Défi géopolitique

Syrie : « L’islamisme modéré, cela n’existe pas »

par Omar Youssef Souleimane le 12 décembre 2024
Dans cet entretien, l'écrivain franco-syrien Omar Youssef Souleimane livre sa vision de la chute du régime de Bachar al-Assad. Il brosse le portrait sensible d'une société syrienne partagée entre l'euphorie de s'être débarrassée du joug d'un tyran, et l'inquiétude de la menace islamiste portée paradoxalement par les artisans de sa libération : les rebelles d'Hayat Tahrir Al-Cham, mouvement islamiste qui rêve de s'acheter une respectabilité politique. Une société qu'il juge néanmoins suffisamment forte pour faire face au défi de la reconstruction démocratique.
Omar Youssef souleimane

Le Laboratoire de la République : Après des décennies de souffrance et de cauchemar, la Syrie s’est libérée du joug de Bachar al-Assad. Omar Youssef Souleimane, vous étiez de ceux qui criaient « Liberté ! » lors du printemps arabe en 2011. Vous avez connu la répression sanglante et le régime de terreur avant votre exil en France. Quelle a été votre première pensée en réalisant que le gouvernement de Bachar al-Assad allait tomber ?

Omar Youssef Souleimane : L’incrédulité d’abord, puis la joie. Comme tous les Syriens, j’ai la sensation d’avoir besoin d’un peu de temps pour réaliser complètement l’ampleur de l’évènement. J’ai parfois l’impression de marcher comme dans un rêve.  Il faut mesurer à quel point le destin de la Syrie est enchaîné à celui de cette famille depuis 50 ans : j’ai grandi dans ce que le monde entier appelait la « Syrie d’al-Assad ». Aujourd’hui elle a cessé d’exister.

L’élan de 2011 s’était écrasé contre la brutalité du régime de Bachar al-Assad et l’infiltration des islamistes, aujourd’hui c’est une nouvelle fenêtre d’opportunité qui s’ouvre pour penser une Syrie libérale, démocrate et laïque. Mais cette chute de la dictature, je la vis aussi dans ma chair de citoyen français. Pour moi, ce renversement marque par certains aspects une victoire de mon pays, la France. Celle des valeurs universalistes, qui n’accepte pas les bafouements de tous les droits de l’homme et les massacres sur son propre peuple.

Le Laboratoire de la République : Vous avez pu parler à votre famille, vos proches ? Dans quel état d’esprit sont-ils ?

Omar Youssef Souleimane : Après près de 12 ans sans communication ou presque, j’ai pu les appeler, c’était très émouvant. J’avais oublié le son de leurs voix, il m’était impossible de les contacter sans les mettre en danger tant que le régime avait le contrôle total de toutes les communications. Ils sont fous de joie, il y a une sorte de soulagement général, d’euphorie collective. Bien sûr, il faut attendre de voir comment la situation va évoluer, la Syrie est un pays dont le futur est plus que jamais incertain, à la fois dans son évolution interne mais aussi parce que la région est extrêmement mouvante.  

Le Laboratoire de la République : Vous parlez très justement d’une fenêtre d’opportunité. On imagine que les sensations d’espoir de pouvoir construire une société démocratique et de joie de s’être débarrassé de Bachar al-Hassad sont tempérées par la peur d’une islamisation du pays, sous l’impulsion des rebelles islamistes d’Hayat Tahrir al-Cham (HTC) ?

Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, la partie sera compliquée. Mais il faut bien mesurer l’étendue du soulagement d’un peuple qui se débarrasse d’une histoire faite uniquement pendant ces dernières années d’angoisse et de terreur. Les prisons comme celle de Saydnaya, qui étaient de vrais abattoirs humains et dont la perspective terrorisait tous les Syriens dès leur enfance, s’ouvrent aujourd’hui. Il va falloir lutter pour ne pas laisser l’islamisme gangréner cette libération, mais il faut d’abord laisser le peuple panser ses plaies et profiter de cette bouffée d’air qui lui a été refusée pendant si longtemps. Il faudra beaucoup de temps pour mesurer l’ampleur du sadisme du régime de Bachar al-Assad, et bien plus de temps encore pour se remettre des centaines de milliers de morts qui ont déchiré des familles entières.

Tout l’enjeu sera ensuite bien sûr de construire une Syrie libérale, démocrate et laïque. Une Syrie fédérale, où les Kurdes sont amenés à jouer un rôle, et qui puisse nous mette à l’abri de l’abus de l’ultracentralisation du pouvoir qui a favorisé les dictateurs.

Le Laboratoire de la République : Le leader d’HTC, l’islamiste Abou Mohammed al-Joulani, a tenté de rassurer les opinions publiques en parlant de la « diversité syrienne » notamment. Est-ce que vous y croyez ?

Omar Youssef Souleimane :  J’ai un principe simple :  on ne peut jamais, au grand jamais, faire confiance à un islamiste. Un islamiste qui vous parle de diversité, c’est une chimère. L’islamisme modéré, ouvert, c’est comme un imam athée : cela n’existe pas.  Par ailleurs, Abou Mohammed al-Joulani est un expert de la taqîya (dissimulation de la foi dans un but de conquête, NDLR), il a par exemple repris son nom civil – Ahmed Hussein al-Chara – pour inspirer la confiance de la communauté internationale et du peuple syrien. Mais il porte évidemment avec lui le projet d’une société islamique radicale. Les Syriens connaissent ces stratégies par cœur, il est hors de question de rentrer dans ce jeu-là.  Il faut systématiquement les dévoiler, et montrer l’ampleur de leurs contradictions.

 Le Laboratoire de la République : Vous croyez au renouveau démocratique de la Syrie ?

Omar Youssef Souleimane : Je suis optimiste : les Syriens ont vécu toutes les horreurs ces dernières années : la guerre civile, Daesh, l’occupation en tout genre… Ils en ont tiré des leçons. Ils n’accepteront pas l’imposition d’un état islamique. De plus, la diversité ethnique et communautaire en Syrie, qui a servi jusqu’ici à attiser les braises de la guerre civile, peut jouer à l’inverse un rôle de garde-fou contre l’islamisme radical. Gardons en tête que presque 40% de la population syrienne est constituée de minorités, c’est une mosaïque qui peut faire obstacle à l’établissement d’un islam tout puissant.

Il faut compter sur les militants, les démocrates syriens qui existent encore et doivent porter un projet de l’intérieur. Aujourd’hui ils sont très mal organisés, mais la peur a quitté leur camp.

Le Laboratoire de la République : Vous vous engagerez personnellement dans cette reconstruction ?

Omar Youssef Souleimane : Oui bien sûr, mais d’abord en tant qu’écrivain et que citoyen français, porteur des valeurs universalistes que ce pays charrie. Je serai dans le premier avion pour Damas, dès la réouverture de l’aéroport. Je veux retrouver ma famille, et redécouvrir la Syrie, la comprendre de nouveau après toutes ces années. J’ai parfois la sensation d’avoir une dette à rembourser ainsi que des moments à vivre qui m’ont été confisqués. Ma mission d’écrivain c’est aussi de chercher ce soulagement de la mémoire et de donner ma voix pour une reconstruction démocratique de la Syrie.

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