Les dirigeants de l'Union européenne se sont retrouvés jeudi 10 et vendredi 11 mars derniers à Versailles pour un sommet des 27 historique dans le contexte de la guerre en Ukraine. L’occasion de s’interroger sur les conséquences que pourraient avoir, à court ou long terme, la guerre en Ukraine sur les politiques publiques européennes.
Les décisions prises à l'issue de ce sommet ont-elles été à la hauteur des circonstances et des enjeux ?
Christian Lequesne : Je dirai non. Bien entendu, je comprends le souhait de ne pas se précipiter dans le contexte de la guerre en Ukraine, mais trop de déclarations restent des généralités ou des engagements de principe. Le plus révélateur est l'engagement à augmenter les dépenses consacrées à la défense. On aurait pu être précis, citer un seuil par rapport au PNB (comme celui des 2% à l'OTAN). Or rien. L'idée de confier à la Commission une étude sur les déficits d'investissement montrent que certains États membres ne veulent pas s'engager et cherchent à gagner du temps. On ne peut pas dire que le grand sursaut visant à rendre concret l'autonomie stratégique de l'UE soit déjà là.
Une étude de l'European Council on Foreign Relations du 9 mars 2022 a montré que les Européens s'en remettaient de plus en plus à l'Union Européenne pour régler des enjeux politiques majeurs (sécurité, santé, niveau de vie). Assiste-t-on à un virage vers le fédéralisme ?
Christian Lequesne : Je ne dirai pas cela. En effet, les Européens se rendent compte que de plus en plus de politiques publiques devraient mieux être traitées au niveau européen pour être efficaces. Ils appellent donc de leurs vœux cette européanisation de l'action publique. En même temps, ils ne veulent pas d'un gouvernement européen. Or dans un système fédéral vous avez un niveau central à côté des niveaux fédérés. C'est cela qui me fait dire que le virage vers le fédéralisme n'a pas lieu. Mais on peut parler d'une fédéralisation des politiques publiques.
Une étude de l'IFOP pour la Fondation Jean Jaurès publiée le 9 mars montrait qu'Allemands, Italiens, Français et Polonais étaient favorables à 68% à la création d'une armée européenne. Les Allemands ont évolué très favorablement sur le sujet depuis 2014 (+22 pts), date de la dernière étude. Est-ce le signe que ce projet pourrait voir le jour ?
Christian Lequesne : Je ne crois pas à l'idée d'une armée européenne du type de celle que prévoyait en 1952 la Communauté européenne de défense (projet enterré par l'Assemblée nationale française de l'époque) car cela supposerait l'existence d'un gouvernement européen qui n'existe pas encore. Mieux vaut penser à renforcer la défense européenne, c'est à dire l'interopérabilité des armées nationales pour pouvoir les mobiliser en cas de conflit. Cela suppose des dépenses militaires supérieures dans tous les États membres, une mutualisation de la fabrication des armements plus grande et un centre stratégique sous la forme d'un état-major européen (comme il en existe un pour l'OTAN). Cette évolution-là est faisable en tirant des leçons sérieuses de l'Ukraine.
Christian Lequesne est professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et professeur invité au Collège d'Europe. Il a notamment publié La puissance par l'image. Les États et leur diplomatie publique, en 2021, aux Presses de Sciences Po.
Mercredi 16 mars, nous avons pu poser 5 questions à Valéria Faure-Muntian, députée de la 3ème circonscription de la Loire et Présidente du groupe d'amitié France-Ukraine. L'occasion pour elle de revenir sur la guerre en Ukraine et de nous livrer les témoignages récoltés des populations sur place.
Que lui disent les Ukrainiens dans leurs témoignages ? Quel est l'état d'esprit des Ukrainiens ? Quelles nouvelles mesures peuvent être prises par l'UE et la France ? S'agissant des couloirs humanitaires, comment porter assistance aux Ukrainiens sans entrer dans le calcul de Vladimir Poutine ? Quelle est la priorité pour l'accueil des réfugiés Ukrainiens en France ?
