Israël-Palestine : L’Europe face à la guerre au Proche-Orient

par Yasmina Asrarguis le 21 février 2024
Cette étude réalisée par Yasmina Asrarguis, chercheure-spécialiste de géopolitique du Moyen-Orient, analyse un total de 1 284 publications originales sur la plateforme sociale X, publiées par les dirigeants européens Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024. Bien que les 27 pays s'accordent sur la nécessité de relancer les pourparlers en vue d'une solution à deux États, la stratégie diplomatique de l'UE peine à convaincre les parties prenantes de la faisabilité d'une conférence de paix en Europe. Pour l’heure, la nécessité est aux efforts diplomatiques continus et persistants auprès des acteurs régionaux, cela permettra à l’Europe de gagner en crédibilité en tant que médiateur et de porter sa voix lors des pourparlers entre Israéliens, Palestiniens et pays arabes.
Fin janvier 2024, les tractations à Paris entre les services de renseignements israéliens, américains, qataris et égyptiens ont permis de négocier les termes d’une possible trêve des combats ainsi que la libération d’otages israéliens détenus par le Hamas et le Jihad islamique. Le choix de Paris dans le cadre de cette nouvelle phase de négociations est à saluer, bien que le retour de l’Europe dans les négociations de paix, entre Israéliens et Palestiniens, demeure timide et limité à la médiation avec le Hezbollah. Alors que la France s’apprête à accueillir, dans les prochains jours, l’émir du Qatar en visite officielle, nous analysons ici le positionnement diplomatique des décideurs européens ainsi que leurs discours politiques depuis le massacre du 7 octobre 2023. GUERRE ISRAEL-HAMAS: RETOUR DE L’EUROPE DES DEUX BLOCS Face à la guerre Israël-Hamas à Gaza, les dirigeants européens ont d’abord condamné le massacre et les crimes commis contre les civils israéliens, avant d’emboîter le pas de la diplomatie onusienne en appelant au cessez-le-feu humanitaire et à la reprise des négociations diplomatiques. La division même de l’Europe en deux blocs est apparue comme indéniable dès le 10 octobre dernier à l’Assemblée générale des Nations Unies, lors de l’adoption en session d’urgence d’une résolution jordanienne en matière de protection des civils et de respect des obligations juridiques et humanitaires à Gaza :  en phase de négociation, certains pays européens ont vivement critiqué l'absence de formulation concernant le massacre d'Israéliens et la nécessité de libérer tous les otages israéliens détenus par le Hamas. Vote des Européens à la résolution onusienne appelant à une "trêve humanitaire" immédiate et durable (27/10/2023)   Yasmina Asrarguis Défendue publiquement par l'Iran, cette résolution fut votée par une large majorité d’États membres de l'ONU, avec 120 voix en faveur de la résolution, 14 contre et 45 abstentions. Au sein de l’Union Européenne, huit pays votèrent en sa faveur : l’Espagne, le Portugal, Malte, la Belgique, le Luxembourg, l’Irlande, la Slovénie, et la France, contre quatre pays qui s’y opposèrent : l’Autriche, la République Tchèque, la Croatie, et la Hongrie. Enfin, quinze pays européens ont fait le choix de l’abstention : la Bulgarie, Chypre, le Danemark, l’Estonie, la Finlande, l’Allemagne, la Grèce, l’Italie, Lettonie, Lituanie, Pays-Bas, Pologne, Roumanie, Suède, et la Slovaquie. Pour rappel, ce vote intervient quelques jours après que le Conseil de sécurité ait échoué, en quatre sessions, à parvenir à un quelconque accord et consensus sur la situation au Moyen-Orient. Le grand fossé qui sépare l'Europe de l'Ouest de l'Europe de l'Est témoigne des frontières idéologiques qui prévalent au sein de l'Union européenne : le positionnement diplomatique en matière de paix au Moyen-Orient n'échappe pas aux facteurs endogènes que sont l'histoire nationale, la démographie et les alliances avec les grandes puissances. Ces éléments structurels ont façonné les relations des États membres de l'UE avec les Israéliens et les Palestiniens, mais aussi leur volonté de s'engager ou de se désengager de la région en temps de guerre. GUERRE DU SOUCCOT : ANALYSE DES PRISES DE PAROLES POLITIQUES a. La France, premier pays d’Europe, à s’exprimer sur le conflit Entre le 6 octobre 2023 et le 24 janvier 2024, nous avons analysé un total de 1284 publications sur la plateforme sociale X, postées par les principaux décideurs européens dont Charles Michel, Emmanuel Macron, Josep Borrell, Olaf Scholz, Roberta Metsola et Ursula Von der Leyen. Au cours de nos recherches, nous avons constaté des différences fondamentales dans la manière dont les dirigeants européens s’expriment sur ce dossier, à commencer par le nombre de publications qu'ils ont consacré à la guerre en Israël-Palestine. Depuis le 7-Octobre, près d'un quart (22 %) des expressions publiques des leaders européens mentionnent le conflit en Israël-Palestine, à l’exception des publications de Roberta Metsola qui ne mentionne nullement le « conflit ».  