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Soft Power et alliances des Etats arabes du Golfe : jusqu’où ira la quête d’influence ?

par Frédéric Charillon le 19 décembre 2023 Trois dirigeants des Etas arabes du Golfe
La coupe du monde de football au Qatar, la médiation par le Qatar de la libération des otages détenus par le Hamas, la COP 28 à Dubaï ou encore l'exposition universelle de 2030 à Riyad nous questionnent sur le jeu d'influence qu'exerce cette région du Moyen-Orient. Alors que les préoccupations relatives aux droits de l'homme et aux risques écologiques ont été soulevées, la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar s'accroit de plus en plus. Eclaircissement sur la situation avec Frédéric Charillon, professeur de science politique à l’Université Paris Cité et à l’ESSEC, ancien directeur de l'institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (IRSEM), et auteur de « Guerres d’influence » (Odile Jacob, 2022).
Le Laboratoire de la République : En quoi la diplomatie et le soft power jouent-ils un rôle crucial dans la quête d'influence de l’Arabie saoudite, des Emirats arabes unis et du Qatar dans les relations internationales ? Y a-t-il des exemples concrets qui illustrent leur utilisation efficace ? Frédéric Charillon : Les pays du Golfe ont tenté de mettre au point depuis plusieurs années une stratégie de communication qui vise essentiellement à les présenter non plus comme de seuls producteurs énergétiques et exportateurs de réseaux religieux, mais également comme des pays d'avenir, dotés d'une sensibilité intellectuelle et d’un sens moderne des responsabilités internationales. Plusieurs raisons à cela : d'abord, l'impératif pour eux de dissiper l'image de l'émir arrogant tel qu'elle est généralement perçue dans les pays arabes non pétroliers. On se souvient de la profonde division du monde arabe lorsque le Koweït fut envahi par l'Irak le 2 août 1990 : une moitié de la Ligue arabe avait refusé de condamner l'invasion du pays par les troupes de Saddam Hussein, avec un plaisir parfois non dissimulé à voir le riche petit état pétrolier prendre une leçon. Deuxièmement, la rente énergétique s'épuise dans certains pays, mais surtout, même lorsque les réserves restent importantes, la dépendance aux exportations pétrolières ou gazières, trop forte, nécessite une diversification des recettes. Une entrée plus forte dans le monde et dans la diversification de l'économie mondiale est donc devenue nécessaire pour les riches états pétroliers. Ce qui suppose des partenariats nouveaux, des clients, des terrains d'investissement et donc une image meilleure pour les obtenir. Les pays du Golfe sont conscients de leur mauvaise image aussi bien dans le monde occidental que dans une grande partie du monde arabe. Comme on l'a dit, ils sont souvent perçus comme arrogants, insensibles aux souffrances des autres pays du Sud, mais également accusés par l'Occident de soutenir et de financer des réseaux religieux radicaux. Une révolution de leur « nation branding » et une campagne de communication s'imposaient donc. Plusieurs stratégies ont dès lors été développées. La première a consisté à donner des preuves d'intérêts intellectuel, culturel, artistique, dans le monde. La chaîne d'information qatarie Al-Jazeera propose depuis 1996 des émissions d'information avec une liberté de ton que l'on n'avait pas coutume de voir dans cette région (même si l'émirat a pris soin de réserver cette nouveauté à l'exportation et non pas à sa propre population). Le même Qatar a fourni un effort important pour investir dans des clubs de sport, des événements ou des chaînes sportives, mais aussi du mécénat artistique, ou pour diversifier ses investissements dans de nombreux secteurs internationaux. Le tourisme a également été privilégié, pour inciter le grand public international à venir découvrir sur place des pays que l'on présentait sous un jour