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Affaire Whoopi Goldberg : le nouvel antiracisme perd la raison

par Iannis Roder le 12 février 2022 photo de manifestation
Lundi 31 janvier, Whoopi Goldberg s'est faite remarquer en expliquant, lors de son talk-show sur ABC, que l'Holocauste n'était pas "une question de race". C'est le symbole, analyse Iannis Roder, professeur agrégé d’histoire et spécialiste de ces questions, d'un nouvel antiracisme devenu raciste et violent, sur fond de concurrence victimaire."
Que vous inspire la sortie de Whoopi Goldberg sur ABC, selon laquelle « l’Holocauste n’avait rien de racial », puisque « les nazis étaient des Blancs et que la plupart de ceux qu’ils attaquaient étaient aussi des Blancs » ? Iannis Roder : C’est intéressant de penser que les « races » seraient les noirs et les blancs. C’est en réalité entériner leur existence, alors que la notion de race est une construction, et c’est ce qu’il faut bien comprendre : peu importe la couleur de celui que l’assassin veut détruire, ce qui compte c’est la représentation qu’il se fait de l’autre. Est-ce que Whoopi Goldberg dirait aussi que le génocide des Tutsi au Rwanda n’était pas un crime raciste alors même que les Hutu ont cherché à exterminer les Tutsi au nom d’une idéologie raciale ? Ce même phénomène de construction raciale se retrouve en bien d’autres endroits de notre Histoire. S’agissant de l’antisémitisme, celui-ci s’inscrit dans une longue tradition de haine des juifs qui prenait, avant le XIXe siècle, la forme de l’antijudaïsme chrétien, mais celui-ci n’assimilait pas les juifs à une race. Cette idée que les juifs appartiendraient à une race, la race sémite, est une pure construction puisque ce sont les langues qui sont sémites. Peu à peu s’est opéré un glissement de la langue sémite au peuple sémite. C’est à ce moment-là qu’on a forgé la notion de « race juive », et que le vieux rejet des juifs s’est assimilé à une vision raciale. Le crime de la Shoah est donc évidemment, n’en déplaise à Whoopi Goldberg, un crime racial. Le nouvel antiracisme, inspiré de la Critical Race Theory, qui dénonce le « racisme structurel » de sociétés construites par des Blancs à leur propre profit (le « privilège blanc ») vous semble-t-il marquer ou non une rupture avec l’antiracisme de Martin Luther King ? En quoi ? Iannis Roder : Le nouvel antiracisme assume de mettre fin à l’universalité de l’humanité. Le présupposé de base est que chacun d’entre nous agirait à son insu selon son propre intérêt racial, pigmentaire même. Le discours universaliste serait ainsi un leurre, une tartufferie, et ceux qui le défendent seraient dans le déni, du fait même de leur appartenance raciale. Le nouvel antiracisme est un déterminisme et a réponse à tout - ce qui est le propre d’une idéologie - : nous serions déterminés par notre couleur de peau, et cette assignation nous priverait de facto d’éprouver de l’empathie, de comprendre, d’agir en faveur de l’autre. L’antiracisme du XXe siècle revendiquait les mêmes droits et les mêmes devoirs pour tous. Aujourd’hui, le nouvel antiracisme cherche à montrer qu’en dépit de ces mêmes droits et de ces mêmes devoirs, les blancs tireront toujours la couverture sur eux, et même sans en avoir toujours conscience. Dès lors, ce sur quoi nous devons nous interroger, c’est le modèle de société qui est revendiqué par ce nouvel antiracisme. Si le racisme des blancs est intériorisé voire inconscient, que faut-il faire, sinon de la rééducation ? Les régimes totalitaires et meurtriers ont montré ce que voulait dire rééducation. Dans le fond, je pense que le nouvel antiracisme est un appel à une société de la revanche, de la vengeance, et donc de la violence, soit l’exact opposé de ce que voulait Martin Luther King, qui défendait une vision pacifiste, égalitaire, et donc universaliste Comment éviter la concurrence victimaire pour le titre de « peuple plus persécuté de l’histoire moderne » ? Iannis Roder : Pour éviter la concurrence victimaire, il faut avant toute chose faire de l’histoire politique, c’est-à-dire qu’il ne faut pas faire l’histoire des persécutions et des crimes de masse en les abordant sous l’angle de l’émotion et des jugements moraux qu’on porterait aujourd’hui sur le passé. La concurrence victimaire est une approche morale de la question des souffrances humaines. Or toutes les souffrances se valent, on ne peut faire une hiérarchie des souffrances. Faire de l’histoire politique, c’est comprendre les processus, les motivations et les dynamiques à l’œuvre, s’interroger sur le contexte historique qui a engendré ces horreurs et sur les objectifs poursuivis par les persécuteurs. C’est à ce titre et à ce titre seulement qu’on comprend que chaque événement dramatique, chaque crime de masse a son intelligence propre, parce qu’il s’inscrit toujours dans une période historique donnée. Cette approche politique, par les faits, n’a pas pour objet de hiérarchiser les crimes (c’est en revanche l’objet même de la justice), mais d’en comprendre plutôt la spécificité et parfois, la nature sans précédent.