En revanche, environ un tiers (31 %) des publications de Josep Borrell mentionnent le conflit israélo-palestinien ou les parties belligérantes, suivi par Olaf Scholz (28 %), Emmanuel Macron (26 %), Ursula Von der Leyen (19 %) et Charles Michel (14 %). Josep Borrell a, du fait de sa fonction, publié le plus grand nombre de tweets sur le conflit en chiffres absolus (96 au cours de la période observée), ce qui représente un tiers de toutes les publications faites par les dirigeants de l'UE. Il est suivi par Emmanuel Macron (71 publications), Olaf Scholz (50), Ursula Von der Leyen (47) et Charles Michel (24). Nous avons ensuite segmenté les publications et analysé le contenu de ces expressions publiques, qui dans leur grande majorité tente à réaffirmer les objectifs de court-terme des dirigeants européens : désescalade, respect du droit humanitaire, protection des civils, et libération des otages. Expressions politiques des européens sur le conflit Israël-Hamas, en nombre de publications Twitter  (6 octobre 2023 au 24 janvier 2024)  Yasmina Asrarguis b. Evolution de l’expression politique avec la guerre Dans les premières semaines qui ont suivi l’attaque terroriste du Hamas dans les kibboutzim et au festival Tribe of Nova, les dirigeants européens se sont empressés de condamner publiquement les massacres et de les qualifier d'actes terroristes, réclamant par ailleurs la libération des otages israéliens. Six semaines après le          7 -Octobre, les leaders européens ont cessé de mentionner explicitement la barbarie et le terrorisme du Hamas, tout en réclamant la libération des otages israéliens. Au premier jour de l’opération Déluge d’al-Aqsa, riposte israélienne à Gaza, les Européens ont subitement changé de discours politique en insistant dorénavant sur l’importance de la protection des civils et de la mise en place de couloirs humanitaires. À mesure que le conflit évolue depuis novembre 2023, nous constatons que les décideurs européens persévèrent dans leur appel commun à la désescalade, tout en insistant sur l’importance du solution politique à deux États.    Yasmina Asrarguis A ce jour, la crise humanitaire reste l’enjeu principal de prise de parole européenne et la question de la résolution politique du conflit n’a véritablement gagné du terrain que six semaines après le début des hostilités sans que cela ne fasse l’objet d’une grande vision ou stratégie pour la paix. Comme en témoigne le graphique ci-dessous, la chute drastique du nombre de publications sur la guerre Israël-Hamas à partir de décembre 2023 (semaine 8) témoigne d’un progressif retrait ou travail à la marge des décideurs européens. Il est à noter qu’il n’y a eu aucun déplacement majeur de leader Européen en Israel-Palestine en 2024, à la différence du secrétaire d’Etat américain en visite officiel à Jérusalem le 7 février dernier.  Armer la diplomatie européenne d’ambition L’UE doit statuer sur le niveau d’incitation économique et politique qu'elle souhaite mettre sur la table afin de décourager l'escalade en Israël-Palestine. Les dirigeants de l'UE ont publiquement déclaré qu'ils étaient prêts à soutenir toute forme de processus de paix conduisant à une solution à des deux États. Cette position de facilitateur doit maintenant être renforcée par une initiative pragmatique ou des pourparlers secrets qui ouvriraient la voie à une conférence de paix plus large. Alors que la guerre Israël-Hamas fait rage, l’Europe peut contribuer à un effort de stabilisation grâce à trois principaux leviers d’action. Premièrement, les États membres de l'UE doivent investir en capital politique auprès des acteurs régionaux de confiance, et dont la capacité de médiation et de stabilisation est avérée. Deuxièmement, les dirigeants de l'UE se doivent d’être plus visibles, proactifs et présents sur le terrain lors des sommets et forums régionaux au cours desquels la paix au Moyen-Orient est débattue. Enfin, l'aversion de l'Europe à la guerre au Proche-Orient doit être mise au service d’une nouvelle ambition diplomatique et stratégique permettant de relancer le dialogue politique entre Jérusalem et Ramallah, mais également de positionner l’Europe sur le plan régional.

L’année 2024 en questions : Défis Multiples, Perspectives Inédites

par Gérard Mermet le 22 janvier 2024
En 2024, le monde fait face à une période de profonde incertitude, marquée par des changements démographiques et géopolitiques significatifs. Les démocraties, autrefois majoritaires, sont désormais en minorité, tandis que des zones de conflit à travers le globe soulèvent des questions cruciales sur l'avenir. Les élections à venir aux États-Unis, en Russie et dans l'Union européenne, ainsi que d'autres défis tels que le changement climatique, les fractures sociales et les avancées technologiques, suscitent des inquiétudes mondiales. Gérard Mermet, Président et fondateur du cabinet de conseil et d’études Francoscopie, dresse les incertitudes de l'année.
