Brice Couturier et Chloé Morin ont accueilli Nicolas Tenzer pour discuter de son dernier ouvrage, « Notre guerre : Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique », publié par les éditions de l’Observatoire. N. Tenzer a exposé la nécessité d’une stratégie lucide dans un monde où les certitudes passées obscurcissent les dangers futurs. […]
Brice Couturier et Chloé Morin ont accueilli Nicolas Tenzer pour discuter de son dernier ouvrage, « Notre guerre : Le crime et l’oubli : pour une pensée stratégique », publié par les éditions de l’Observatoire. N. Tenzer a exposé la nécessité d’une stratégie lucide dans un monde où les certitudes passées obscurcissent les dangers futurs. Il a souligné l’urgence d’une nouvelle diplomatie face à la dégradation du droit international et à l’affaiblissement des démocraties confrontées à des régimes prêts à tout pour préserver leur pouvoir. En analysant les crises contemporaines telles que la guerre russo-ukrainienne et les ambitions chinoises, N. Tenzer a proposé un plan d’action rigoureux pour éviter les erreurs du passé et naviguer dans un monde où la guerre est devenue omniprésente. Son livre, bien plus qu’un ouvrage de géopolitique, est un appel à la lucidité et un avertissement contre les illusions qui nous rendent vulnérables.
Tigrane Yegavian, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), est titulaire d’un Master en politique comparée spécialité monde Musulman de Sciences Po Paris et doctorant en histoire contemporaine. Depuis 2015, il publie de nombreux ouvrages sur l’Arménie dont "Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée" aux Éditions Nevicata. Il revient pour le Laboratoire sur la situation au Haut -Karabakh et décrypte les relations géopolitiques pour mieux comprendre les enjeux qui se dressent devant nous.
Le Laboratoire de la République : Comment évaluez-vous la situation, le degré de violences actuel dans ce secteur du Haut-Karabagh ? Au regard de la mobilisation de la communauté internationale et la diaspora arménienne avons-nous affaire à une résurgence des années sombres du génocide de 1915 ?
Tigrane Yegavian : Ce qui reste du Haut Karabagh arménien, un territoire réduit à sa portion congrue environ 2900 km², relié à l’Arménie par un étroit corridor gardé par les troupes russes d’interposition. La guerre de l’automne 2020 a été particulièrement cruelle, l’usage d’armes prohibées (sous munition, phosphore, etc.) ont eu des effets atroces sur les populations civiles et militaires impactées.
A la suite des incursions frontalières de l'Azerbaïdjan en Arménie le 13 septembre 2022, au moins 53 km² de territoire supplémentaire sont passés sous contrôle azéri, en plus de 77 km² près de Verin Shorzha et de 20 km² près du lac Sev contrôlés depuis le printemps 2021.
Pour mieux comprendre ce degré de violence inouï depuis 1992 - 1994, il faut avoir à l’esprit que les Azerbaidjanais veulent venger l’humiliation subie par le maintien de larges portions de leurs territoires sous contrôle arménien. Toute une génération a été nourrie au venin de l’arménophobie et de la soif de revanche. Un discours savamment orchestré par le régime Aliyev qui a fait des Arméniens les boucs émissaires de tous les malheurs de l’Azerbaïdjan et n’a pas hésité à les déshumaniser en voulant « les chasser comme des chiens ».
En cela on peut dire que la politique azerbaïdjanaise a une dimension génocidaire car sur les territoires repris aux Arméniens ils organisent une politique de nettoyage ethnique systématique doublée d’un ethnocide. Ils détruisent tout ce qui peut rappeler une présence arménienne (églises, pierres tombales, monuments divers…) ; organisent une pression continue sur la population restante en les encourageant au départ.
Dans les zones reprises sous leur contrôle partie à Chouchi et à Hadrout, le patrimoine arménien a été défiguré ou détruit en grande partie. La communauté internationale a ignoré cette guerre ; le principe d’intégrité territoriale a donné un blanc-seing à l’État azerbaïdjanais, alors que nous savons pertinemment que la Turquie étaient aux commandes des opérations. Les Turcs ont non seulement envoyé des mercenaires syriens se faire tuer sur les premières lignes mais ont pris le commandement des opérations aériennes via l’usage de leurs drones bayraktar et l’envoi de forces spéciales. Seuls, face aux Turco Azéris, les Arméniens ont revécu les pires heures de leur histoire dans une indifférence quasi générale.*
Le Laboratoire de la République : En quoi l’enjeu de civilisation (culture, religion) est-il posé et serait en danger ?
