Rubrique : Défi géopolitique

Rébellion du groupe Wagner contre Moscou, un semblant de coup d’état ?

par Christian Lequesne le 29 juin 2023
Vendredi dernier, Evguéni Prigojine et son groupe paramilitaire russe Wagner sont entrés en rébellion armée contre Moscou après avoir accusé l'armée russe d'avoir mené des frappes meurtrières sur des camps de ses combattants. Christian Lequesne, ancien directeur du CERI, professeur de sciences politiques à Sciences Po Paris et membre du comité scientifique du Laboratoire de la République, analyse ce soudain revirement de situation qui n'a duré que vingt-quatre heures mais qui a remis en cause l'invulnérabilité de Vladimir Poutine.
Le Laboratoire de la République : Complot intérieur, machination des services secrets, diversion militaire…Près d’une semaine après les faits, quel sens donner à l’évènement ? Christian Lequesne : Il est difficile de lui donner un sens définitif. On s’interroge encore. Mais il semblerait que l’enjeu fut pour le chef des Wagner, Prirogine, de résister à l’absorption de ses mercenaires dans les troupes du ministère de l’Intérieur. D’où les mots très durs pour le ministre de la Défense, Choïgou, et pour le chef d’état major, le Général Guerassimov. Certains officiers n’aimant pas ces deux derniers, comme le Général Sourovikine, en ont profité pour appuyer Wagner. Ils reculent aujourd’hui, car Poutine est en train de reprendre la situation en mains. Le Laboratoire de la République : C’est la première fois depuis son arrivée au Kremlin que le pouvoir de Vladimir Poutine vacille. L’échec de Wagner va-t-il selon vous l’affaiblir ou au contraire le renforcer ? Christian Lequesne : Il est évident que c’est un affaiblissement. Dans un pays qui continue d’entretenir le culte du chef à la tête de la nation, toute contestation du chef se transforme en diminution de pouvoir. D’où la forte présence médiatique de Poutine depuis quelques jours sur le front de la guerre. Il commente les avancées russes, les pertes militaires etc. avec un sens du détail nouveau. Tout ceci pour bien montrer à l’opinion russe qu’il contrôle la situation. Il ne serait pas étonnant qu’il décide de faire monter la pression en termes de terreur. L’attaque du restaurant à Kamarotsk, qui a fait 10 morts et 61 blessés, peut être lu ainsi. Le Laboratoire de la République : Evgueni Prigojine pourrait-il jouer un rôle dans les mois ou années à venir en Russie ?  Christian Lequesne : Difficile à dire avec précision. Il est semble-t-il réfugié à Minsk où le président biélorusse l’aurait accueilli avec l’idée de jouer un rôle de médiateur avec Poutine. Les Wagner sont retournés au combat. Poutine, après avoir fustigé les traitres, a dit qu’il n’y aurait pas de poursuite. Prirogine à mon avis n’aura pas de rôle dans l’appareil d’Etat mais continuera à monayer ses services en faisant monter un peu les enchères. N’oublions jamais que derrière Wagner, il n’y a pas que des sentiments nationalistes. Il y aussi des intérêts financiers qui se traduisent en espèces sonnantes et trébuchantes pour leur chef. L’accès accru aux ressources minières en Afrique peut être une compensation. Le Laboratoire de la République : Comment pourrait finir le règne de Poutine ? Le scénario du putsch militaire est-il le plus probable ? Christian Lequesne : Je n’y crois pas de la part des militaires de l’armée régulière, mais de la part d’un groupe mercenaire comme Wagner, personne ne peut l’exclure. C’est dans le fond ce que Prirogine a tenté, sans que nous sachions s’il était décidé à aller au bout ou s’il voulait simplement faire monter la pression pour négocier son indépendance. Je pense que dans un pays comme la Russie, une « révolution de palais » n’est jamais à exclure, mais je verrai cela plutôt comme le fait de certains politiciens qui considèreraient Poutine « épuisé » en association avec des officines de renseignement. Mais une fois encore, je ne crois pas que nous en soyons là, comme la reprise en mains par Poutine l’a montré. Ce scénario serait plus probable si l’offensive ukrainienne réussissait à reprendre de grandes parts de territoire, donnant l’impression au peuple russe que le pays perd vraiment la face. Pour l’instant, une bonne partie de l’opinion russe, abreuvée par la seule télévision d’Etat, continue de croire que la Russie va gagner contre les fascistes ou les néonazis.