Les vœux que nous recevons (et formulons) en début de chaque nouvelle année se suivent et se ressemblent. Bien que généreux et sincères, ils restent le plus souvent « pieux » (même dans une société laïque !) et ne se réalisent pas. Ceux de 2024 traduisent des inquiétudes particulièrement fortes dans les démocraties, désormais minoritaires en nombre et en population. Les incertitudes sont en effet nombreuses : Les guerres en Ukraine et au Proche-Orient. Jusqu’à quand ? Avec quelles armes (le tabou ultime du nucléaire sera-t-il levé ?). Avec quelles conséquences pour les protagonistes et pour un Occident de plus en plus menacé ? D'autres affrontements sont en cours ailleurs : Syrie, Yémen, Éthiopie, Afghanistan, Haïti, Somalie, Soudan, Myanmar... Qu’adviendra-t-il de chacun d’eux ? Des élections à fort enjeu pour les populations concernées, mais aussi parfois pour le reste du monde. Ce sera le cas en particulier aux États-Unis (novembre), en Russie (avril) et au sein de l’Union européenne (en juin pour les 27 pays membres) et, individuellement en Autriche, en Finlande, en Lituanie, au Portugal et au Royaume-Uni. D’autres élections auront également lieu. Par ordre alphabétique : Bélarus, Croatie, Inde, Indonésie, Iran, Taïwan. Au total, plus de la moitié des habitants de la planète seront concernés. Mais parmi eux, combien iront voter ? Combien pourront le faire en toute liberté ? Les catastrophes climatiques probables : inondations, séismes, raz de marée, incendies, canicules, etc. Elles fourniront des images spectaculaires aux journaux télévisés et à internet. Les spectateurs compatiront pour les victimes et craindront d'être touchés à leur tour. Cela alimentera-t-il le pessimisme ambiant ou renforcera-t-il le désir d’agir ? Les fractures sociales (nombreuses dans les démocraties comme la nôtre) : sentiment de déclin ; peur du déclassement ; défiance généralisée ; affaissement des liens sociaux ; faillite du modèle républicain ; polarisation des opinions ; légitimation de la violence... Seront-elles réduites ou aggravées ? L’impact des nouvelles technologies (intelligence artificielle, robots, neurotechs, biotechs…) sur les modes de vie. Les craintes qu’elles font naître occulteront sans doute encore les opportunités qu’elles recèlent. Diminueront-elles notre capacité à les utiliser pour le bien commun ? Les attitudes des populations face à l’avenir. Ainsi, les Français vont-ils confirmer leur préférence pour le confort et le court terme, ou consentir à l’effort (individuel et collectif) nécessaire pour relever les grands défis actuels ?  L’évolution des idéologies délétères : populisme, communautarisme, négationnisme, séparatisme, obscurantisme, racisme, antisémitisme, wokisme… L’irrationalité et l’immoralité vont-elles se généraliser en matière économique, environnementale, sociale, politique ou culturelle ?  L’accroissement du nombre de régimes « illibéraux » et la prolifération des « vérités alternatives », deux néologismes inventés pour remplacer « dictatures » et « mensonges ». Ces menaces réveilleront-elles les démocraties ? Les risques d'actes terroristes, qui entretiennent la panique et la paranoïa dans les sociétés fragiles. Ils se produiront à la fois dans le monde réel et le monde virtuel, désormais indissociables dans nos vies. Les J.O. de Paris constituent évidemment une cible privilégiée. Permettront-ils de restaurer l’image de la France dans le monde ou la dégraderont-ils encore ? La montée des « incivilités » confirmera-t-elle la « décivilisation »et l’abandon de la « morale » dont elles témoignent ? Cette liste n’est pas exhaustive. Je pourrais y ajouter encore d’autres risques et « cygnes noirs » probables ou possibles, mais imprévisibles quant à leur date d'occurrence. Ces menaces sont d’autant plus grandes qu’elles sont intercorrélées. Heureusement, les cygnes noirs sont beaucoup moins nombreux que les blancs. D’autres « signes » (l’homonymie est intéressante…) permettent aussi d’espérer. Par exemple, la chance que nous avons d’exister (la probabilité était au départ extrêmement faible) et de vivre en France (malgré tout…). Il reste que nos démocraties sont aujourd’hui mentalement démunies et matériellement affaiblies. Sauront-elles faire preuve du réalisme, de la responsabilité, de l'autorité, du courage, de l'unité et de la créativité nécessaires pour sortir de l’impasse dans laquelle elles se trouvent ? Pas sûr. Mais qui peut vraiment prédire ce qui se passera au cours de cette année ? À défaut de pouvoir le faire de façon scientifique, nous pouvons avoir des convictions argumentées, des intuitions spontanées… ou faire des paris. Mais l’exercice est particulièrement difficile à un moment où le futur peut bifurquer dans de nombreuses directions, et démentir les meilleurs experts. Certains d’entre eux vont d’ailleurs obligatoirement se tromper puisqu’ils ne sont pas tous d’accord (à moins qu’ils se trompent tous !). D’autres se vanteront d’avoir eu raison, alors qu’ils auront eu surtout de la chance. Reconnaissons en tout cas que les planètes ne sont pas alignées et que la nôtre ne se porte pas au mieux… Aussi, pour bien vivre cette nouvelle année, je suggère de ne pas écouter les pessimistes, déclinistes, défaitistes ou « collapsologues », qui annoncent le pire. D’abord, parce que l’histoire (y compris récente) nous enseigne qu’il n'est jamais certain. Mais, surtout, parce que ces attitudes engendrent le désespoir, l'immobilisme, le fatalisme. Ou, plus grave encore, l'indifférence. Et donc le déclin. Pour nous rassurer, nous pouvons adhérer à la prophétie de Victor Hugo : « Nos plus belles années sont celles que nous n'avons pas encore vécues ». Une attitude à la fois positive et poétique, mais probablement fausse car nous idéalisons davantage le passé que le futur. Alors, tournons-nous plutôt vers Gaston Berger, fondateur en France de la prospective, qui rappelait tout simplement que « L’avenir n’est pas à découvrir, il est à inventer ».  C’est en effet à chacun de nous d’agir sur les événements que nous redoutons, afin qu’ils n’adviennent pas. Chacune des menaces qui pèsent sur le monde (et notre pays) est une occasion de le rendre meilleur.

Soft Power et alliances des Etats arabes du Golfe : jusqu’où ira la quête d’influence ?