Tigrane Yegavian : La lecture civilisationnelle a été retenue par quelques ONG comme SOS Chrétiens d'Orient et un certains nombre d'intellectuels français. Il existe des rapports comme celui de l’institut Lemkine de prévention des crimes de masse et un autre rapport de l’ONU, qui ont alerté des con-séquences du discours de haine anti arménienne et la volonté d’éradiquer toute trace de cette civilisation. La Turquie, voudrait répliquer au Caucase ce qu’elle a fait en Syrie, pour en chasser les Chrétiens au nord du pays. Depuis 1992-93 Ankara soutient Bakou par un blocus de l’Arménie, en fermant la frontière commune, et fait tout pour dévitaliser le pays, pour l’étouffer. L’Arménie est en danger, car l’Azerbaïdjan, qui lui est largement militairement supérieur grâce à ses revenus pétroliers, a clairement annoncé son intention d’attaquer et de capturer de nouveaux territoires au sud du pays.
Je retiens surtout que l’Arménie est à nouveau une victime de la géopolitique des empires. Russes et Turcs se sont entendus pour coopérer sur certains dossiers qui dépassent de très loin la seule région du Caucase du Sud.
Le Laboratoire de la République : Peut-on estimer que la Russie dans son effort de déstabilisation souhaite créer le désordre dans le Caucase pour nous déstabiliser, nous européens ?
Tigrane Yegavian : Moscou a conclu un pacte de défense avec l'Arménie en 1997 et y possède une base militaire, elle a déployé des milliers de casques bleus dans la région après un cessez-le-feu en 2020. Cela a réaffirmé son rôle de gendarme et de principal courtier de pouvoir dans la partie volatile de l'ancienne Union soviétique, où la Turquie exerce également une influence croissante grâce à son alliance étroite avec l’Azerbaïdjan.
Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan repasse à l’offensive au Karabagh, et grignote les zones arméniennes, avec l’accord de la Russie qui ne veut surtout pas s’aliéner ce partenaire stratégique. La preuve : deux jours avant le début de la guerre, Vladimir Poutine avait reçu son homologue azéri au Kremlin, pour signer un accord sur l’exportation de gaz russe. Bakou et Moscou dont les entreprises publiques de gaz et de pétrole sont activement présentes en Azerbaïdjan, avaient signé un nouveau partenariat pour les exportations de gaz naturel des deux pays, en vertu duquel les Russes pourraient contourner les sanctions via leur partenaire azéri.
Le Laboratoire de la République : La proposition de Vladimir Poutine à Recep Tayyip Erdogan de créer un « hub gazier » en Turquie pour exporter vers l’Europe s’inscrit-elle dans cette logique et faire de l’économie des matières premières un argument de négociation politique ?
Tigrane Yegavian : L’alliance arméno-russe est imparfaite et dictée par les seuls intérêts de la Russie. La Russie et la Turquie ont renoué avec la rivalité compétitive qui fait d’eux des partenaires et non des al-liés, liés par une commune volonté de maintenir l’Occident à l’écart de leurs zones d’influence qu’ils se partagent de la Libye au Caucase. Nous évoluions dans un monde de plus en plus dangereux et instable car il n’y a plus de systèmes d’alliances mais des partenariats extrêmement volatils et fluctuants au fil des opportunités. La guerre de 2020 a acté la mise à mort du groupe de Minsk et le retrait des Occidentaux du règlement du conflit pour en faire un condominium russo-turc.
Il ne s’agit pas, selon moi, d’un conflit bilatéral l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais bien d’un conflit mondialisé, d’une sorte de « billard à plusieurs bandes » entre grandes puissances impérialistes -la Russie et la Turquie- dans lequel l’Arménie fait figure de monnaie d’échange, ou de variable d’ajustement. En cela, l’Arménie peut disparaître comme État, car elle sera avalée par la géopolitique des empires.