négatif. Ainsi Dubaï, aux Émirats, est devenu un hub touristique de premier ordre. L'Arabie saoudite tente également de développer le même secteur, avec des projets comme al Ula ou le projet plus futuriste de la ville connectée de Neom. Les dirigeants de ces pays, aujourd'hui plus jeunes (à l'image du prince héritier saoudien MBS), cherchent également à donner une autre vision de ces royaumes autrefois considérés comme conservateurs et archaïques. Quels sont les résultats de ces efforts ? Il est difficile de le mesurer. Les polémiques restent nombreuses lorsqu'on évoque ces pays. Pour autant un certain succès de leur modèle économique, leurs évolutions sociales, sont observés et admis. Un certain scepticisme règne encore sur la réalité de leur volonté de changement, qu'il leur appartiendra de dissiper dans les prochaines années. Le Laboratoire de la République : Quelles alliances et quels partenariats clés ont été formés par ces pays pour renforcer leur influence, en particulier dans le contexte géopolitique actuel ? et la France dans tout cela ? Frédéric Charillon : On note depuis plusieurs années quelques évolutions importantes. La première est un éloignement subtil et incomplet, mais croissant, à l'égard de leur allié américain traditionnel, pour se rapprocher d'une dynamique sud-sud, notamment un rapprochement avec le groupe des BRICS. Les pays du Golfe se souviennent ainsi qu'ils sont une fenêtre sur l'océan indien et dès lors sur l'Asie. Leur entrée de plain-pied dans l'économie mondialisée à partir du nouveau moteur de cette dynamique internationale que constitue l'Asie, se fait naturellement. Paradoxalement, une deuxième évolution se fait jour avec la normalisation des relations de certains pays avec l'Etat d'Israël. Ce rapprochement n'est pas sans poser des problèmes. D’abord, il divise. Il a été effectif et assumé de la part des Émirats arabes unis, qui envisageaient positivement des coopérations technologiques et économiques avec l’Etat hébreu. L'Arabie saoudite laissait planer un doute sur ses intentions de rejoindre le mouvement, mais la participation de Bahreïn (petit Etat très proche de Riyad) aux accords d'Abraham fin 2020 était le signal que le Royaume d'Arabie saoudite ne s'opposait pas fondamentalement à une telle dynamique. Mais pour le moment le Qatar refuse d’entrer dans la danse. Par ailleurs, les événements du 7 octobre en Israël et la guerre consécutive à Gaza, gèle pour le moment tout rapprochement public possible entre Israël et les Etats arabes du Golfe. Enfin un dialogue nouveau semble s'établir avec l'Iran, sous l'égide de Pékin. Un rapprochement durable du régime de Téhéran avec les Etats du Golfe constituerait une nouvelle donne importante dans la région, Même s'il est aujourd'hui loin d'être acquis. Dans ce contexte, la France constitue un partenaire secondaire mais qui peut trouver une place importante par moments. D'un président à l'autre, le Qatar ou les Émirats arabes unis ont constitué des partenaires privilégiés pour Paris. Des partenaires économiques, commerciaux, mais parfois également politiques, à l'image de Doha qui s'est fait une spécialité de négociation internationale sur des dossiers difficiles. L'évacuation des Occidentaux d'Afghanistan après l'annonce du retrait américain à l'été 2021 a été ainsi grandement aidée par l'entremise qatarienne. Pour autant soyons clairs : ce n'est pas prioritairement vers Paris que les Etats du Golfe se tournent aujourd'hui pour leur avenir géopolitique. Et ce, même si les partenariats sont loin d'être négligeables : Sorbonne Abu Dhabi, Louvre Abu Dhabi... Le Laboratoire de la République : Le 10 décembre 2023, nous avons fêté le 75ème anniversaire de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Les préoccupations relatives aux droits humains ont été soulevées à l'égard de ces pays. Ces préoccupations peuvent-elles affecter leur image internationale et échanges