par Frédéric Charillon le 19 décembre 2023 Trois dirigeants des Etas arabes du Golfe
La coupe du monde de football au Qatar, la médiation par le Qatar de la libération des otages détenus par le Hamas, la COP 28 à Dubaï ou encore l'exposition universelle de 2030 à Riyad nous questionnent sur le jeu d'influence qu'exerce cette région du Moyen-Orient. Alors que les préoccupations relatives aux droits de l'homme et aux risques écologiques ont été soulevées, la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar s'accroit de plus en plus. Eclaircissement sur la situation avec Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’Université Paris Cité et à l’ESSEC, ancien directeur de l'institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), et auteur de « Guerres d’influence » (Odile Jacob, 2022).
Le Laboratoire de la République : En quoi la diplomatie et le soft power jouent-ils un rôle crucial dans la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar dans les relations internationales ? Y a-t-il des exemples concrets qui illustrent leur utilisation efficace ? Frédéric Charillon : Les pays du Golfe ont tenté de mettre au point depuis plusieurs années une stratégie de communication qui vise essentiellement à les présenter non plus comme de seuls producteurs énergétiques et exportateurs de réseaux religieux, mais également comme des pays d'avenir, dotés d'une sensibilité intellectuelle et d’un sens moderne des responsabilités internationales. Plusieurs raisons à cela : d'abord, l'impératif pour eux de dissiper l'image de l'émir arrogant tel qu'elle est généralement perçue dans les pays arabes non pétroliers. On se souvient de la profonde division du monde arabe lorsque le Koweït fut envahi par l'Irak le 2 août 1990 : une moitié de la Ligue arabe avait refusé de condamner l'invasion du pays par les troupes de Saddam Hussein, avec un plaisir parfois non dissimulé à voir le riche petit état pétrolier prendre une leçon. Deuxièmement, la rente énergétique s'épuise dans certains pays, mais surtout, même lorsque les réserves restent importantes, la dépendance aux exportations pétrolières ou gazières, trop forte, nécessite une diversification des recettes. Une entrée plus forte dans le monde et dans la diversification de l'économie mondiale est donc devenue nécessaire pour les riches états pétroliers. Ce qui suppose des partenariats nouveaux, des clients, des terrains d'investissement et donc une image meilleure pour les obtenir. Les pays du Golfe sont conscients de leur mauvaise image aussi bien dans le monde occidental que dans une grande partie du monde arabe. Comme on l'a dit, ils sont souvent perçus comme arrogants, insensibles aux souffrances des autres pays du Sud, mais également accusés par l'Occident de soutenir et de financer des réseaux religieux radicaux. Une révolution de leur « nation branding » et une campagne de communication s'imposaient donc. Plusieurs stratégies ont dès lors été développées. La première a consisté à donner des preuves d'intérêts intellectuel, culturel, artistique, dans le monde. La chaîne d'information qatarie Al-Jazeera propose depuis 1996 des émissions d'information avec une liberté de ton que l'on n'avait pas coutume de voir dans cette région (même si l'émirat a pris soin de réserver cette nouveauté à l'exportation et non pas à sa propre population). Le même Qatar a fourni un effort important pour investir dans des clubs de sport, des événements ou des chaînes sportives, mais aussi du mécénat artistique, ou pour diversifier ses investissements dans de nombreux secteurs internationaux. Le tourisme a également été privilégié, pour inciter le grand public international à venir découvrir sur place des pays que l'on présentait sous un jour négatif. Ainsi Dubaï, aux Émirats, est devenu un hub touristique de premier ordre. L'Arabie saoudite tente également de développer le même secteur, avec des projets comme al Ula ou le projet plus futuriste de la ville connectée de Neom. Les dirigeants de ces pays, aujourd'hui plus jeunes (à l'image du prince héritier saoudien MBS), cherchent également à donner une autre vision de ces royaumes autrefois considérés comme conservateurs et archaïques. Quels sont les résultats de ces efforts ? Il est difficile de le mesurer. Les polémiques restent nombreuses lorsqu'on évoque ces pays. Pour autant un certain succès de leur modèle économique, leurs évolutions sociales, sont observés et admis. Un certain scepticisme règne encore sur la réalité de leur volonté de changement, qu'il leur appartiendra de dissiper dans les prochaines années. Le Laboratoire de la République : Quelles alliances et quels partenariats clés ont été formés par ces pays pour renforcer leur influence, en particulier dans le contexte géopolitique actuel ? et la France dans tout cela ? Frédéric Charillon : On note depuis plusieurs années quelques évolutions importantes. La première est un éloignement subtil et incomplet, mais croissant, à l'égard de leur allié américain traditionnel, pour se rapprocher d'une dynamique sud-sud, notamment un rapprochement avec le groupe des BRICS. Les pays du Golfe se souviennent ainsi qu'ils sont une fenêtre sur l'océan indien et dès lors sur l'Asie. Leur entrée de plain-pied dans l'économie mondialisée à partir du nouveau moteur de cette dynamique internationale que constitue l'Asie, se fait naturellement. Paradoxalement, une deuxième évolution se fait jour avec la normalisation des relations de certains pays avec l'Etat d'Israël. Ce rapprochement n'est pas sans poser des problèmes. D’abord, il divise. Il a été effectif