En 2020, à la faveur du conflit au Karabagh, où elle s’est refusée à intervenir, la Russie a obtenu ce qu’elle n’avait pu gagner en 1994, au moment de la première guerre du Karabagh : une force d’interposition, prétextant qu’il y ait une population civile à défendre. Mais, loin de vouloir défendre les Arméniens du Karabagh, Moscou veut avoir un levier de pression sur Bakou et revenir en force dans son « étranger proche », cette zone d’influence traditionnelle où elle est présente depuis le tout début du XIXe siècle. Moscou récupère ce qu’elle considère comme sa zone d’influence. Mais aux yeux des Azéris, il s’agit d’une force d’occupation. Le Karabagh est devenu une province russe sans statut, où le russe est désormais deuxième langue officielle, une sorte de protectorat à l’instar de la Transnistrie en Moldavie (non reconnu par Moscou) ou encore de l’exclave de Kaliningrad.
Haut-Karabakh : comprendre ce conflit centenaire qui embrase les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (lemonde.fr)
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, analyse le nouvel ordre mondial en place depuis le début de la guerre en Ukraine. Il s'attache, dans cette tribune, à révéler le projet plus ambitieux de Vladimir Poutine de redistribuer les cartes du jeu géopolitique et géostratégique mondial afin de mettre en marche une véritable "révolution mondiale".
La décision de Vladimir Poutine d’envahir l’Ukraine le 24 février 2022 n’est pas seulement la manifestation d’un impérialisme territorial classique souhaitant retrouver une partie de l’empire soviétique défunt. Elle s’inscrit dans un projet beaucoup plus ambitieux d’instaurer un nouvel ordre mondial.
Le projet est global, relevant de la géostratégie et de l’idéologie. Il s’agit de mettre fin à la domination occidentale sur le monde et de faire disparaître, du même coup, la pensée libérale qui caractérise l’occident depuis le 18eme siècle. Cette « révolution mondiale » a été clairement affirmée par Vladimir Poutine. Elle est partagée par une grande partie des pays du monde et, au premier chef, par les dirigeants chinois. Ces pays s’organisent, aujourd’hui, dans une alliance plus ou moins formalisée contre l’occident afin d’établir ce nouvel ordre du monde.
Il s’agit, d’une part, de s’attaquer à la position dominante américaine et, d’autre part, de détruire les fondements du système libéral occidental. En dépit des deux guerres mondiales qui ont ravagé l’Europe, la domination occidentale sur le monde a perduré. Victorieux en 1918, encore davantage en 1945 puis en 1989, les États-Unis d’Amérique ont dominé le monde. Le dollar règne en maître sur les échanges internationaux et sur la finance mondiale, les États-Unis, avec leurs alliés de l’OTAN, britanniques et français, ont trois sièges de membres permanents au Conseil de sécurité de l’ONU, l’armée américaine possède des bases sur tous les continents, les grandes entreprises américaines dominent largement les marchés des technologies les plus avancées, les standards et le droit étasuniens tendent à s’imposer partout... C’est d’abord à cette domination historique que nombre de pays veulent mettre fin. Mais, par-delà cette remise en cause de puissances dominantes, c’est aux fondements du système occidental qu’ils veulent s’attaquer.
Qu’est-ce que le système occidental ? Le système occidental se définit fondamentalement par la défense de l’individu et de sa liberté, la gestion démocratique de l’intérêt général, la limitation de l’arbitraire du pouvoir dans le cadre d’un Etat de droit, le règlement pacifique des conflits, l’universalisme des valeurs des droits de l’homme et du citoyen, le progrès de la connaissance et de l’éducation de tous. C’est donc un système libéral, démocratique, progressiste et universaliste.
Le système libéral n’est ni la licence, ni l’anarchie, ni le libertarisme que certains dénoncent. Le système libéral c’est la gestion d’un équilibre permanent entre les droits de l’individu et l’organisation de l’intérêt général. C’est la destruction de ce corpus de valeurs qui forment un tout et qui constituent le « système libéral », qui est l’objectif central de l’alliance des pays anti-libéraux qui contestent chacun des éléments de cet ensemble.
Au fil du temps, les ennemis de ce système de valeurs ont été nombreux. Les intégrismes religieux, les idéologies fasciste, national-socialiste et communiste ont affirmé leur volonté de détruire ce système de la liberté. Les mêmes sources idéologiques affichent à nouveau, aujourd’hui, avec une force particulière, leur volonté de destruction. Comme le dit clairement Pierre Servent, il suffit de lire les textes des idéologues islamistes, russes et plus encore chinois pour comprendre que c’est sur ce registre que se situe le combat.