La députée Valéria Faure-Muntian nous livre son analyse à partir de témoignages récoltés depuis le début de l'invasion russe en Ukraine, l'occasion pour elle de faire un point sur cette guerre, que les Ukrainiens traversent avec « patriotisme et résistance », et de rappeler les priorités de l'Union européenne, alors que dix millions de personnes ont fui leur foyer depuis le début des combats.
https://www.youtube.com/watch?v=GnpQftqzTPs
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Auteure et journaliste, Tristane Banon nous montre dans son nouvel essai La paix des sexes (Éditions de l'Observatoire) le chemin parcouru depuis 50 ans pour l'égalité femmes-hommes. Défendant l'art de la nuance, elle s'oppose fermement à un militantisme qui voudrait enfermer et opposer les deux sexes. En cette journée internationale des droits des femmes, elle nous invite à nous saisir de cette grande cause en refusant toujours l'anathème.
Dans votre livre La Paix des sexes (Editions de l’Observatoire), vous exprimez des réserves quant aux conséquences des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc, en soulignant combien les dénonciations d’agressions sexuelles qui passent par les réseaux sociaux ont souvent pour conséquence de ruiner des réputations. Beaucoup considèrent pourtant que la tribune médiatique est la seule manière de « faire réagir » la société et plus encore la justice, qui sinon ne se saisirait pas ou trop lentement de ces dossiers. Qu’en pensez-vous ?
Tristane Banon : Mon cœur est acquis à #MeToo, qui met en avant une solidarité salvatrice qui me plaît et me parle. Il y avait un problème de respect quasi-inexistant envers les plaignantes dans les affaires de violences sexuelles, parce que l’incompréhension (« pourquoi ces femmes portaient-elles plainte si longtemps après ? »), parce que cette idée tenace que la sexualité relève de la vie privée (ce qui devient faux quand elle est délictuelle ou criminelle) et parce que les tabous, les hontes, les idées fixes et les convictions étaient trop bien ancrées. #MeToo a fait tomber tout ça et il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain. Les excès ne sont pas souhaitables, comme en toute chose, et la sacralisation de la parole victimaire que l’on peut observer désormais est une erreur selon moi, elle est dangereuse en ce qu’elle abîme méchamment la présomption d’innocence et met à mal notre égalité à tous devant la loi. J’en veux pour preuve qu’on ne parle plus de « plaignantes » mais de « victimes » dans des affaires dont on ne sait rien. Or, si on décide que la plaignante est victime, c’est que l’on décide avant que la loi ne passe, que l’accusé est coupable. Ça n’est pas acceptable. Néanmoins rejeter #MeToo en bloc est une erreur.
Les choses sont, de mon point de vue, beaucoup plus compliquées avec #BalanceTonPorc. D’abord il y a la sémantique qui ne me plait pas : l’idée de « balance » rappelle les pires heures de notre histoire collective, et faire de l’homme un porc me dérange, parfois pour l’homme, parfois pour le porc ! Ceci entendu, et au-delà de l’anecdotique lexical, ce qui me dérange est plus profond, c’est la mise de tous les actes sur le même plan. Sous ce même hashtag de #BalanceTonPorc, on trouve aussi bien des goujats, des agresseurs véritables, de simples mal-élevés, des lourdauds beauf’ et des violeurs. Or, tout ne se vaut pas et tout ne mérite pas la même punition. En droit, il existe quelque chose que l’on appelle « La proportionnalité de la peine », ça n’existe pas sous l’ère #BalanceTonPorc. La punition est la même pour tous : le bannissement, la mise au ban de la société. C’est insensé, et dangereux.
Selon vous, depuis la loi de 2006 qui aligne l’âge légal du mariage à 18 ans pour les femmes et les hommes et consacre ainsi l’égalité complète des femmes et des hommes dans le droit, le « système patriarcal » n’existerait plus en France. Ne peut-on pas considérer pour autant que notre société reste, elle, patriarcale, avec des inégalités et des discriminations nombreuses ?