et assumé de la part des Émirats arabes unis, qui envisageaient positivement des coopérations technologiques et économiques avec l’Etat hébreu. L'Arabie saoudite laissait planer un doute sur ses intentions de rejoindre le mouvement, mais la participation de Bahreïn (petit Etat très proche de Riyad) aux accords d'Abraham fin 2020 était le signal que le Royaume d'Arabie saoudite ne s'opposait pas fondamentalement à une telle dynamique. Mais pour le moment le Qatar refuse d’entrer dans la danse. Par ailleurs, les événements du 7 octobre en Israël et la guerre consécutive à Gaza, gèle pour le moment tout rapprochement public possible entre Israël et les Etats arabes du Golfe. Enfin un dialogue nouveau semble s'établir avec l'Iran, sous l'égide de Pékin. Un rapprochement durable du régime de Téhéran avec les Etats du Golfe constituerait une nouvelle donne importante dans la région, Même s'il est aujourd'hui loin d'être acquis. Dans ce contexte, la France constitue un partenaire secondaire mais qui peut trouver une place importante par moments. D'un président à l'autre, le Qatar ou les Émirats arabes unis ont constitué des partenaires privilégiés pour Paris. Des partenaires économiques, commerciaux, mais parfois également politiques, à l'image de Doha qui s'est fait une spécialité de négociation internationale sur des dossiers difficiles. L'évacuation des Occidentaux d'Afghanistan après l'annonce du retrait américain à l'été 2021 a été ainsi grandement aidée par l'entremise qatarienne. Pour autant soyons clairs : ce n'est pas prioritairement vers Paris que les Etats du Golfe se tournent aujourd'hui pour leur avenir géopolitique. Et ce, même si les partenariats sont loin d'être négligeables : Sorbonne Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi... Le Laboratoire de la République : Le 10 décembre 2023, nous avons fêté le 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les préoccupations relatives aux droits humains ont été soulevées à l'égard de ces pays. Ces préoccupations peuvent-elles affecter leur image internationale et échanges commerciaux ? Frédéric Charillon : Oui. Des militants des droits de l'homme continuent de protester contre l'établissement de liens plus solides avec ces pays du Golfe, qui restent des monarchies absolues ou tout au moins des régimes autoritaires. Une autre résistance à l'établissement de meilleures relations vient d'acteurs occidentaux conservateurs, qui condamnent le rôle de ces états dans un certain nombre de réseaux religieux radicaux. On doit constater néanmoins que ces protestations d'ordres différents existent depuis longtemps et qu'elles n'ont jamais réellement affecté les relations politiques, économiques et commerciales entre les pays occidentaux et ces pays du Golfe. Mais l'exigence à leur égard est de plus en plus forte à mesure que ces pays eux-mêmes se présentent désormais comme réformateurs. Les droits humains, notamment les droits des femmes, seront scrutés de plus en plus attentivement. Des manquements à cet égard auront des répercussions de plus en plus fortes sur les relations diplomatiques. Le Laboratoire de la République : Quels scénarios possibles envisagez vous pour l'influence future de cette région du Moyen-Orient, et comment elle pourrait façonner les relations internationales dans les années à venir ? Frédéric Charillon : Plusieurs questions importantes se font jour aujourd'hui. La première est liée à la situation immédiate dans la bande de Gaza. Le conflit actuel mettra-t-il fin à la normalisation des relations entre Israël et les Etats du Golfe ? Autre interrogation  : Les Etats du Golfe continueront-ils de s'éloigner de leurs alliés occidentaux pour se rapprocher imperceptiblement d'un agenda politique soutenu par Moscou ou Pékin ? L'excellent accueil réservé à Vladimir Poutine à Abu Dhabi et à Riyad il y a quelques jours pose question à l'heure de la guerre ukrainienne. Si l'on peut comprendre que ces pays gagnent en autonomie diplomatique vis-à-vis de leur ancien mentor américain, un éloignement trop ostentatoire poserait problème. D'autres questions multiples surgissent aussi. Que se passerait-il en cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche ? Comment réagiraient les différents Etats du Golfe et quelles seraient leurs relations avec cette future Amérique ? L'Europe les intéresse-t-elle toujours ? Les Etats du Golfe accepteront-ils de jouer un rôle majeur dans les transitions environnementales ou bien rejoindraient-il le camp climato-sceptique d'un Donald Trump ? Eux-mêmes garderont ils leurs unités au sein du Conseil de coopération du Golfe, ou vont-ils se diviser à nouveau comme on l'a vu entre le Qatar et ses voisins en 2017 ? Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite resteront-ils aussi proches, ou finiront-ils par devenir rivaux ? Quel est l'avenir du Qatar, qui héberge des chefs politiques du Hamas, après la guerre actuelle d'Israël dans la bande de Gaza  ? Autant d'incertitudes qui pèseront sur le rôle à venir de la région du Golfe dans les relations internationales.

« La France d’après » : la sphère politique au défi de la fragmentation

par Jérôme Fourquet le 1 décembre 2023
Quatre ans après "L'Archipel français", Jérôme Fourquet, directeur du département « Opinion et stratégies d’entreprise » à l'Institut français d'opinion publique (IFOP), publie "La France d'après. Tableau politique." Pour le Laboratoire de la République, il revient sur les ressorts profonds à l'origine des recompositions actuelles du champ politique et la part croissante des déterminants individuels du vote.