Bien entendu, il est parfaitement légitime de contester la domination des puissances occidentales et, au premier chef, la domination américaine et de souhaiter une organisation plus équilibrée de la gestion du monde, faisant appel à tous les acteurs, sur tous les continents. Bien entendu, il est parfaitement légitime de dénoncer les excès du système libéral et de souhaiter une régulation plus ferme de ses dérives, environnementales, financières ou sociales.
Mais le « nouvel ordre mondial » doit-il, sous prétexte de rééquilibrage, faire disparaître la liberté et la démocratie ?
C’est la question que l’on doit se poser en examinant ces propositions de nouvel ordre mondial que prônent un certain nombre de dirigeants alors que, selon une analyse récente (citée par Pierre Buhler, dans Le Monde, le 10 novembre 2022 ), seuls 34 pays relèvent, aujourd’hui, de la catégorie des démocraties libérales !
Le « nouvel ordre mondial » peut-il être celui préconisé par nombre d’intégristes de toutes les religions et notamment islamistes qui veulent imposer leurs croyances et leur organisation traditionnelle de la société ?
Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre autocratique et militaire que Vladimir Poutine veut imposer à l’Ukraine en détruisant ses infrastructures et en martyrisant sa population civile en la livrant à une soldatesque qui, comme toute soldatesque au long de l’histoire, détruit, massacre, viole et pille ?
Le nouvel ordre mondial peut-il être l’ordre totalitaire du Parti communiste chinois qui veut imposer partout son despotisme prétendument éclairé dans une société totalement contrôlée, uniformisée, enrégimentée, sous l’autorité d’une oligarchie auto-désignée dans la plus totale opacité ?
Les textes adoptés par le Parti communiste chinois parlent d’un monde idyllique de prospérité, de développement harmonieux, de défense d’un véritable multilatéralisme, de réforme du système de gouvernance mondiale. Ils affirment que « la Chine aide à la stabilisation d’un monde changeant et troublé ». Ils prônent le partage et la coopération gagnant-gagnant.
Peu importe les changements dans le monde, la Chine dans la nouvelle ère sera toujours un bâtisseur de la paix mondiale, un contributeur au développement mondial, un défenseur de l’ordre international. La Chine ne va bien que lorsque le monde va bien et le monde va encore mieux lorsque la Chine va bien. Le concept de construction de la communauté de destin pour l’humanité relie le rêve chinois aux rêves des peuples du monde entier.
Texte affiché lors d’une exposition chinoise dans les locaux de l’UNESCO à Paris le 15 novembre 2022.
Derrière ces propos lénifiants de prospérité partagée et de développement mondial harmonieux, il y a la réalité du rouleau compresseur de la dictature communiste chinoise et de sa main mise progressive sur de nombreux pays devenus économiquement et financièrement dépendants. Le multilatéralisme prétendument égalitaire peut-il être développé avec des pays autoritaires dont les dirigeants n’ont aucune légitimité démocratique ?
C’est toute la question qui est posée aujourd’hui. La « révolution mondiale » que Vladimir Poutine appelle de ses vœux doit-elle être la victoire de l’alliance des régimes autoritaires visant à vaincre enfin les tenants du système libéral ? L’union des régimes autoritaires de la Chine, de la Russie, de l’Iran, manipulant les états vassaux de la Corée du Nord ou de la Syrie serait-elle plus efficace et plus satisfaisante pour la gouvernance du monde que le système libéral ?
Bien sûr, le nouvel ordre mondial ne doit pas être non plus l’ordre insidieux que veulent mettre en place les sociétés multinationales du Net ou les détenteurs de la puissance financière qui s’organisent pour échapper à toute réglementation et à tout contrôle au service de leurs seuls profits. La liberté des puissances économiques ne doit évidemment pas l’emporter sur la bonne gouvernance de l’intérêt général.