Turquie : une victoire d’Erdogan et un pays divisé

par Tarik Yildiz le 30 mai 2023
Recep Tayyip Erdoğan a été réélu, ce dimanche 28 mai, à la présidence de la république de Turquie. Cette victoire cache un pays profondément fracturé, selon Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).
Le second tour de l’élection présidentielle en Turquie vient d’avoir lieu avec la victoire d’Erdogan qui se dessine autour d’un score de 52% contre 48% pour son opposant. Quels enseignements pouvons-nous tirer de ce scrutin ?Pour la première fois de son histoire, la Turquie a connu un second tour lors de l’élection de son président. Deux Turquie se sont affrontées dans les urnes dans ce qui s’est apparenté à une sorte de référendum.D’une part, le camp du président actuel qui représente celui d’un mouvement conservateur et religieux. Il est hérité d’une longue tradition que l’on pourrait faire remonter à l’empire Ottoman, qui veut concilier religion et pouvoir politique fort. Cette tendance s’est souvent imposée dès lors que le peuple avait librement la parole. Après la période de laïcisation pour partie forcée d’Atatürk, les élections ont généralement mis en évidence cette sensibilité politique qui a été canalisée voire empêchée par ce que l’on a pu appeler « l’Etat profond », les militaires ou les institutions judiciaires du pays.D’autre part, Kemal Kiliçdaroglu à la tête du CHP (parti républicain du peuple, parti fondé par Atatürk), mouvement kémaliste qui, s’il reste plébiscité par une partie non négligeable de la population, est toujours confronté à une sorte de « plafond de verre ». Les soutiens du CHP ont rarement dépassés les 25 à 30% au sein du pays : populations attachées à une forme de laïcité, minorités religieuses… C’est pourquoi le CHP a tenté d’incarner le « tout sauf Erdogan » en constituant une large coalition iconoclaste, allant de ce que l’on pourrait qualifier de partis « ultra nationalistes » à d’anciens proches d’Erdogan.Les Turcs ont décidé de poursuivre avec Erdogan mais les résultats illustrent une polarisation extrêmement forte. Dans votre dernier article publié dans le journal Le Monde, vous prédisiez un second tour tout en n’excluant pas une victoire de l’opposition. Quels sont les ressorts du vote en Turquie ?Je prédisais en effet un second tour, ce qui constitue déjà un évènement historique à l’échelle de la vie politique turque. J’indiquais que, contrairement à ce beaucoup prétendaient, une alternance est possible en Turquie comme cela a été démontré lors des élections municipales qui ont vu Istanbul ou Ankara basculé dans le camp de l’opposition. La transformation du régime ainsi que l’élection du président de la République au suffrage universel à 2 tours rendaient en effet une alternance possible, contrairement aux précédentes élections (le régime parlementaire prévoyait une prime pour le premier parti).Cependant, étant donné le score lors du premier tour et surtout le ralliement à Erdogan de l’un des candidats malheureux (Sinan Ogan qui avait obtenu plus de 5%), la probabilité d’une victoire du président sortant était plus importante. Le report de voix n’a par ailleurs pas été purement « mathématiques », les résultats sont relativement serrés au regard de l’histoire politique turque.En Turquie, la population vote d’abord pour ce que les candidats sont, ce qu’ils incarnent plus que pour ce qu’ils proposent. Kiliçdaroglu a pâti de cela, lui qui est issu d’une minorité religieuse et qui porte l’héritage du parti kémaliste. Les autres facteurs ne sont évidemment pas neutres : Erdogan représente la stabilité, le mouvement de libéralisation et de démocratisation des années 2000, le prestige retrouvé de « l’homme malade de l’Europe » sur la scène internationale et un développement économique sans précédent. Le président actuel a par ailleurs bénéficie d’une visibilité médiatique très déséquilibrée. Désormais, à quoi faut-il s’attendre en Turquie ?Le pays est profondément fracturé et l’on ne peut pas le résumer à une sorte de clivage « droite-gauche ». Le candidat de l’opposition apparaissait par exemple comme bien plus virulent concernant le sort des réfugiés en Turquie : ce dernier souhaitait les renvoyer dès que possible alors que le président actuel se montrait plus conciliant