Le Laboratoire de la République : Comment voyez vous l'évolution du paysage politique en France à la lumière des changements sociétaux que vous avez observés ? Jérôme Fourquet : Nous assistons à un bigbang électoral sans précédent. Avec le surgissement d’Emmanuel Marcon en 2017 et la première qualification de Marine Le Pen au second tour, nous étions dans la « première saison ». L’élection présidentielle de 2022 a constitué la « saison 2 » pour parler comme Netflix. Songeons qu’Anne Hidalgo et Valérie Pécresse, les représentantes des deux principales formations politiques des 50 dernières années, ont recueilli à deux le score cumulé de … 6,4%. Emmanuel Macron qui était inconnu du grand public il y a encore 8 ans a été réélu président, une première hors période de cohabitation, et la candidate du RN a atteint 41,5% au second tour. De mon point de vue, cette recomposition politique, qui n’est sans doute pas terminée (car « la poutre travaille encore » pour reprendre l’expression d’Edouard Philippe) ne correspond qu’à la mise en conformité tardive de notre paysage électoral avec la réalité sociale, économique et culturelle de notre pays qui a connu une véritable métamorphose au cours des dernières décennies. Dans cette France d’après la grande métamorphose, il était illusoire de penser que seule la sphère politique pourrait sortir indemne de ces bouleversements très puissants.  Le Laboratoire de la République : En quoi les dosettes de café, le vin ou le TGV montrent notre appartenance politique ? Jérôme Fourquet : En m’inspirant de la méthode utilisée par André Siegfried dans son Tableau politique de la France de l’Ouest, j’essaie de montrer comment les spécificités économiques et géographiques de certains territoires peuvent influer sur les comportements électoraux. Siegfried avait noté par exemple que la présence de la vigne induisait certains comportements électoraux : en l’espèce un vote à gauche (et parfois bonapartiste) qui tranchait avec l’orientation conservatrice des campagnes voisines. Nul déterminisme agronomique pour autant. A la fin du 19ème et au début du 20ème siècle, les terroirs viticoles se caractérisaient par une structure foncière dominée par les petits propriétaires, sur lesquels l’influence des nobles et des curés étaient faibles, d’où cette orientation politique à gauche. Un siècle plus tard, dans de nombreuses régions viticoles le vote penche désormais en faveur d’Emmanuel Macron. C’est le cas en Alsace, en Champagne, à Sancerre ou bien encore en Bourgogne. Dans ces vignobles côtés, on vend et on exporte à prix élevé les bouteilles et cette activité génère de confortables revenus, c’est ce que j’ai appelé « l’effet grands crus ». Autre parallèle historique, les villes cheminotes (carrefours ferroviaires et/ou villes où avaient été implantées d’importantes infrastructures ferroviaires) constituèrent précocement des fiefs du parti communiste, du fait de la présence de nombreux cheminots baignant dans une forte identité de classe et encadrés par la CGT. Ainsi le long de la fameuse ligne PLM (Paris-Lyon-Méditerranée), s’égrainait un chapelet de petites villes communistes comme Laroche-Migennes, Varennes-Vauzelles, Porte-lès-Valence et Miramas. Près d’un siècle plus tard, le rail produit toujours des effets sociologiques, mais selon d’autres modalités. Les villes qui sont desservies par le train à grande vitesse accueillent de nombreux touristes, mais également de nouveaux résidants (cadres, professions intellectuelles et de la culture) qui modifient assez rapidement l’écosystème local et participent de la gentrification de ces villes. Ces publics sont sensibles au cadre de vie et à l’environnement et infusent une nouvelle culture politique. C’est ainsi qu’aux dernières élections municipales, on a vu basculer dans l’escarcelle des Verts, Tours, Poitiers et Bordeaux, villes situées le long de la nouvelle LGV Paris-Bordeaux.   Siegfried ne s’était pas penché en revanche sur la question de la consommation, car la France de l’époque n’était absolument pas rentrée dans l’ère de la société de consommation, telle que nous la connaissons désormais. L’activité de la consommation occupe aujourd’hui une place centrale à la fois dans le fonctionnement de notre société postindustrielle (dans laquelle la croissance n’est plus générée par la production mais bien par la consommation), mais également dans nos vies quotidiennes. Ils se créent sans cesse de nouveaux services et produits et le panier moyen de biens et services exigibles ne cesse de s’alourdir. Prenons l’exemple du marché du café qui a connu une innovation de rupture au début des années 2000 avec l’apparition du café en capsules de la célèbre marque Nespresso. Commercialisée à un prix élevé, cette offre « premium » a séduit les CSP+ et a redéfini le standard de consommation sur ce produit, standard auquel n’ont pas pu accéder une partie des classes moyennes et les catégories populaires, qui ont dû se rabattre sur des « offres de second choix » que sont les machines à café à dosettes, meilleur marché. Dans notre société de consommation, la place que j’occupe dans la société dépend des marques que je peux m’offrir, des enseignes que je fréquente et des types de produits que je consomme. Le fait de boire du café en dosette signifiera que je n’ai pas pleinement accès aux standards de consommation les plus désirables et ce positionnement social ne sera pas sans influence sur mon vote. Ainsi, l’étude des habitudes en matière de café ne s’apparente pas à un exercice de divination dans le marc de café, mais renvoie au poids central qu’a acquis la consommation dans la définition de nos identités et appartenances sociales.    Le Laboratoire de la République : Le soutien croissant à l’extrême-droite est-il dû aux changements socio-économiques ou davantage aux discours identitaires et migratoires ? Jérôme Fourquet : Comme on vient de le voir avec l’exemple du café en dosettes, toute une partie du bas de la classe moyenne ressent une forme de déclassement et ce sentiment est un puissant ressort du vote en faveur du RN. Elue depuis longtemps dans le bassin minier du Pas-de-Calais, Marine Le Pen a précocement perçu cela et s’est employée à donner une tonalité de plus en plus sociale à son discours et à son programme (avec par exemple toute une série de mesures concrètes en faveur du pouvoir d’achat lors de la dernière campagne présidentielle). Mais parallèlement à ce virage social, elle n’a pas pour autant, loin s’en faut, abandonné ce qui a toujours constitué le cœur du logiciel du FN : les questions d’immigration et d’insécurité. Ses dernières sorties sur le drame de Crépol en témoignent.  Pour parodier Lénine qui disait que « le communisme c’était les soviets plus l’électricité », on peut dire que « le marinisme, c’est le social plus le régalien ». Marine Le Pen a certes atteint le score de 35% parmi les ouvriers et les employés au premier tour et les motivations sociales étaient bien présentes dans son électorat, mais vous remarquerez que le slogan entonné dans les manifestations ou les meetings du RN c’est toujours « On est chez nous ! » et pas « On veut des sous ! ».    Le Laboratoire de la République : Quel impact espérez-vous que votre livre aura sur la réflexion collective ? Jérôme Fourquet : J’essaie de décrire le plus objectivement et le plus précisément possible l’état de notre société et les dynamiques à l’œuvre, sans tabou. Le but est que ce diagnostic puisse être lu et entendu. Et s’il peut servir à éclairer à la fois les citoyens, mais également celles et ceux qui sont en charge de prendre des décisions dans les entreprises, les collectivités locales ou les administrations centrales, alors je me dirai que mon travail et mes recherches auront servi à quelque chose et auront pu avoir une petite utilité.    