Le nouvel ordre mondial devrait donc être un ordre collectif supra national garantissant la liberté individuelle et organisant le pilotage de l’intérêt général planétaire. Il devrait être l’ordre d’une véritable République-Monde en charge d’un développement harmonieux de l’espèce humaine respectant l’environnement naturel dont elle procède. Il ne devrait être l’ordre d’aucun pays ni d’aucun groupe d’intérêts mais il devrait être celui de l’intérêt général de l’humanité. C’est cet ordre-là qui devrait l’emporter sur les logiques d’affrontement, de guerre et de mort qui sont affichées aujourd’hui par l’alliance des puissances totalitaires.
Evidemment, une telle définition paraît totalement utopique aujourd’hui alors que la réalité est celle de l’affirmation généralisée d’intégrismes exacerbés et belliqueux.
Mais il faut continuer à affirmer ce projet qui est le seul à même d’éviter des dérives tragiques pour tous.
L’Europe, porteuse de ces valeurs de paix, de respect et de liberté doit continuer à défendre cette ambition collective que demandent tous les peuples à travers le monde.
Jean-François Cervel
Jean-François Cervel a été directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires). Agrégé d'histoire, il a effectué la quasi-totalité de sa carrière au sein de l'administration, notamment en tant qu'inspecteur général de l'administration de l'Éducation nationale. Il est membre de la commission "Géopolitique" du Laboratoire.
Dans cet entretien avec Yasmina Asrarguis, chercheur spécialiste de la paix au Moyen-Orient, Jean-Michel Blanquer analyse l'importation du conflit israélo-palestinien au sein des sociétés européennes. Selon l’ancien ministre de l’Éducation, le massacre du 7 octobre ainsi que l'escalade de la guerre au Moyen-Orient accentuent la crise que l’Europe traverse depuis le début du conflit opposant Moscou à Kiev. La violence et la volatilité des relations internationales imposent un réengagement européen et une réelle éducation à la paix fondée sur la transmission de l’histoire et des valeurs démocratiques. Face à la montée des menaces aux portes de l’Europe, Jean-Michel Blanquer préconise une approche proactive face aux divers conflits de notre temps et propose de soutenir les peuples et territoires pouvant servir de pôles démocratiques au Moyen-Orient, qu’il s’agisse des Kurdes, des Arméniens, des Israéliens ou encore les opposants aux régimes polémogènes que sont la Turquie et la République islamique d’Iran.
Yasmina Asrarguis : Quelle est votre analyse du contexte géopolitique en Europe, notamment depuis le 7 octobre et la reprise de la guerre au Moyen-Orient, en particulier à Gaza ?
Jean-Michel Blanquer : Le climat actuel est difficile. Tout d'abord, cela rappelle de manière brutale le potentiel de résurgence de la guerre, non seulement au Moyen-Orient, mais aussi dans d’autres régions du monde. La crise représentée par la guerre entre la Russie et l'Ukraine a encore accentué les préoccupations et l'anxiété contemporaines concernant le retour des conflits, même dans des régions où l'on pensait que ce mode de résolution des différends était révolu. Cette lourdeur est le premier élément, car elle définit le contexte mondial et international dans lequel se déroule la guerre actuelle entre Israël et le Hamas. Des actes de barbarie, comme l'attaque du 7 octobre, ou des actes d'agression, comme l'attaque de la Russie contre l'Ukraine, qui pouvaient sembler relégués à une époque révolue, sont toujours présents dans notre monde. Malheureusement, notre réalité est loin de l'idéal kantien de résolution des conflits par le droit.
Le deuxième facteur majeur qui contribue au climat difficile est l'importation du conflit dans nos sociétés. Les importantes communautés musulmane et juive en France augmentent le risque de transposition des conflits. Il est crucial que nous soyons sages, intelligents, et ouverts d'esprit pour éviter que les situations ne soient réduites à des choix binaires. Que ce soit au sein des communautés musulmane ou juive, ou dans la société en général, il est essentiel de cultiver la nuance et de favoriser le dialogue. Cette question est aujourd'hui d'une importance capitale, et heureusement, tous les musulmans ne soutiennent pas le Hamas, et tous les juifs ne soutiennent pas Netanyahu. Adopter cette subtilité est crucial pour éviter le risque de confrontation entre communautés.
Yasmina Asrarguis : Comment percevez-vous les réactions de la classe politique française en matière de conflit israélo-palestinien ? Pensez-vous qu'il y’ait une réelle fracture au sein de la population sur cet enjeu ?