au nom d’une fraternité religieuse. Il existe cependant de véritables clivages concernant la pratique du pouvoir et les libertés individuelles.Désormais, l’enjeu principal réside dans l’évolution de l’exercice du pouvoir : l’exécutif sera-t-il en mesure de prendre en considération cette « deuxième Turquie » et ses requêtes qui représente presque la moitié de la population ? La stratégie autoritaire sera-telle remise en cause ?Rien n’est moins sûr. Le contexte géopolitique, économique avec une inflation importante et une devise pas toujours stable ainsi que l’« effet de cour » peuvent fortement influencer les prochains mois. En dehors d’un évènement exceptionnel (qui est souvent arrivé dans la vie politique turque comme un fait politique majeur ou la dégradation de l’état de santé du dirigeant), la prochaine élection présidentielle est prévue en 2028 : il faudra composer avec celui qui est à la tête du pays depuis plus de 20 ans et qu’une bonne moitié de la Turquie continue de plébisciter.

Elections en Turquie : enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques

par Aurélien Denizeau le 12 mai 2023
Dimanche 14 mai, auront lieu les élections présidentielles et législatives turques. Alors que Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans, un changement d’administration est envisageable. Le pays est confronté à un pouvoir autoritaire s’islamisant, une crise démocratique, économique et sociale sans précédent causée par les récents tremblements de terre ayant fait plus de 50 000 morts. Sur le plan géopolitique, il est au carrefour entre l’Occident et l’Orient et en équilibre diplomatique permanent dans la guerre en Ukraine. Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques et relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie, analyse les enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques dans le cas où le président sortant reste au pouvoir ou si l’opposition l’emporte.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux des élections en Turquie ?  Aurélien Denizeau : Le principal enjeu de l'élection présidentielle en Turquie est relatif à la poursuite - ou non - du modèle ultra-présidentialiste dominé par Recep Tayyip Erdoğan. En personnalisant sans cesse davantage le régime, le président turc a concentré tous les débats sur sa personne et sur les pouvoirs qu'il s'est fait attribuer. Une victoire lui permettrait de poursuivre dans cette voie et de consolider son pouvoir personnel ; à l'inverse, sa défaite signerait un désaveu, et mettrait un coup d'arrêt à cette personnalisation du régime. Il est important de noter que, pour autant, le retour au régime parlementaire, voulu par l'opposition, ne se réaliserait sûrement pas dans un court terme : en effet, une nouvelle réforme constitutionnelle nécessiterait soit l'obtention d'une large majorité à l'Assemblée (qui semble hors d'atteinte pour le moment), soit la tenue d'un référendum, à haut risque politique. De ce fait, une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ne se traduirait pas un changement de régime immédiat, mais davantage par l'ouverture d'une période de transition marquée par des négociations entre les partis politiques représentés à l'Assemblée.  Un autre enjeu relatif à ces élections est la redéfinition des rapports de force entre les différentes tendances politiques. Les coalitions qui se sont construites, soit pour soutenir, soit pour combattre le président Erdoğan résisteront-elles aux résultats du scrutin ? Quel poids peut espérer jouer la mouvance pro-Kurde, qui cherche à jouer le rôle d'arbitre au Parlement ? Les nationalistes, fracturés en divers partis aux allégeances variées, peuvent-il entamer un rapprochement ? Il faudra scruter non seulement les scores des candidats à l'élection présidentielle et des coalitions qui les soutiennent mais, également, à l'intérieur même de ces coalitions, les résultats obtenus par chaque parti.  Le Laboratoire de la République : Quelles sont les forces en présence ? Une alternance semble-t-elle possible ?  