commerciaux ? Frédéric Charillon : Oui. Des militants des droits de l'homme continuent de protester contre l'établissement de liens plus solides avec ces pays du Golfe, qui restent des monarchies absolues ou tout au moins des régimes autoritaires. Une autre résistance à l'établissement de meilleures relations vient d'acteurs occidentaux conservateurs, qui condamnent le rôle de ces états dans un certain nombre de réseaux religieux radicaux. On doit constater néanmoins que ces protestations d'ordres différents existent depuis longtemps et qu'elles n'ont jamais réellement affecté les relations politiques, économiques et commerciales entre les pays occidentaux et ces pays du Golfe. Mais l'exigence à leur égard est de plus en plus forte à mesure que ces pays eux-mêmes se présentent désormais comme réformateurs. Les droits humains, notamment les droits des femmes, seront scrutés de plus en plus attentivement. Des manquements à cet égard auront des répercussions de plus en plus fortes sur les relations diplomatiques. Le Laboratoire de la République : Quels scénarios possibles envisagez vous pour l'influence future de cette région du Moyen-Orient, et comment elle pourrait façonner les relations internationales dans les années à venir ? Frédéric Charillon : Plusieurs questions importantes se font jour aujourd'hui. La première est liée à la situation immédiate dans la bande de Gaza. Le conflit actuel mettra-t-il fin à la normalisation des relations entre Israël et les Etats du Golfe ? Autre interrogation  : Les Etats du Golfe continueront-ils de s'éloigner de leurs alliés occidentaux pour se rapprocher imperceptiblement d'un agenda politique soutenu par Moscou ou Pékin ? L'excellent accueil réservé à Vladimir Poutine à Abu Dhabi et à Riyad il y a quelques jours pose question à l'heure de la guerre ukrainienne. Si l'on peut comprendre que ces pays gagnent en autonomie diplomatique vis-à-vis de leur ancien mentor américain, un éloignement trop ostentatoire poserait problème. D'autres questions multiples surgissent aussi. Que se passerait-il en cas de retour de Donald Trump à la Maison Blanche ? Comment réagiraient les différents Etats du Golfe et quelles seraient leurs relations avec cette future Amérique ? L'Europe les intéresse-t-elle toujours ? Les Etats du Golfe accepteront-ils de jouer un rôle majeur dans les transitions environnementales ou bien rejoindraient-il le camp climato-sceptique d'un Donald Trump ? Eux-mêmes garderont ils leurs unités au sein du Conseil de coopération du Golfe, ou vont-ils se diviser à nouveau comme on l'a vu entre le Qatar et ses voisins en 2017 ? Les Émirats arabes unis et l'Arabie saoudite resteront-ils aussi proches, ou finiront-ils par devenir rivaux ? Quel est l'avenir du Qatar, qui héberge des chefs politiques du Hamas, après la guerre actuelle d'Israël dans la bande de Gaza  ? Autant d'incertitudes qui pèseront sur le rôle à venir de la région du Golfe dans les relations internationales.

Ballon chinois : « le Parti communiste est lancé dans une stratégie nationaliste et revancharde » selon Philippe Le Corre

par Philippe Le Corre le 10 février 2023
Philippe Le Corre est chercheur au Asia Society Policy Institute (Centre d’analyse sur la Chine), conseiller d’Asia Society France. Samedi 4 février, le ballon chinois qui survolait les Etats-Unis a été abattu. Un deuxième ballon chinois survole l’Amérique latine et les Américains supposent un troisième quelque part dans le monde. La rencontre entre Xi Jinping et Joe Biden lors du dernier G20 avait créé une promesse d’apaisement. Après cet incident, les relations diplomatiques sont très tendues notamment après le report de la visite diplomatique d’Antony Blinken, chef de la diplomatie américaine, en Chine. Philippe Le Corre nous fait part de sa vision sur l’état des relations sino-américaines et les rumeurs médiatiques persistantes de conflit potentiel dans quelques années.