Jean-Michel Blanquer : Il y a une division partielle, mais pas totale, et cette division n'est pas binaire non plus. La grande majorité de la société française a été horrifiée par les événements du 7 octobre et comprend clairement qu'Israël est l'agressé et que le Hamas est l'agresseur. L'extrême gauche s'est disqualifiée dans cette séquence en refusant de reconnaître l'évidence et en pratiquant une forme de nouveau négationnisme. La France a également connu des attaques et sait, de sa propre expérience, le danger du terrorisme islamiste et de l'islamisme politique en général. Contrairement à ce que beaucoup disent, je pense que la grande majorité des Français est solidaire d'Israël, et les débats internes ont évidemment plus à voir avec la manière dont Israël répond à cette situation. Ici, bien sûr, il y a des différences au sein de la société française. Elles ne sont pas binaires, et c'est, avant tout, un spectre d'approches qui vont du soutien complet au gouvernement israélien à, malheureusement pour certains, un quasi-soutien au Hamas. Dans ce contexte, nous devons réaliser qu'Israël est attaqué ; ensuite, qu'il est inévitable qu'Israël réagisse pour chasser ou, au moins, neutraliser le Hamas ; et troisièmement, il faut comprendre l'importance d'arriver rapidement à des discussions pacifiques pour limiter les pertes humaines de cette guerre et travailler vers une solution à deux États.
Yasmina Asrarguis : Pensez-vous qu'il soit nécessaire d’introduire l'éducation à la tolérance, à la diversité, et aux cultures dans les écoles françaises et européennes, ou nos décideurs devraient-ils donner la priorité aux négociations diplomatiques conduisant à la paix ?
Jean-Michel Blanquer : C'est sans aucun doute multifacette. Il y a les deux aspects que vous venez de mentionner, ainsi que d'autres, et nous devons aborder tous ces aspects de manière complète. Dans les écoles, favoriser la compréhension de la diversité est, bien sûr, crucial. Je crois que nous transmettons actuellement des messages positifs à nos enfants, contrairement à ce qui se passe, par exemple, avec les enfants palestiniens, qui sont élevés pour nourrir de l'animosité envers les Juifs. Malheureusement, aujourd'hui, nous devons faire plus et renforcer nos efforts sur cette question, qui dépasse le conflit israélo-palestinien. Cela concerne plus généralement la manière dont nous préparons les enfants à vivre dans une société ouverte et tolérante, qui embrasse la liberté d'expression, la liberté religieuse, la liberté d'être soi-même, le tout dans un cadre commun où il n'y a pas de place pour le prosélytisme.
En matière de capacité européenne à conduire des négociations diplomatiques, l'Europe est une force de paix. Personne, y compris les non-Européens, ne devrait se réjouir de l'effacement de l'Europe de la scène diplomatique régionale. Les accords d'Oslo ont démontré que la Norvège pouvait jouer un rôle crucial. L'Europe n'est pas la Norvège ; c'est autre chose. Cependant, les différences entre les pays européens, notamment entre la France, l'Angleterre (qui reste européenne), l'Allemagne, l'Italie, l'Espagne et la Pologne, peuvent contribuer à une forme de médiation plurielle. Cela permettrait que les liens entre chaque pays européen et chaque pays du Moyen-Orient soient utiles pour faire avancer la paix.
Yasmina Asrarguis : Quel rôle pensez-vous que l'éducation à la paix pourrait jouer sur le terrain au Moyen-Orient ?
Jean-Michel Blanquer : Parmi les évolutions alarmantes au Moyen-Orient, la situation avec l'UNRWA se distingue, car des bombes humaines ont été fabriquées par le biais d'une éducation fondée sur la haine. Je suis profondément frustré par ceux, de tous côtés, qui étaient conscients de ce problème, n'ont pris aucune mesure. Il est évident que l'éducation façonne l'avenir, et l'histoire y joue un rôle crucial. Nous devons encourager le volontarisme et l'optimisme pour résoudre ce problème. Pendant mon mandat en tant que ministre de l'Éducation, en collaboration avec Alain Lamassoure au Conseil de l'Europe, nous avons créé un Observatoire sur l'enseignement de l'Histoire. Il y avait une préoccupation croissante concernant le manque d'importance accordée à l'enseignement de l'histoire. Par exemple, dans de nombreux pays européens, l'histoire n'est qu'une matière optionnelle. En France, en tant que ministre de l'Éducation, j'étais déterminé à repenser les programmes d'histoire au lycée, en introduisant une nouvelle discipline englobant l'histoire-géographie, les sciences politiques et la géopolitique. Cette approche interdisciplinaire permettait une compréhension complète du Moyen-Orient.