Tristane Banon : Le système patriarcal en tant qu’organisation venue d’en haut n’existe plus. Dire que la France est dirigée par un gouvernement qui veut asseoir la domination de l’homme sur la femme est tout simplement faux. Ce qui ne veut absolument pas dire que n’existent pas des lieux où le sexisme demeure. Ils sont nombreux : les plafonds de verre, l’inégalité salariale, les violences faites aux femmes, etc. Mais là où le sexisme existe, là où il demeure, c’est que la loi est contournée. Aller faire un tour dans des pays, comme le Cameroun où je me trouve à l’occasion de la journée de défense des droits de la femme, où la loi consacre le système patriarcal, permet de saisir l’extraordinaire différence qu’il y a entre un patriarcat systémique et un pays dont le droit consacre l’égalité, quand bien même celle-ci est trop souvent bafouée ou contournée. Nous avons les armes de l’égalité avec nous, ce sont nos lois. Le combat est d’arriver à leur application à tous les niveaux de la société. Ce combat est un combat collectif, c’est le grand combat de notre ère, femmes et hommes réunis, et il commence par l’éducation.
Nous assistons aujourd’hui à des évolutions notables en matière d’égalité salariale, d’accessibilité des femmes à des postes à haute responsabilité, d’éducation à l’égalité filles-garçons. Concrètement, sur quoi devrions-nous encore progresser et quelles politiques pourrait-on conduire pour y remédier ? Devons-nous encore légiférer ?
Tristane Banon : Je ne suis pas convaincue que l’abondance de lois soit la solution. Sur ces cinq dernières années, et sans aucun discours de militantisme politique qui n’est pas mon sujet, il faut reconnaître que les plus importants manquements de la loi ont été réparés. Dire que le gouvernement n’a pas tenu sa promesse en termes d’action en faveur de l’égalité et contre les violences faites aux femmes est, de mon point de vue, assez malhonnête. Il reste forcément des choses à améliorer, mais l’essentiel des avancées juridiques a été fait.
Désormais, c’est l’éducation qui me semble être le combat prioritaire.
L’égalité, ça s’apprend, et ce dès le plus jeune âge.
Apprendre à dire oui, à dire non, à décevoir, à désobéir, à assumer la responsabilité de son désir sans que cette chose-là soit systématiquement l’affaire des femmes qui sont communément tenues pour « responsables » du désir qu’elles peuvent susciter chez l’homme (alors que l’égalité c’est aussi décider que chacun est responsable de son propre désir)…. Toutes ces notions, qui sont « l’égalité », doivent être apprises dès le plus jeune âge et enseignées aux adultes qui ne les ont pas appréhendées dans l’enfance.
Et puis il y a l’application des lois qui passe par la répression.
Mieux contrôler, punir de façon efficace, ne rien lâcher. Et ce à tous les niveaux, y compris en matière d’égalité salariale.
Là encore, ces combats sont des combats qui doivent absolument être collectifs. Ça n’est pas une guerre des femmes contre les hommes, c’est un combat de l’humanité pour elle-même. L’égalité est l’affaire de tous, c’est ensemble que nous parviendrons à l’atteindre. Je dis souvent, et je crois très fort en cela, que l’égalité est un enjeu tel que s’aliéner la moitié de l’humanité pour y parvenir est une hérésie. Je suis farouchement convaincue que le féminisme, qui est un humanisme élémentaire, est tout autant une affaire de femmes, qu’une affaire d’hommes. Il ne faut jamais oublier qu’un homme n’est jamais seulement un homme : il est aussi le fils d’une mère, parfois le père d’une fille, le mari d’une épouse, le grand-père de petites-filles.
Cet homme-là, qui est beaucoup d’hommes, peut-être un allié extraordinaire.
Secrétaire général du syndicat Force Ouvrière de 2004 à 2018, Jean-Claude Mailly soutient que les entreprises ont un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines, rôle qui doit être étroitement contrôlé. Il analyse les risques d’augmentation de la conflictualité religieuse et politique en entreprise.
Selon une étude de l'IFOP pour Havas, publiée en février 2021, 80% des Français font confiance aux PME pour défendre les valeurs de la République, 46% aux grandes entreprises. Les entreprises ont-elles un rôle à jouer dans la défense des valeurs républicaines ?