Le Laboratoire de la République : Pour les Américains, le ballon était un engin espionnant des sites stratégiques. Pour les Chinois, il s’agissait d’un « aéronef civil, utilisé à des fins de recherches météorologiques ». Les Etats-Unis instrumentalisent-ils l’incident ? La Chine peut-t-elle mentir sur la véritable mission de son ballon ? Philippe Le Corre : Ce n’est ni la première fois que la Chine envoie ce type d’engin au-dessus du territoire américain, ni la première fois qu’elle cherche à pénétrer les secrets du dispositif sécuritaire des Etats-Unis ou d’un autre pays. Au moins quatre ballons avaient déjà été repérés par le passé au Texas, en Floride ou à Hawaï. Les autorités américaines ont commencé à analyser les débris de cet appareil et il est certain que la direction chinoise est déjà sur la défensive, toujours prête à invectiver ses adversaires. Pourtant, selon le Washington Post- ces actions susmentionnées sont clairement identifiées comme des opérations offensives de surveillance ou d’espionnage, lancées à partir d’une base militaire de l’île de Hainan. Le Département d’Etat a d’ailleurs échangé avec les ambassades d’une quarantaine de pays – le Japon, par exemple – pour les informer de la situation. Certains de ces ballons sont équipés de senseurs et de matériaux de transmission, et n’ont aucun lien avec la « météorologie ». Selon certaines sources, la riposte des porte-paroles de Pékin cache en réalité un embarras comme celui de quelqu’un pris « la main dans le sac »…même s’il est possible que le ballon en question ait dévié de sa trajectoire pour se retrouver au-dessus de l’Etat du Montana, il s’agit d’une vraie crise qui a provoqué le report sine die de la visite en Chine du Secrétaire d’Etat, Antony Blinken, qui devait permettre de reprendre le dialogue. C’est une occasion manquée à l’heure où les Républicains –peu suspects de vouloir favoriser un rapprochement sino-américain- viennent de prendre le contrôle de la Chambre des Représentants aux Etats-Unis. Le Laboratoire de la République : Sur fond de rivalité économique et d’enjeux géostratégiques, on assiste à une escalade de la confrontation sino-américaine.  Quelles sont, à vos yeux, les ambitions respectives des Etats-Unis et de la Chine ? Philippe Le Corre : L’ambition des Etats-Unis est simple : de continuer à dominer les autres puissances militairement grâce à des technologies avancées, notamment les semi-conducteurs, et une armée disposant de moyens importants sur tous les continents – dont l’Indo-Pacifique. Ils disposent d’atouts sérieux, notamment des laboratoires efficaces, des universités hors pair et un tissu militaro-industriel porté par la classe politique américaine, qu’il s’agisse des Républicains ou des Démocrates. A ce stade, malgré tous les problèmes de l’Amérique, il n’y a aucune puissance qui puisse réellement rivaliser avec les Etats-Unis. Pour la Chine, il s’agit de démontrer qu’elle s’est rapprochée de la première marche du podium sous l’égide d’un parti communiste lancé dans une stratégie nationaliste et revancharde laquelle permet au régime d’apparaître comme le grand défenseur des intérêts de la nation. La rivalité sino-américaine est multidimensionnelle : de l’économie à la science, en passant par la diplomatie, l’éducation, l’espace ou l’intelligence artificielle, il n’est guère de domaine dans lequel la Chine ne tente de concurrencer l’Amérique. Mais cette dernière dispose d’un atout : ses nombreux alliés, les démocraties notamment, inquiets de voir la Chine prendre une position dominante en Asie en particulier. Le Laboratoire de la République : Les deux pays déclarent leur souveraineté attaquée. Les spéculations médiatiques sur la possibilité d’un conflit armé dans quelques années vous semblent-elles fondées ? Philippe Le Corre : Je ne vois pas en quoi la souveraineté de la Chine a été attaquée dans cette affaire. Si un engin de ce type avait pénétré l’espace aérien chinois, il ne fait pas de doute que le dispositif sécuritaire de l’Armée populaire de Libération l’aurait immédiatement abattu (même si aucun pays ne menace actuellement la Chine, ni de près ni de loin). Concernant l’éventualité d’un conflit armé, c’est une autre question. S’il advenait, il y a de fortes chances que cela tourne autour du détroit de Taiwan ou en mer de Chine où Pékin se comporte depuis plusieurs années « en terrain conquis » ce qui ne laisse d’inquiéter les pays limitrophes, particulièrement le Vietnam et les Philippines. La question de Taiwan est d’une autre nature, elle tient à l’obsession nationaliste de Xi Jinping, nommé pour un troisième mandat lors du 20ème congrès du parti communiste en novembre dernier. Le secrétaire général s’est donné pour objectif de récupérer d’ailleurs, à l’image de la « rétrocession » de Hong Kong à la Chine, en 1997, puis de Macao en 1999. A l’heure où l’économie chinoise ralentit, où la crise immobilière persiste et où la démographie connait une régression sérieuse, l’idéologie est le seul totem auquel le parti peut s’accrocher sans vergogne. Or le soudain virage à 180° opéré en fin d’année au sujet de la « politique du zéro Covid » continue de provoquer des interrogations sur la politique de long terme de l’équipe au pouvoir. On voit mal la stratégie s’il y en a une. Et l’opacité demeure la règle. Sans doute la nomination officielle du gouvernement à l’occasion de la session annuelle des deux chambres du Parlement chinois début mars permettra-t-elle de lever quelques ambiguïtés, mais pour les China watchers de nombreuses questions demeureront sans doute.