Contrairement à une tendance mondiale, ces trois ou quatre dernières années, les élèves français ont acquis une culture plus approfondie sur ces sujets. Au Conseil de l'Europe, notre objectif a été de garantir que l'histoire soit enseignée de manière adéquate dans tous les pays membres. C'est un progrès significatif, avec des pays comme l'Arménie et l'Azerbaïdjan qui rejoignent cette initiative. Concernant le contenu de l'éducation, nous devons respecter la souveraineté des États, et il n'est pas envisageable d'avoir une autorité internationale qui supervise les contenus.
Cependant, la coopération entre les États peut faciliter le développement de programmes appropriés. Cette approche a été fructueuse dans certains pays et devrait être poursuivie à l'avenir. Cela implique de favoriser les échanges entre historiens, d'organiser des conférences entre historiens israéliens et palestiniens, avec la participation d'autres nationalités. Un véritable Erasmus des enseignants d'histoire du Moyen-Orient et d'Europe pourrait jouer un rôle considérable, car c'est par le biais des enseignants que nous pouvons avoir un impact sur les élèves et les générations futures. L'accent doit également être mis sur les manuels scolaires, qui relèvent de la compétence des États et qui pourraient faire l'objet d'efforts collaboratifs entre Européens et Palestiniens pour obtenir des résultats éducatifs positifs pour les enfants, en mettant l'accent sur l'éducation plutôt que sur l'endoctrinement.
Yasmina Asrarguis : Quelles devraient-être, selon vous, les priorités géopolitiques d’un agenda européen visant à stabiliser le Moyen-Orient ?
Jean-Michel Blanquer : À court terme, garantir la sécurité d'Israël et protéger la population civile à Gaza est crucial. Il est important de reconnaître que le Hamas porte la responsabilité principale d'avoir déclenché la guerre et de mettre en danger la population civile. Malgré cela, nous devons maintenir notre attention sur des mesures humanitaires concrètes pour évacuer les populations civiles. Cela devrait impliquer des contributions accrues des pays arabes voisins et toutes les actions qui peuvent prévenir des morts civiles. Ce sont des enjeux essentiels à court terme. Pour l'avenir, il faudra concentrer les efforts pour contenir les risques d'extension par le biais de la diplomatie et de diverses formes de dissuasion à long terme.
Bien que ce soit un sujet vaste, il est impératif d'aborder le Moyen-Orient et son avenir avec créativité. Les débats actuels tournent souvent autour d'une vision défensive des valeurs démocratiques, républicaines et libérales. La mentalité prédominante vise à limiter les dégâts face à la force et au pouvoir des idéologies autoritaires et radicales. Les démocraties libérales, qu'il s'agisse d'États individuels ou de forces démocratiques au niveau mondial, doivent changer d’approche intellectuelle et stratégique, passant de la simple limitation des dégâts à devenir des forces proactives. Il est crucial de renouveler l'idéal démocratique souhaitable pour tous, dans le monde entier, et particulièrement au Moyen-Orient. En termes pratiques, il faut des idées et des propositions sur les points de soutien démocratique actuels au Moyen-Orient et sur leur évolution future.
Pour ma part, je considère la cause kurde en Syrie comme un point crucial de soutien démocratique. Elle démontre qu'une société musulmane ouverte, libérale, tolérante et organisée peut aspirer à établir un système démocratique dans une région actuellement au cœur de l'autoritarisme. D'autre part, j'observe l'Arménie, qui est attaquée par l'Azerbaïdjan et prise en tenaille entre la Turquie et l'Azerbaïdjan. L'Arménie elle-même représente encore un pôle démocratique, même si, à ce stade, elle illustre principalement la position défensive que j'ai mentionnée plus tôt. Néanmoins, elle a le potentiel de servir de modèle pour une société pertinente au Moyen-Orient. De plus, j'identifie Israël comme étant une démocratie, malgré les divisions internes significatives qu'elle a subies. Malheureusement, elle a vu émerger des forces extrémistes qui contribuent à l'atmosphère de violence au Moyen-Orient.