Jean-Claude Mailly : Comme tous les acteurs de la vie sociale et économique les entreprises ont un rôle à jouer dans la promotion des valeurs républicaines. Cela doit s’exprimer notamment dans la qualité du dialogue social en termes de liberté de négociation, d’égalité de droits et d’esprit collectif. Même si elles ne sont pas en charge de l’intérêt général elles peuvent aussi y contribuer avec une RSE active et approfondie en matière d’environnement, de gouvernance et de social, ce qui nécessite, au-delà des procédures déclaratives, la réalisation d’audits indépendants pour éviter le green ou social washing.
Par ailleurs le fait que les Français font plus confiance aux PME est, entre autres facteurs, dû à la moindre internationalisation et à la proximité. Dans les périodes de crise et de doute la tendance est de faire plus facilement confiance à ce que l’on connait le mieux. Comme le disait Bernard Henri Lévy (dans les années 80) les périodes de crise revoient surgir les concepts de race, corps, terre et nation.
Selon la même étude, les Français ne sont que 38% à accorder leur confiance aux syndicats pour défendre les valeurs de la République. Comment expliquez-vous ce mauvais résultat pour les forces syndicales ?
Jean-Claude Mailly : Plusieurs raisons peuvent expliquer cette situation. En premier lieu, les syndicats ont tendance à être considérés comme des institutions, des institutions qui aujourd’hui sont critiquées comme les partis politiques ou les médias. En second lieu une partie de la population les considère comme étant trop politisés et pour certains d’entre eux pas assez indépendants. Ce qui est un faux problème dans la mesure où ce qui pèse surtout en la matière c’est que l’accent a plus été mis sur le conflit que sur la négociation (notamment historiquement avec la CGT) et que, y compris encore aujourd’hui, les médias parlent plus des manifestations que des accords signés. En troisième lieu la majorité des salariés qui adhèrent à un syndicat le font par rapport à l’image et aux résultats sur leur lieu de travail. Or depuis de nombreuses années, en France comme ailleurs, les résultats sont plus difficiles à obtenir. Enfin les pouvoirs publics peuvent aussi avoir une responsabilité quand ils ne sont pas adeptes et pratiquants du dialogue social ou qu’ils considèrent que la place des syndicats est prioritairement dans l’entreprise ou l’administration, ce qui n’est pas conforme aux valeurs républicaines.
En effet la structure des relations sociales en France, pour assurer un minimum d’égalité, s’est organisée autour de trois niveaux de négociation (interprofessionnel, branche et entreprise) et de relations spécifiques loi/contrat. Quand l’entreprise comme niveau devient prioritaire les inégalités se creusent. Pour ne prendre qu’un exemple, celui de l’assurance chômage, en France vous bénéficiez des mêmes droits, quelle que soit la taille de votre entreprise et que vous soyez ou non syndiqué.
En 2017, dans Quand la religion s'invite en entreprise, Denis Maillard alertait sur la multiplication de conflits religieux en entreprise. Depuis 2017, la situation a-t-elle évolué ? Comment faire appliquer le principe de laïcité en entreprise ?
Jean-Claude Mailly : La situation a évolué compte tenu des problèmes rencontrés ici ou là. Mais tout n’est pas encore réglé, loin s’en faut, et l’idéologie woke peut faire des dégâts, tout comme ceux qui à l’extrême droite, rejettent l’autre ou ceux qui, à l’extrême gauche, voient dans le même autre le nouveau prolétariat. De mon point de vue la fermeté sur les principes de la laïcité, un des fondements de notre vie en commun, s’impose. L’entreprise ne doit pas être un lieu de débat ou d’expression religieux, pas plus qu’elle ne doit être un lieu politique.
L’outil à privilégier est le règlement intérieur qui doit être très précis en la matière et prévoir les sanctions en cas de non-respect. On peut aussi s’inspirer de ce qu’ont mis en place certaines entreprises comme Paprec avec leur charte de la laïcité. Il faut d’ailleurs arrêter de penser que dans l’entreprise nous sommes des citoyens, nous y travaillons pour produire des biens et des services. Nous sommes citoyens en dehors de l’entreprise. Dans les deux cas nous avons des droits et des devoirs mais la confusion génère des dérapages. Il en est de même quand faute de social on fait du sociétal. Notre république laïque est aussi sociale.