Aurélien Denizeau : Le président Recep Tayyip Erdoğan est soutenu par l’Alliance du Peuple, une coalition construite autour de son parti, l’AKP, de tendance islamo-conservatrice, et le parti nationaliste MHP. Cette coalition possède une cohérence idéologique relative, de type national-conservatrice, et s’appuie sur un socle électoral de plus de 40% des voix. Face à lui, son principal adversaire Kemal Kılıçdaroğlu, est le candidat de l’Alliance de la Nation. Cette coalition repose sur six partis très divers : le CHP, le parti kémaliste historique, dont Kılıçdaroğlu assure la présidence ; le İYİ, un parti nationaliste dissident du MHP ; le Saadet, le parti islamiste historique ; le Demokrat Parti, libéral-conservateur ; et deux partis fondés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, le DEVA d’Ali Babacan (ancien ministre de l’Économie) et le Gelecek d’Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre). Cette coalition d’opposition est créditée de plus de 45% des voix ; elle peut arriver au pouvoir et permettre une alternance. Le problème est qu’elle est très hétéroclite en termes idéologiques ; un scénario à l’israélienne n’est donc pas à exclure : les partis alliés risquent de se déchirer en raison de leurs divergences idéologiques, permettant à terme le retour du dirigeant qu’ils avaient voulu renverser. En d’autres termes, même en cas de victoire, le succès de l’opposition n'est pas garanti. Ajoutons enfin que des forces alternatives vont également chercher à peser sur le scrutin. Le parti pro-Kurde et progressiste HDP soutient Kemal Kılıçdaroğlu pour la présidentielle, mais va jouer sa propre stratégie aux législatives et tâchera d’obtenir un groupe parlementaire pour devenir une force d’appoint indispensable. Le candidat nationaliste Sinan Oğan et le kémaliste Muharrem İnce, issu du CHP, vont se disputer le rôle de « troisième homme » du scrutin. La complexité de ce paysage politique rend toute prédiction difficile pour l’avenir. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences géopolitiques possibles ? Aurélien Denizeau : Même si les partenaires de la Turquie scrutent ce vote avec intérêt, en réalité, la politique étrangère n’est pas un enjeu fondamental cette fois-ci. Les grandes décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan au cours des dernières années (neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; soutien à l’Azerbaïdjan face aux Arméniens du Haut-Karabagh ; modernisation du matériel militaire…) font globalement consensus au sein de la société turque, car elles sont perçues comme répondant aux intérêts nationaux de la Turquie. Il est probable que sur la forme, l’opposition voudra marquer sa différence, et que quelques changements à la marge sont à prévoir : rapprochement avec les partenaires occidentaux ; réconciliation accélérée avec la Syrie de Bachar al-Assad ; retrait relatif des forces turques de Libye. Surtout, le ton devrait changer : plus de diplomatie, moins de provocations.Toutefois, plusieurs annonces de Kemal Kılıçdaroğlu, par exemple au sujet de projets communs avec la Chine, laissent à penser que la Turquie ne retournera pas dans une logique de bloc occidental. L’idée de diplomatie d’équilibre, multidirectionnelle, sans alliance contraignante, fait aujourd’hui consensus dans le pays. Passer les premiers signaux envoyés à l’Occident (notamment dans l’espoir d’une aide économique conséquente, au vu de la situation difficile du pays), il est probable que la dure logique des intérêts nationaux reprendra le dessus.  Le Laboratoire de la République : Plus particulièrement, les liens avec la France pourraient-ils être modifiés ? Aurélien Denizeau : Kemal Kılıçdaroğlu est réputé francophile, il a vécu en France et parle un peu le français. Il n’entretient pas avec Emmanuel Macron la relation de rivalité réciproque que l’on observe chez le président Erdoğan. On peut donc escompter une période de réchauffement des relations diplomatiques. Un changement possible en cas d’alternance serait l’arrêt du soutien turc à des groupes islamistes et/ou communautaristes présents sur notre sol ; ce permettrait indéniablement l’amélioration des relations bilatérales. Toutefois, il ne faut pas être naïf : en Afrique aussi bien que dans le Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la Turquie continuera de défendre ce qu’elle perçoit comme ses intérêts nationaux. Des désaccords peuvent donc persister, même s’ils seront peut-être gérés de manière plus discrète et moins brutale.