GUERRE D’ALGERIE : COMMENT PANSER L’HISTOIRE PAR L’ECOLE ?

par Yannick Clavé le 26 janvier 2022 photo de livre
"La mémoire, ce passé conjugué au présent" écrivait François Chalais. Par sa complexité historique et l'importance des logiques mémorielles, la guerre d'Algérie illustre les défis auxquels l'école et la République font face, selon Yannick Clavé.
Comment enseigner la guerre d’Algérie aujourd’hui ? Le sujet est-il trop présent ou trop absent dans les programmes scolaires ? Yannick Clavé : Contrairement à une idée reçue, la guerre d’Algérie est présente depuis déjà plusieurs décennies dans les programmes du secondaire. Aujourd’hui, tous les élèves en ont entendu parler : elle est enseignée en 3e, en Terminale générale (dans le tronc commun et dans la spécialité géopolitique) et en Terminale technologique. L’enjeu de cet enseignement apparaît d’autant plus important que la guerre d’Algérie fait partie de ces questions socialement vives, qui portent en elles une intense charge émotionnelle pour beaucoup d’élèves.  La question n’est pas tant quantitative – trop ou pas assez – que, surtout, la manière dont elle est abordée. La guerre d’Algérie a eu trop tendance à être évoquée uniquement sous l’angle de l’histoire de France (les IVe et Ve Républiques) et de la décolonisation. C’est ce qui a empêché de l’appréhender dans une complexité plus globale, en particulier celle de la longue durée des relations entre la France et l’Algérie dès 1830 voire avant. D’ailleurs, l’expression même de « guerre d’Algérie » que nous continuons à utiliser par commodité montre que nous nous inscrivons dans un point de vue résolument français, alors que les historiens ont désormais plutôt tendance à parler de « guerre d’indépendance algérienne ». C’est aussi pour eux une manière de mieux souligner que l’enjeu de cette lutte armée était d’abord et avant tout politique. Cette expression ne figure certes pas encore dans les programmes, mais leurs rédacteurs ont fait des efforts ces dernières années pour mieux prendre en compte les acquis les plus récents de la recherche historique. Que signifie réconcilier les mémoires ? Yannick Clavé : Réconcilier les mémoires ne signifie pas entrer dans la logique mémorielle de tel ou tel groupe pour répondre à ses revendications, mais exige de regarder l’Histoire en face et de ne plus laisser aucun sujet sous le tapis. Pour les historiens, rien n’est tabou et tout peut faire l’objet d’un travail scientifique sérieux et le plus objectif possible.  Le rôle du politique est aussi important, car par ses gestes et ses paroles il peut contribuer à apporter un apaisement social, indispensable pour permettre aux historiens de travailler en toute sérénité. Le Président Chirac avait été le premier à prendre des décisions importantes, inaugurant par exemple un Mémorial en 2002 aux morts pour la France en Afrique du Nord puis en reconnaissant officiellement l’année suivante le rôle joué par les harkis. C’est aussi le sens à donner aux décisions prises récemment par le Président Macron, par exemple lorsqu’il a reconnu, en 2018, la responsabilité de l’État et celle de l’armée française dans l’assassinat de Maurice Audin ; ou lorsqu’il a honoré le 17 octobre 2021 la mémoire des victimes du 17 octobre 1961. Bien entendu, tout ne peut pas se régler en quelques années : il faudra sans doute encore beaucoup de temps. C’est cette « politique des petits pas » qu’appelle de ses vœux Benjamin Stora dans son rapport remis en 2020. D’autant plus que le travail mémoriel n’en est pas du tout au même stade des deux côtés de la Méditerranée : en Algérie, malgré des historiens courageux et talentueux, le pouvoir politique continue à entretenir une confusion entre l’histoire et la mémoire, voire à instrumentaliser une « rente mémorielle » qui n’a guère évolué depuis les années 1960.  Comment sortir du « symptôme de hantise » mémorielle (Paul Ricoeur) ? Yannick Clavé : La recherche historienne sur la guerre d’Algérie est aujourd’hui très dynamique. Le rapport Stora et d’autres publications montrent le chemin qu’il reste à parcourir, même si beaucoup a déjà été fait. Des initiatives intéressantes ont vu le jour, ainsi des collaborations entre historiens français et algériens, convaincus qu’il est possible d’en finir avec ce passé franco-algérien empoisonné pour construire, au contraire, une histoire partagée des deux côtés de la Méditerranée. D’autres initiatives ont permis de replacer la guerre d’Algérie dans la longue durée des relations franco-algériennes depuis le début du XIXe siècle, permettant ainsi, justement, de ne pas réduire ces relations à ce seul conflit armé.  Dans les classes, le rôle du professeur est essentiel. Non seulement il faut continuer à former les enseignants, mais il faut les inciter à aborder la guerre d’Algérie de manière incarnée, pour susciter l’intérêt des élèves et les faire réfléchir, d’autant plus lorsque ces derniers se revendiquent d’une mémoire particulière et peuvent se montrer virulents dans leurs propos. Le recours à la diversité des témoignages des anciens combattants (appelés, rappelés, engagés), des combattants ou descendants du FLN, des harkis et de leurs descendants, mais aussi des pieds-noirs, permet de confronter les élèves à la complexité de la réalité historique, loin des simplifications mémorielles et des instrumentalisations idéologiques. Tout ceci peut s’articuler avec un travail autour de la pédagogie de projet, permettant d’impliquer les élèves tout en maintenant un haut niveau d’exigences dans la transmission des connaissances et l’apprentissage de l’esprit critique. 

Le Laboratoire
de la République

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