôt moins que plus…. Certains ensembles essaient de s’organiser pour tenter de faire le poids par rapport aux trois puissances et à leur volonté de domination. Ainsi le monde arabo-islamique tente depuis longtemps d’organiser le panarabisme. Ses mouvements religieux intégristes, Al-Qaïda puis l’Etat islamique, essaient de reconstituer le califat dont ils rêvent. Mais les divisions multiples de ce grand ensemble ont, pour l’instant, empêché son unification. De même, les tentatives d’union en Afrique subsaharienne, en Amérique latine ou en Asie centrale, ne se sont pas, pour l’instant, concrétisées. Reste l’Europe, un ensemble géographique pas totalement unifié et pas totalement homogène. L’Union européenne qui regroupe 27 des 46 pays du Conseil de l’Europe a certes beaucoup progressé depuis quelque 75 ans. Avec 450 millions d’habitants, 17% du PIB mondial et un modèle socio-politique trouvant un équilibre entre la liberté individuelle et la défense de l’intérêt général, elle reste une zone très attractive pour tous ceux qui ne se résignent pas à vivre sous le joug de systèmes totalitaires, prédateurs et bellicistes. Elle est, de ce fait, la cible de tous les régimes et de toutes les idéologies totalitaires du monde, qu’elles soient religieuses et notamment islamiste, communistes ou nationalistes. Mais elle n’a pas voulu se donner les moyens de devenir une véritable puissance capable de se mesurer aux trois grands empires parce que la volonté politique a manqué pour créer véritablement les Etats-Unis d’Europe indispensables. Tous les Etats qui constituent l’Union n’ont pas voulu choisir entre souveraineté nationale et souveraineté européenne. Face à des puissances hostiles, ils sont désormais au pied du mur. Il s’agit de franchir le pas d’une véritable Europe fédérale dont il faut définir les modalités. Comme lors des grandes étapes précédentes, marché unique, élection des députés du Parlement européen au suffrage universel, monnaie unique, il faut définir un pouvoir politique européen qui puisse faire le poids face aux grands empereurs mondiaux. Les modalités de désignation d’un Président des Etats-Unis d’Europe ayant un réel pouvoir en matière diplomatique et militaire doivent être débattues et arrêtées au plus vite. Les opinions publiques des pays de l’Union sont-elles prêtes à ce débat alors que les différents pays sont affaiblis, avec une population vieillissante, qu’ils sont socialement et politiquement divisés, avec des communautés issues de l’immigration récente mal intégrées car souvent originaires de cultures très différentes de celle de l’Europe, avec des populations jeunes très perturbées par l’influence des réseaux sociaux et des substances addictives ? Alors que les régimes totalitaires n’hésitent pas à endoctriner et enrégimenter leurs populations – et notamment les plus jeunes - et n’hésitent pas à les envoyer à la guerre et à la mort, les démocraties libérales répugnent toujours à le faire parce qu’elles sont porteuses de valeurs de liberté, pacifistes et universalistes. Les populations européennes sont-elles prêtes à aller se battre et à mourir pour défendre leurs valeurs et leur système socio-politique ? Plutôt rouge que mort disait-on, autrefois, à propos de la menace de la Russie communiste… Face à des régimes impériaux qui rêvent de la coloniser enfin en jouant sur l’éparpillement des différents Etats-Nations qui la constituent, l’Union Européenne doit décider de mettre en place en urgence les différents moyens institutionnels, scientifiques et économiques qui lui permettront de devenir une véritable puissance. C’est le sujet vital qui doit être soumis à l’ensemble des citoyens de l’Europe.

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