États-Unis : clivage du parti Républicain entre isolationnistes et interventionnistes moins décisif que prévu

par Frédéric Encel le 15 novembre 2022 Frédéric Encel
La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu la semaine dernière. Quelles conséquences sur la politique étrangère américaine ? Analyse de Frédéric Encel.
Rappel : Midterms 2022 : cinq choses à retenir des élections américaines (lemonde.fr) Le Laboratoire de la République : La large victoire républicaine aux élections américaines de mi-mandat, espérée par Donald Trump, n’a pas eu lieu. La politique des Etats-Unis sur le conflit ukrainien va-t-elle rester inchangée malgré l’apparent statu quo ? Frédéric Encel : J’en suis convaincu ! D’abord car la majorité des Républicains ont déjà condamné fermement l’invasion de l’Ukraine – certains d’entre eux s’inscrivant de longue date dans une défiance à l’encontre de la Russie de façon générale –, et soutiennent donc Joe Biden dans sa politique de fermeté vis-à-vis du Kremlin. Et si l’on ajoute à ce pôle républicain, d’autant plus majoritaire que la plupart des trumpistes ont échoué, la majorité des représentants démocrates, on retrouve un fort consensus, notamment au sein de l’incontournable Sénat. Ensuite, le président américain a toujours affirmé qu’il ne dépêcherait pas le moindre soldat en Ukraine, et cela dès décembre 2021. Or la hantise de l’opinion publique, ce n’est pas tant l’ouverture de lignes de crédit à Kiev – indolores et assez théoriques pour le citoyen – que le retour de cercueils recouverts de drapeaux sur des tarmacs d’aéroports militaires. Du reste, même le coût financier de l’engagement militaire des États-Unis sera largement compensé par l’achat massif de matériels militaires flambant neuf dans ses arsenaux par les États européens de l’OTAN. Je ne vois ainsi aucune raison de croire à un infléchissement de la politique russo-ukrainienne de Biden suite à ce scrutin, sachant celle-ci scrutée par… la Chine.  J’ajoute que de toute façon, les prérogatives présidentielles américaines, en matière de défense et d’affaires étrangères, sont telles qu’elles permettent à un locataire de la Maison-Blanche une large autonomie décisionnelle. Le Laboratoire de la République : On s’attendait à une redite de la situation électorale de 2020, avec de nombreuses contestations du scrutin. Ce n’est pas le cas. Est-ce de nature à redorer le blason du modèle démocratique américain au niveau international ? Frédéric Encel : Le « redorer »… pour celles et ceux qui crurent naïvement à l’effondrement de la démocratie US, surtout après l’épisode du Capitole le 6 janvier 2021 ! Pour ma part, je ne cesse de dire et d’écrire que si, effectivement, une part importante de la société américaine exprime un haut degré de rejet de l’État fédéral, des médias et/ou du parti démocrate, les institutions, elles, tiennent fort bien. Tous les corps constitués, de l’armée à la diplomatie en passant par la justice, la vice-présidence (avec Mike Pence, pourtant républicain et évangélique), la police, l’éducation et, last but not least, la Cour suprême (bien qu’ultra-conservatrice), ont immédiatement fait allégeance au nouveau président régulièrement élu dès avant sa prestation de serment en janvier 2021. Et je crois d’ailleurs que l’une des variables principales de prises de décision de nombre de votants – y compris républicains – de voter démocrate (ou de s’abstenir) lors de ces Midterms, aura relevé de cette volonté du plus grand nombre de préserver la démocratie par-delà les sensibilités et convictions politiques. Vous savez, George