Mensonge et politique : l’œil de Hannah Arendt sur l’actualité internationale

par Michelle-Irène Brudny le 17 novembre 2023
Michelle-Irène Brudny, professeur et philosophe, explore le thème complexe du mensonge en politique à travers le prisme analytique de Hannah Arendt. Arendt considère le mensonge, l'illusion et l'erreur comme des éléments intrinsèquement liés à l'action politique. Une réflexion contemporaine sur la communication politique et la guerre de l'information prend racine dans son analyse de la guerre du Vietnam, où l'objectif était de "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette perspective trouve un écho frappant dans les événements comme le Covid ou le conflit Israël-Hamas, faisant émerger des questions cruciales sur la confiance envers la politique.
L'analyse part de l'affaire des Pentagon Papers pour comprendre la relation entre le mensonge ou la tromperie et la politique. Hannah Arendt soutient que le mensonge est un outil indispensable dans la sphère politique, utilisé pour influencer l'opinion publique et justifier des actions contestables. L'exemple de la guerre du Vietnam illustre la manière dont la manipulation de l'information peut devenir une arme politique puissante. Arendt met en lumière l'objectif de cette guerre, non seulement militaire, mais aussi idéologique et psychologique - "gagner la bataille dans l’esprit des gens". Cette notion fait signe vers la communication politique contemporaine, où la perception façonne la réalité autant que les faits eux-mêmes. Le conflit Israël-Hamas fait apparaître des similitudes avec les dynamiques identifiées par Arendt. Les médias, les discours politiques, idéologiques et les récits officiels sont des instruments qui façonnent la perception, influençant ainsi le soutien public et international. La question cruciale émerge : comment préserver la foi en la politique alors que le mensonge semble être un compagnon constant de l'action politique ? Arendt invite à une réflexion profonde sur la nature de la vérité et de la confiance dans le domaine politique. En fin de compte, son essai souligne la nécessité d'une transparence accrue et pose la question essentielle : le gouvernement a-t-il une mission d'information, et comment peut-il l'accomplir en conservant la confiance du public ? Ces questions demeurent centrales pour une démocratie digne de ce nom. https://youtu.be/CyT5jYR3LFs

Lutte contre le harcèlement scolaire : un combat de tous les jours

par Nathan Smadja le 9 novembre 2023
À l'occasion de la journée nationale de la lutte contre le harcèlement scolaire, le Laboratoire de la République interroge Nathan Smadja, le président-fondateur de l’association Résiste. Lui qui a survécu au harcèlement scolaire pendant son adolescence, il incarne la résistance face à ce fléau qui hante les couloirs des écoles et les vies de trop nombreux enfants à travers la France. Il a été nommé ambassadeur de la lutte contre le harcèlement scolaire par le ministre de l’Éducation Nationale et de la Jeunesse, Gabriel Attal, en septembre dernier.