Dans une tribune parue dans le journal Ouest France le 18 février dernier, Christian Lequesne, membre de la commission géopolitique du Laboratoire, rappelle l'urgence de l'analyse et du débat contradictoire à l'université, dans une époque très normative.
On se demande parfois si l’université n’est pas en train de perdre l’une de ses principales vertus : la liberté de dire et de débattre. Une sorte de police de la pensée s’est emparée des amphis, au point que les professeurs sont tentés de censurer leur expression. Ce qui doit pourtant caractériser l’université est de pouvoir tout y dire, à condition de débattre et de respecter la pensée de l’autre. L’université doit aussi être le lieu où l’on apprend à exercer sa raison et non à déchaîner ses émotions.
Le retour en masse de l’émotion à l’université provient du fait que certains ont renoncé à penser l’autre en utilisant les outils de l’universalisme. On classe désormais son interlocuteur dans une boîte en s’appuyant essentiellement sur son identité : le genre, la couleur de peau, ou encore l’orientation sexuelle. D’origine américaine, le « wokisme » qui atteint nos campus veut que certaines identités entrent en combat contre d’autres identités au prétexte que les secondes seraient dominantes. On marche sur la tête. Il est évident que chacun de nous possède des identités et tant mieux. Il appartient à chacun de nous d’accepter que l’autre a des identités différentes sans jamais en faire une catégorie de jugement. En aucun cas, la différence identitaire doit nous faire renoncer au principe universel que face à nous, nous avons d’abord des individus qu’il convient de respecter.
Une vérité exclusive ?
La regrettable affaire de Sciences Po Grenoble est emblématique de ce climat délétère. D’un côté, une poignée d’étudiants et de professeurs obsédés par une lecture « décoloniale » de la société et soutenus par l’extrême gauche ; de l’autre, deux professeurs qui se complaisent en victimes de « l’islamo-gauchisme » en faisant les choux gras de l’extrême droite. Au milieu de cela, une directrice décontenancée parce que raisonnable, qui se fait malmener par les deux côtés mais, surtout, une grande majorité de professeurs et d’étudiants qui ne se retrouvent pas dans ce combat stérile visant leur établissement. Ces derniers sont évidemmenttotalement passés sous silence par une certaine presse qui aime à faire croire que l’université serait devenue le lieu où s’opposent uniquement les « décoloniaux » aux « fachos ».
Rien n’est plus faux. L’université reste pour une large part une institution dans laquelle les professeurs et les étudiants veulent débattre respectueusement, quelle que soit l’identité de celui ou de celle qui s’exprime. Il est important que les professeurs et les étudiants résistent à ceux qui veulent censurer le débat avec des idéologies qu’il faut bien qualifier de totalitaires. Totalitaires, parce qu’elles sont convaincues de détenir une vérité exclusive. Plus que jamais, il faut que l’université insiste sur l’importance de l’analyse et du débat contradictoire. Notre époque est devenue très normative au sens où l’on préfère asséner plutôt qu’échanger. Les réseaux sociaux aggravent cette situation, car ils invitent à être percutants en quelques signes et empêchent ainsi toute nuance.
Il n’y a pas de sujet ni de propos tabous à l’université, comme il ne saurait y avoir de groupes qui se transforment en censeurs et en accusateurs publics. Dans l’histoire, chaque fois que l’on a voulu transformer l’université en lieu de vérité imposée, lacatastrophe politique s’en est suivie assez rapidement.
Cliquez sur le lien hypertexte pour voir la tribune parue dans Ouest France.
Lundi 31 janvier, Whoopi Goldberg s'est faite remarquer en expliquant, lors de son talk-show sur ABC, que l'Holocauste n'était pas "une question de race". C'est le symbole, analyse Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire et spécialiste de ces questions, d'un nouvel antiracisme devenu raciste et violent, sur fond de concurrence victimaire."
Que vous inspire la sortie de Whoopi Goldberg sur ABC, selon laquelle « l’Holocauste n’avait rien de racial », puisque « les nazis étaient des Blancs et que la plupart de ceux qu’ils attaquaient étaient aussi des Blancs » ?