Extension du domaine de la guerre

par Jean-François Cervel le 7 avril 2023 Cervel
Jean-François Cervel, ancien inspecteur général de l'Éducation nationale, ancien directeur du Cnous (Centre national des oeuvres universitaires et scolaires) et membre de la commission géopolitique du Laboratoire de la République nous éclaire sur la situation géopolitique d'aujourd'hui. Selon lui, l’évolution des évènements internationaux au long des dernières semaines confirme l’inéluctable montée d’une logique d’affrontement entre le bloc des démocraties libérales et le bloc des régimes totalitaires.
Vladimir Poutine vient de dire clairement quels étaient ses objectifs lorsqu’il a engagé la guerre contre l’Ukraine. Par-delà les occupations territoriales, il s’agissait d’empêcher que l’Ukraine ne rejoigne le camp des démocraties libérales. Il s’agissait de défendre le camp des valeurs traditionnelles contre le camp de la décadence occidentale. Il s’agissait de réintégrer l’Ukraine dans le giron du grand Empire euro-asiatique défenseur de l’ordre traditionnel. Comme la Biélorussie, l’Ukraine devait redevenir une province de cet empire anti-libéral, de même que les Etats du Caucase et la Moldavie. L’ennemi de Vladimir Poutine, c’est l’Occident libéral. Il affirme clairement qu’il s’agit d’un affrontement global, de puissances, de systèmes et de valeurs. C’est lui qui le dit, démentant ainsi le discours des « réalistes » occidentaux essayant de trouver des excuses à la guerre engagée par le pouvoir russe contre l’Ukraine. Les actions de déstabilisation menées contre la Géorgie et la Moldavie afin de s’opposer à la volonté d’une majorité des populations de ces pays de rejoindre l’Union européenne, s’inscrivent dans le droit fil de cette volonté. La Russie a entamé une guerre complète et inexpiable contre l’Occident libéral considéré comme un ennemi global. En témoignent outre la mise en œuvre d’une guerre particulièrement destructrice, des décisions symboliques comme le retrait de la Russie du processus de Bologne en matière de diplômes d’enseignement supérieur ou la réaffirmation d’une « politique éducative patriotique ». La décision qui a été prise par Vladimir Poutine d’engager une guerre de destruction massive en Ukraine apparait donc clairement comme une décision stratégique. Le conflit sera, de ce fait, de longue durée et la Russie s’organise pour développer son économie de guerre à long terme autour des ressources énergétiques, du complexe militaro-industriel et de ses alliances internationales. Elle bénéficie pour cela, en effet, de ses relations chaque jour renforcées avec l’ensemble des régimes totalitaires qui affichent la même hostilité au système de valeurs libérales au premier rang desquelles le parti communiste chinois et le régime islamique iranien. Le parti communiste chinois vient de réaffirmer clairement son dispositif de dictature en renforçant sa mainmise sur l’ensemble de l’appareil d’Etat et sur l’ensemble du tissu économique. Dans la plus totale opacité, de nouveaux dirigeants ont été désignés par les instances du Parti et le pouvoir sans partage de Xi Jin Ping a été encore renforcé. Son discours a été aussi d’une grande limpidité. Il est violemment et intégralement anti-libéral, sur tous les plans, économique, politique, culturel, idéologique. Il veut un nouvel ordre mondial, dirigé selon les règles du système dictatorial chinois. Ce discours n’est pas nouveau puisque les dirigeants chinois l’affichent depuis longtemps mais il est réaffirmé avec la plus grande brutalité. L’Iran a rejoint cet axe russo-chinois et développe ses liens avec ses deux grands partenaires comme en témoignent les accords signés en matière économique et militaire et les déplacements des plus hauts dirigeants dans chacun de ces pays. Cet ensemble étend à très grande vitesse sa mainmise sur le reste du monde en s’appuyant sur ses états vassaux