Le Laboratoire de la République : Votre association Résiste est engagée dans la lutte contre le harcèlement scolaire. Dans ce cadre, quelles actions et quels outils déployez vous pour lutter efficacement contre cela, pour favoriser la libération de la parole et les signalements, et pour aider les victimes à surmonter leur harcèlement ? Nathan Smadja : "Notre association, Résiste, s'engage fermement dans la lutte contre le harcèlement scolaire. Nous mettons en place une série d'actions visant à sensibiliser et prévenir le harcèlement à l'échelle nationale, en ciblant les élèves, le personnel éducatif et les parents. En collaboration avec les établissements scolaires et les académies, nous agissons en complément des dispositifs existants du Ministère de l'Éducation nationale, tels que le programme « PhAre », généralisé depuis la rentrée scolaire de 2023. Ce programme, initié sous l'égide de Jean-Michel Blanquer et élaboré sur les bases des travaux de spécialistes comme Jean-Pierre Bellon, rétablit la priorité du bien-être à l'école. Grâce à des élèves ambassadeurs, la lutte contre le harcèlement est devenue une mission collective impliquant tous les acteurs de l'éducation nationale, des élèves aux enseignants. Ensuite, notre association apporte un soutien aux victimes de harcèlement, tant sur le plan juridique que psychologique. Nous constatons un manque crucial de communication concernant les ressources mises à disposition, aussi bien pour les victimes que pour les personnes auteurs de harcèlement. J'ai eu l'opportunité de présenter un ensemble de propositions à Gabriel Attal au début du mois de septembre. Par la suite, lors de l’annonce du plan contre le harcèlement à l’école à et en collaboration avec d'autres acteurs impliqués dans la lutte contre le harcèlement, j’ai attiré l'attention de la Première ministre, Elisabeth Borne, sur la nécessité d'accompagner les enfants harceleurs. Naturellement, la fermeté des sanctions est cruciale. Par exemple, l'exclusion de l'élève harceleur est une mesure adaptée et proportionnée. Cette mesure était attendue et essentielle. Cependant, il est essentiel de ne pas abandonner ces enfants. Nous ne pouvons pas nous permettre d'ignorer des millions d'élèves. En effet, le nombre de victimes de harcèlement à l'école est estimé à environ 1 million, mais les personnes impliquées dans des actes de harcèlement agissent souvent en groupe, multipliant ainsi le nombre de personnes qualifiables de harceleurs. Ainsi, l’association Résiste a pour but de réaliser des actions de sensibilisation, de soutien aux victimes et d'accompagnement des harcelés comme des harceleurs, tout en essayant d’être un lien entre l’institution, les collectivités et les acteurs clés dans la lutte contre le harcèlement scolaire.” Le Laboratoire de la République : Le harcèlement scolaire peut prendre de nombreuses formes, parfois difficiles à définir juridiquement. Comment peut-on mieux accompagner les victimes et les éducateurs pour reconnaître et traiter le harcèlement sous toutes ses formes, y compris celles qui ne sont pas faciles à caractériser sur le plan juridique ? Nathan Smadja : La reconnaissance et la gestion du harcèlement scolaire sous toutes ses formes présentent un défi important, en particulier lorsqu'il s'agit de caractériser légalement certaines situations. Jusqu'à récemment, un silence pesant et la mentalité du "pas de vagues" ont malheureusement entravé la prise de conscience et les actions concrètes au sein des institutions éducatives. J'espère que cette époque est derrière nous. Cependant, il a fallu plusieurs drames, impliquant des enfants âgés de 10 à 15 ans, pour que la société prenne réellement la mesure de l'ampleur de ce problème. L'enjeu crucial réside désormais dans la détection précoce du harcèlement, avant qu'il ne prenne des proportions plus graves. La complexité provient de la diversité des formes que peut prendre le harcèlement, en particulier avec l'émergence et l'omniprésence des réseaux sociaux, rendant parfois difficile l'identification des cas de harcèlement. D'un point de vue légal, le harcèlement scolaire constitue un délit depuis la loi du 2 mars 2022. Cette reconnaissance comme délit apporte une réponse pénale claire et précise. Néanmoins, cela peut s'avérer complexe, notamment lorsqu'il s'agit de recueillir des preuves dans le cadre du harcèlement en ligne via les réseaux sociaux. Pour cela, faire appel à un commissaire de justice pour authentifier ces preuves peut être une voie à explorer. De manière plus large, la justice doit elle aussi être au rendez vous. Enfin, les associations et fondations jouent un rôle crucial en accompagnant les victimes, en les aidant à naviguer dans les démarches et en établissant le lien avec les familles. Elles agissent comme des facilitateurs dans un processus qui ne peut être affronté par les familles seules." Le Laboratoire de la République : Face au nombre de victimes présumées, les magistrats craignent qu’une judiciarisation systématique du harcèlement entraîne une submersion de dossiers. Quelles alternatives à la judiciarisation du harcèlement permettraient de mettre un terme aux agissements et de prévenir au mieux leur récurrence ? Nathan Smadja : Au-delà de l'aspect judiciaire, notre priorité principale reste la détection précoce du harcèlement. La complexité réside dans les moyens d'identification de ces situations, avant même d'envisager des actions en justice, que ce soit au sein de l'école ou sur les réseaux sociaux. Il est crucial de souligner qu'il n'existe pas de profil "type" pour les victimes ou les harceleurs. La diversité des personnes impliquées dans ces situations rend la détection et la prévention plus complexes, nécessitant une approche nuancée. La pédagogie et la transparence apparaissent comme des outils fondamentaux dans la lutte contre le harcèlement. Une sensibilisation accrue de tous les acteurs impliqués, notamment les éducateurs, les élèves et les familles, est primordiale. Cette sensibilisation pourrait être intégrée dans les programmes éducatifs, afin d'enseigner non seulement sur les conséquences du harcèlement mais aussi sur les moyens de le détecter et d'y réagir adéquatement. Afin de lutter contre le harcèlement de manière proactive, il nous faut avoir une approche multidimensionnelle, axée sur la prévention, la sensibilisation, le soutien psychologique, et la mise en place de mécanismes de signalement, peut offrir des alternatives à la judiciarisation tout en visant à éradiquer le harcèlement et à prévenir sa récurrence." Le Laboratoire de la République : Quels sont les défis les plus importants que vous rencontrez dans vos activités associatives ? Face à cela, quelles nouvelles mesures, initiatives ou approches vous donnent espoir dans la capacité de notre République à répondre au défi posé par le harcèlement scolaire ? Nathan Smadja : Mon engagement dans la lutte contre le harcèlement scolaire est avant tout motivé par la volonté de garantir à chaque élève en France un environnement éducatif propice à l'apprentissage. L'école de la République devrait être un sanctuaire pour l’apprentissage des élèves. Personne ne devrait être contraint de quitter le système éducatif en raison de moqueries ou d'agressions. Il est déchirant de voir des vies d'enfants brisées à cause du harcèlement, et il est inacceptable qu'un élève redoute chaque jour d'aller à l'école.

Le Laboratoire
de la République

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