Washington, James Madison et les autres concepteurs de la remarquable constitution américaine, à la fin du XVIIIème siècle, étaient des protestants (pour certains francs-maçons) profondément méfiants à l’égard des penchants populistes et autoritaristes de l’homme dans l’exercice du pouvoir ; ils voulurent prémunir le nouvel État de cette tendance atavique en bâtissant des institutions solides, un calendrier électoral rigoureux, et un équilibre (« checks and balances ») entre pôles de pouvoir. Nul ne peut sérieusement contester l’efficacité de ce système ! Combien de guerres civiles et/ou de coups d’État se seraient produits ailleurs après un tel déni démocratique d’un candidat sortant au poste suprême ponctué d’un assaut par ses partisans au cœur des institutions ?... Le Laboratoire de la République : Ron De Santis a été élu largement gouverneur de Floride, une victoire qui le propulse comme principal concurrent de Donald Trump dans la course à l’investiture républicaine pour l’élection présidentielle de 2024. La doctrine républicaine est-elle homogène sur les questions internationales ? Frédéric Encel : Oui et non. Je dirais pour schématiser qu’un clivage passe entre nationalistes-isolationnistes à la Trump, et interventionnistes façon, ici, néoconservateurs, là, réalistes à l’image de Kissinger. Mais une fois franchie cette ligne mouvante et poreuse, et lorsqu’un sénateur ou un président républicain élu doit assumer ce que Max Weber appelait « l’éthique de responsabilité », on retrouve une certaine cohérence autour des thèmes suivants : grande fermeté vis à vis de la Russie, de la Chine et de l’Iran avec, corrélativement, soutien à l’Ukraine (et au renforcement de l’OTAN), à Taïwan, et à Israël ainsi qu’aux alliés arabes sunnites du Golfe. Pour le reste, les circonstances géopolitiques d’une part, des sensibilités d’autre part (évangéliques, par exemple), guident ce que vous nommez la « doctrine républicaine », soit en réalité un corps de schéma global. Attention toutefois au prisme des affaires étrangères ; dans l’isoloir, au sein des États démocratiques, les citoyens n’accordent que très rarement la priorité aux questions géopolitiques extérieures, et c’est tout particulièrement le cas aux États-Unis, y compris lors des présidentielles. Le pouvoir d’achat, l’accès aux soins, la sécurité, l’éducation et, le cas échéant, de grands débats sociétaux et éthiques comme l’avortement ; tout cela prime largement l’Ukraine, l’Iran voire la Chine… Docteur en géopolitique habilité à diriger des recherches, maître de conférences à Sciences-Po Paris et professeur à la Paris School of Business. Fondateur/animateur des Rencontres géopolitiques de Trouville sur Mer et des Assises nationales contre le négationnisme, Frédéric Encel a en outre créé la collection « Géopolitiques » aux Presses universitaires de France, et vient de publier Les Voies de la puissance (éd. Odile Jacob, Prix du Livre géopolitiques 2022).

« L’Arménie est à nouveau victime de la géopolitique des empires »

par Tigrane Yegavian le 18 octobre 2022
Tigrane Yegavian, chercheur au Centre Français de Recherche sur le Renseignement (CF2R), est titulaire d’un Master en politique comparée spécialité monde Musulman de Sciences Po Paris et doctorant en histoire contemporaine. Depuis 2015, il publie de nombreux ouvrages sur l’Arménie dont "Arménie, à l’ombre de la montagne sacrée" aux Éditions Nevicata. Il revient pour le Laboratoire sur la situation au Haut -Karabakh et décrypte les relations géopolitiques pour mieux comprendre les enjeux qui se dressent devant nous.