Deuxièmement, il y a des pays dont la bonne volonté pacifique et l'ouverture aux valeurs du respect du droit se sont manifestées ces dernières années, notamment ceux qui ont signé les accords d'Abraham. C'est évident dans le cas des Émirats arabes unis et du Maroc, et j'espère que cette tendance se poursuivra avec d'autres pays. Les transformations en cours en Arabie saoudite sont intéressantes et montrent que les valeurs libérales n'ont pas toujours besoin d'adopter une posture défensive. Il y a des opportunités de progrès de temps en temps.
Troisièmement, il y a l'évolution de certains régimes qui sont devenus polémogènes. Ici, je pense principalement à l'Iran et à la Turquie, deux grandes civilisations confrontées à des avancées sociétales importantes qui ouvrent la voie à un avenir différent au-delà de l'islamisme politique. Il est intéressant de noter que ces deux pays cherchent à avoir un impact considérable sur notre paysage politique interne de manière agressive et sérieuse. En réponse, nous devons aussi tenter d'influencer leurs dynamiques politiques internes. Je pense notamment à l'opposition iranienne et à l'opposition turque. Nous devons aider ces pays à devenir des forces démocratiques dans les temps à venir, car cela jouera un rôle crucial dans la recherche de la paix. Kant, dans "Perpetual Peace" établit un lien direct entre la démocratie interne des États, le respect du droit d'une république libre (état de droit), et les actions externes. La géopolitique souligne souvent que les démocraties ne se font généralement pas la guerre. Je crois fermement que la question de la liberté est intimement liée à la question de la paix. De plus, le fil conducteur qui relie ces deux points est le thème de l'éducation, car il faut des citoyens éclairés pour promouvoir une paix durable.
Pour rester informé inscrivez-vous à la newsletter
Nous utilisons des cookies sur notre site Web pour vous offrir l'expérience la plus pertinente en mémorisant vos préférences et vos visites répétées. En cliquant sur "Accepter tout", vous consentez à l'utilisation de TOUS les cookies. Toutefois, vous pouvez visiter "Paramètres des cookies" pour fournir un consentement contrôlé.
Ce site web utilise des cookies pour améliorer votre expérience lorsque vous naviguez sur le site. Parmi ceux-ci, les cookies qui sont catégorisés comme nécessaires sont stockés sur votre navigateur car ils sont essentiels pour le fonctionnement des fonctionnalités de base du site web. Nous utilisons également des cookies tiers qui nous aident à analyser et à comprendre comment vous utilisez ce site web. Ces cookies ne seront stockés dans votre navigateur qu'avec votre consentement. Vous avez également la possibilité de refuser ces cookies. Mais la désactivation de certains de ces cookies peut affecter votre expérience de navigation.
Les cookies nécessaires sont absolument indispensables au bon fonctionnement du site web. Ces cookies assurent les fonctionnalités de base et les caractéristiques de sécurité du site web, de manière anonyme.
Cookie
Durée
Description
cookielawinfo-checkbox-analytics
11 mois
Ce cookie est utilisé pour stocker le consentement de l'utilisateur pour les cookies de la catégorie "Analytics".
cookielawinfo-checkbox-analytiques
11 mois
Ce cookie est utilisé pour stocker le consentement de l'utilisateur pour les cookies de la catégorie "Analytics".
cookielawinfo-checkbox-necessary
11 mois
Ce cookie est utilisé pour stocker le consentement de l'utilisateur pour les cookies de la catégorie "Nécessaire".
display_splash
1 heure
Ce cookie est utilisé pour stocker si l'utilisateur a déjà vu le "Splash Screen". Il ne stocke pas de données personnelles.
viewed_cookie_policy
11 mois
Ce cookie est utilisé pour stocker si l'utilisateur a consenti ou non à l'utilisation de cookies. Il ne stocke pas de données personnelles.
Les cookies analytiques sont utilisés pour comprendre comment les visiteurs interagissent avec le site web. Ces cookies permettent de fournir des informations sur les mesures du nombre de visiteurs, le taux de rebond, la source de trafic, etc.