déjà existants et en faisant basculer dans son camp nombre de pays qui se voulaient non-alignés. Comme à l’époque de la guerre froide une compétition acharnée est engagée sur tous les continents entre le bloc totalitaire et le bloc occidental. Sous prétexte de « désoccidentaliser » le monde, les puissances totalitaires installent leur propre domination en Afrique, en Asie, en Amérique latine. Les provocations militaires de la Corée du Nord participent de cette pression sur l’occident de même que l’aide à la nucléarisation de l’Iran. L’accord qui vient d’être signé, à Pékin, ce vendredi 10 Mars, entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, sous l’égide de la Chine, témoigne de manière aveuglante de ce rapprochement entre régimes autoritaires, autour de la Chine, contre les Etats-Unis et l’occident. Mohamed ben Salman a choisi son camp, celui des régimes totalitaires. Ce n’est pas une surprise puisqu’il partage leur idéologie et qu’il avait déjà montré tout le mépris qu’il a pour les valeurs occidentales et pour les Etats-Unis. Mais c’est une alerte majeure pour les occidentaux et notamment pour les Etats-Unis alliés traditionnels des pays de la péninsule arabique puisque l’Arabie, comme la Turquie avant elle, n’hésite pas, désormais, à acheter des armes chinoises sophistiquées. La pression est donc présente partout. La France la subit, au premier chef, en Afrique mais l’Europe est en première ligne notamment tout autour de la Méditerranée et au Proche-Orient. Dans ce contexte, pouvons-nous continuer à être dans une logique sinon de coopération internationale - comme pendant toute la période dite de « mondialisation » - mais au moins de coexistence pacifique comme semble le défendre le pouvoir chinois ? Quand les pays totalitaires manifestent une telle volonté d’agression et de destruction du système libéral cela semble difficile à envisager. Peut-on faire confiance à des régimes dictatoriaux pour organiser des échanges économiques honnêtes  et, au-delà, une véritable gouvernance raisonnable du monde ? On ne peut qu’en douter. L’affrontement est donc ouvert. Il va utiliser tous les moyens et se développer dans tous les champs. On le voit clairement en matière économique où le pouvoir chinois joue des énormes investissements engagés par les entreprises occidentales sur le territoire de la Chine. On le voit en matière monétaire avec la volonté d’utiliser de moins en moins les devises occidentales et d’organiser un système de paiements propre au bloc eurasiatique. Mais le domaine essentiel sera celui des sciences et des techniques et notamment de leurs applications militaires. La compétition en ces domaines est ouverte de longue date et ne fera que s’accentuer comme le montre la course en matière d’intelligence artificielle ou dans le domaine spatial et, plus généralement, dans tout le champ des techno-sciences où la compétition pour la prééminence est acharnée. Il faudra donc redoubler d’attention pour protéger les compétences occidentales en ces domaines. Loin d’être des champs d’action collective commune, la lutte contre le changement climatique et la protection de l’environnement seront des éléments de l’affrontement global. Cet affrontement sera de longue haleine. La seule question aujourd’hui est de savoir lequel des deux systèmes s’effritera le premier, les deux ayant des forces et des faiblesses. On voit bien que, lorsqu’elles sont en capacité de s’exprimer, les populations des pays totalitaires demandent la liberté et la démocratie comme l’ont montré les oppositions à Hong Kong, en Iran ou en Biélorussie. Mais la puissance coercitive des régimes totalitaires est telle que ces oppositions pacifiques et, par définition, inorganisées, n’ont guère de chances de faire changer les choses si elles ne sont pas soutenues par l’alliance des pays libres. D’où l’importance du soutien à l’Ukraine et à la