Iannis Roder : C’est intéressant de penser que les « races » seraient les noirs et les blancs. C’est en réalité entériner leur existence, alors que la notion de race est une construction, et c’est ce qu’il faut bien comprendre : peu importe la couleur de celui que l’assassin veut détruire, ce qui compte c’est la représentation qu’il se fait de l’autre. Est-ce que Whoopi Goldberg dirait aussi que le génocide des Tutsi au Rwanda n’était pas un crime raciste alors même que les Hutu ont cherché à exterminer les Tutsi au nom d’une idéologie raciale ?
Ce même phénomène de construction raciale se retrouve en bien d’autres endroits de notre Histoire. S’agissant de l’antisémitisme, celui-ci s’inscrit dans une longue tradition de haine des juifs qui prenait, avant le XIXe siècle, la forme de l’antijudaïsme chrétien, mais celui-ci n’assimilait pas les juifs à une race. Cette idée que les juifs appartiendraient à une race, la race sémite, est une pure construction puisque ce sont les langues qui sont sémites. Peu à peu s’est opéré un glissement de la langue sémite au peuple sémite. C’est à ce moment-là qu’on a forgé la notion de « race juive », et que le vieux rejet des juifs s’est assimilé à une vision raciale. Le crime de la Shoah est donc évidemment, n’en déplaise à Whoopi Goldberg, un crime racial.
Le nouvel antiracisme, inspiré de la Critical Race Theory, qui dénonce le « racisme structurel » de sociétés construites par des Blancs à leur propre profit (le « privilège blanc ») vous semble-t-il marquer ou non une rupture avec l’antiracisme de Martin Luther King ? En quoi ?
Iannis Roder : Le nouvel antiracisme assume de mettre fin à l’universalité de l’humanité. Le présupposé de base est que chacun d’entre nous agirait à son insu selon son propre intérêt racial, pigmentaire même. Le discours universaliste serait ainsi un leurre, une tartufferie, et ceux qui le défendent seraient dans le déni, du fait même de leur appartenance raciale. Le nouvel antiracisme est un déterminisme et a réponse à tout - ce qui est le propre d’une idéologie - : nous serions déterminés par notre couleur de peau, et cette assignation nous priverait de facto d’éprouver de l’empathie, de comprendre, d’agir en faveur de l’autre.
L’antiracisme du XXe siècle revendiquait les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous. Aujourd’hui, le nouvel antiracisme cherche à montrer qu’en dépit de ces mêmes droits et de ces mêmes devoirs, les blancs tireront toujours la couverture sur eux, et même sans en avoir toujours conscience.
Dès lors, ce sur quoi nous devons nous interroger, c’est le modèle de société qui est revendiqué par ce nouvel antiracisme. Si le racisme des blancs est intériorisé voire inconscient, que faut-il faire, sinon de la rééducation ? Les régimes totalitaires et meurtriers ont montré ce que voulait dire rééducation. Dans le fond, je pense que le nouvel antiracisme est un appel à une société de la revanche, de la vengeance, et donc de la violence, soit l’exact opposé de ce que voulait Martin Luther King, qui défendait une vision pacifiste, égalitaire, et donc universaliste
Comment éviter la concurrence victimaire pour le titre de « peuple plus persécuté de l’histoire moderne » ?
Iannis Roder : Pour éviter la concurrence victimaire, il faut avant toute chose faire de l’histoire politique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas faire l’histoire des persécutions et des crimes de masse en les abordant sous l’angle de l’émotion et des jugements moraux qu’on porterait aujourd’hui sur le passé. La concurrence victimaire est une approche morale de la question des souffrances humaines. Or toutes les souffrances se valent, on ne peut faire une hiérarchie des souffrances. Faire de l’histoire politique, c’est comprendre les processus, les motivations et les dynamiques à l’œuvre, s’interroger sur le contexte historique qui a engendré ces horreurs et sur les objectifs poursuivis par les persécuteurs. C’est à ce titre et à ce titre seulement qu’on comprend que chaque événement dramatique, chaque crime de masse a son intelligence propre, parce qu’il s’inscrit toujours dans une période historique donnée.
Cette approche politique, par les faits, n’a pas pour objet de hiérarchiser les crimes (c’est en revanche l’objet même de la justice), mais d’en comprendre plutôt la spécificité et parfois, la nature sans précédent.
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