Le Laboratoire de la République : Comment évaluez-vous la situation, le degré de violences actuel dans ce secteur du Haut-Karabagh ? Au regard de la mobilisation de la communauté internationale et la diaspora arménienne avons-nous affaire à une résurgence des années sombres du génocide de 1915 ? Tigrane Yegavian : Ce qui reste du Haut Karabagh arménien, un territoire réduit à sa portion congrue environ 2900 km², relié à l’Arménie par un étroit corridor gardé par les troupes russes d’interposition. La guerre de l’automne 2020 a été particulièrement cruelle, l’usage d’armes prohibées (sous munition, phosphore, etc.) ont eu des effets atroces sur les populations civiles et militaires impactées. A la suite des incursions frontalières de l'Azerbaïdjan en Arménie le 13 septembre 2022, au moins 53 km² de territoire supplémentaire sont passés sous contrôle azéri, en plus de 77 km² près de Verin Shorzha et de 20 km² près du lac Sev contrôlés depuis le printemps 2021. Pour mieux comprendre ce degré de violence inouï depuis 1992 - 1994, il faut avoir à l’esprit que les Azerbaidjanais veulent venger l’humiliation subie par le maintien de larges portions de leurs territoires sous contrôle arménien. Toute une génération a été nourrie au venin de l’arménophobie et de la soif de revanche. Un discours savamment orchestré par le régime Aliyev qui a fait des Arméniens les boucs émissaires de tous les malheurs de l’Azerbaïdjan et n’a pas hésité à les déshumaniser en voulant « les chasser comme des chiens ». En cela on peut dire que la politique azerbaïdjanaise a une dimension génocidaire car sur les territoires repris aux Arméniens ils organisent une politique de nettoyage ethnique systématique doublée d’un ethnocide. Ils détruisent tout ce qui peut rappeler une présence arménienne (églises, pierres tombales, monuments divers…) ; organisent une pression continue sur la population restante en les encourageant au départ. Dans les zones reprises sous leur contrôle partie à Chouchi et à Hadrout, le patrimoine arménien a été défiguré ou détruit en grande partie.  La communauté internationale a ignoré cette guerre ; le principe d’intégrité territoriale a donné un blanc-seing à l’État azerbaïdjanais, alors que nous savons pertinemment que la Turquie étaient aux commandes des opérations. Les Turcs ont non seulement envoyé des mercenaires syriens se faire tuer sur les premières lignes mais ont pris le commandement des opérations aériennes via l’usage de leurs drones bayraktar et l’envoi de forces spéciales. Seuls, face aux Turco Azéris, les Arméniens ont revécu les pires heures de leur histoire dans une indifférence quasi générale.* Le Laboratoire de la République : En quoi l’enjeu de civilisation (culture, religion) est-il posé et serait en danger ? Tigrane Yegavian : La lecture civilisationnelle a été retenue par quelques ONG comme SOS Chrétiens d'Orient et un certains nombre d'intellectuels français. Il existe des rapports comme celui de l’institut Lemkine de prévention des crimes de masse et un autre rapport de l’ONU, qui ont alerté des con-séquences du discours de haine anti arménienne et la volonté d’éradiquer toute trace de cette civilisation. La Turquie, voudrait répliquer au Caucase ce qu’elle a fait en Syrie, pour en chasser les Chrétiens au nord du pays. Depuis 1992-93 Ankara soutient Bakou par un blocus de l’Arménie, en fermant la frontière commune, et fait tout pour dévitaliser le pays, pour l’étouffer. L’Arménie est en danger, car l’Azerbaïdjan, qui lui est largement militairement supérieur grâce à ses revenus pétroliers, a clairement annoncé son intention d’attaquer et de capturer de nouveaux territoires au sud du pays. Je retiens surtout que l’Arménie est à nouveau une victime de la géopolitique des empires. Russes et Turcs se sont entendus pour coopérer sur certains dossiers qui dépassent de très loin la seule région du Caucase du Sud. Le Laboratoire de la République : Peut-on estimer que la Russie dans son effort de déstabilisation souhaite créer le désordre dans le Caucase pour nous déstabiliser, nous européens ?  Tigrane Yegavian : Moscou a conclu un pacte de défense avec l'Arménie en 1997 et y possède une base militaire, elle a déployé des milliers de casques bleus dans la région après un cessez-le-feu en 2020. Cela a réaffirmé son rôle de gendarme et de principal courtier de pouvoir dans la partie volatile de l'ancienne Union soviétique, où la Turquie exerce également une influence croissante grâce à son alliance étroite avec l’Azerbaïdjan. Depuis le déclenchement de la guerre en Ukraine, l’Azerbaïdjan repasse à l’offensive au Karabagh, et grignote les zones arméniennes, avec l’accord de la Russie qui ne veut surtout pas s’aliéner ce partenaire stratégique. La preuve : deux jours avant le début de la guerre, Vladimir Poutine avait reçu son homologue azéri au Kremlin, pour signer un accord sur l’exportation de gaz russe. Bakou et Moscou dont les entreprises publiques de gaz et de pétrole sont activement présentes en Azerbaïdjan, avaient signé un nouveau partenariat pour les exportations de gaz naturel des deux pays, en vertu duquel les Russes pourraient contourner les sanctions via leur partenaire azéri. Le Laboratoire de la République : La proposition de Vladimir Poutine à Recep Tayyip Erdogan de créer un « hub gazier » en Turquie pour exporter vers l’Europe s’inscrit-elle dans cette logique et faire de l’économie des matières premières un argument de négociation politique ? Tigrane Yegavian : L’alliance arméno-russe est imparfaite et dictée par les seuls intérêts de la Russie. La Russie et la Turquie ont renoué avec la rivalité compétitive qui fait d’eux des partenaires et non des al-liés, liés par une commune volonté de maintenir l’Occident à l’écart de leurs zones d’influence qu’ils se partagent de la Libye au Caucase. Nous évoluions dans un monde de plus en plus dangereux et instable car il n’y a plus de systèmes d’alliances mais des partenariats extrêmement volatils et fluctuants au fil des opportunités. La guerre de 2020 a acté la mise à mort du groupe de Minsk et le retrait des Occidentaux du règlement du conflit pour en faire un condominium russo-turc. Il ne s’agit pas, selon moi, d’un conflit bilatéral l’Arménie et l’Azerbaïdjan, mais bien d’un conflit mondialisé, d’une sorte de « billard à plusieurs bandes » entre grandes puissances impérialistes -la Russie et la Turquie- dans lequel l’Arménie fait figure de monnaie d’échange, ou de variable d’ajustement. En cela, l’Arménie peut disparaître comme État, car elle sera avalée par la géopolitique des empires. En 2020, à la faveur du conflit au Karabagh, où elle s’est refusée à intervenir, la Russie a obtenu ce qu’elle n’avait pu gagner en 1994, au moment de la première guerre du Karabagh : une force d’interposition, prétextant qu’il y ait une population civile à défendre. Mais, loin de vouloir défendre les Arméniens du Karabagh, Moscou veut avoir un levier de pression sur Bakou et revenir en force dans son « étranger proche », cette zone d’influence traditionnelle où elle est présente depuis le tout début du XIXe siècle. Moscou récupère ce qu’elle considère comme sa zone d’influence. Mais aux yeux des Azéris, il s’agit d’une force d’occupation. Le Karabagh est devenu une province russe sans statut, où le russe est désormais deuxième langue officielle, une sorte de protectorat à l’instar de la Transnistrie en Moldavie (non reconnu par Moscou) ou encore de l’exclave de Kaliningrad. Haut-Karabakh : comprendre ce conflit centenaire qui embrase les relations entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie (lemonde.fr)

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