Moldavie, aujourd’hui en première ligne de cette guerre. D’où l’importance de la défense de la liberté de choix pour Taiwan. D’où l’importance du soutien à la lutte des femmes partout où elles sont soumises à des régimes despotiques. Tout recul en ces domaines sera une victoire pour les puissances totalitaires. On sait bien qu’il faudrait sortir collectivement d’une logique de puissance pour affronter les problèmes communs à l’ensemble de l’Humanité. Mais on ne peut le faire aujourd’hui face à des régimes qui veulent imposer leur modèle totalitaire. Il faut donc continuer à défendre fermement les valeurs du système démocratique libéral face à cette organisation mondiale des pays anti-libéraux. Encore faut-il que les populations des pays occidentaux comprennent la situation d’affrontement dans laquelle nous nous trouvons et prennent la mesure des redoutables conséquences de cette situation que nous allons devoir gérer. Il est inquiétant de constater qu’aucun parti politique ne veut le dire clairement aujourd’hui, entretenant l’illusion que tout peut continuer comme avant alors que les équilibres du monde sont en train de changer sous nos yeux et à notre détriment. Ecrit le 15 mars 2023

TikTok : face aux services de renseignement chinois, l’urgence d’une prise de conscience européenne

par Michel Guérin le 3 avril 2023 tik tok
Après la menace d’être interdite aux Etats-Unis et désormais, en Europe, l'application chinoise de vidéos courtes, TikTok, particulièrement populaire auprès des jeunes, est soupçonnée d'espionner notre vie privée et de récolter des données sensibles pour le compte de Pékin. Le Laboratoire de la République a demandé à Michel Guérin, ancien inspecteur général de la DGSI et ancien professeur à Sciences Po, de nous éclairer sur les objectifs technologiques des services de renseignement chinois.
Le Laboratoire de la République : la Chine apparaît depuis deux décennies comme une puissance montante dans les conflits du cyberespace. Quels sont ses objectifs ? Doit-on s'inquiéter de son influence grandissante ? Michel Guérin : La Chine veut égaler la puissance américaine et à terme la dépasser. Compte tenu de l'importance prise par le numérique dans nos sociétés, cette quête passe par la maîtrise de l'internet. D'abord au niveau intérieur, afin de contrôler la sphère domestique, d'où la volonté d'atteindre la souveraineté. Puis, il s'agit d'étendre, si possible, son influence le plus loin possible au plan international. Il faut reconnaître que les résultats sont d'ores et déjà spectaculaires puisqu'à côté des géants nord-américains, les fameux GAFAM (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), on parle maintenant des BATX (Baidu, Alibaba, Tencent, Xiaomi). Les premiers sont pratiquement voire totalement absents en Chine, alors que les seconds, maîtres chez eux, se développent en Asie et espèrent partir à l'assaut de l'Occident, bénéficiant d'un soutien du régime chinois très important. Tout le monde sait que le Parti communiste chinois veut faire de son pays une super-puissance cyber. J'ajouterai la toute première... car les Chinois ont compris qu'ils n'auront pas la suprématie mondiale s'ils ne gagnent pas la bataille du cyber. Le Laboratoire de la République : Le rapport de l'Institut de recherche stratégique de l'Ecole militaire (Irsem) montre l'ampleur des réseaux d'influence développées par la Chine. La France ainsi que ses alliés (ex : l'Union européenne) ont-ils les moyens de les combattre ? Michel Guérin : La question n'est pas de savoir si on a les moyens mais si on a la volonté de se les donner. Cela commence par la nécessité d'une prise de conscience qui, n'en doutons pas, après quelque retard à l'allumage, est apparue, le rapport de l'Irsem en étant un bel exemple. Il convient de sortir d'un certain angélisme que nos sociétés occidentales, surtout européennes, ont manifesté trop longtemps vis-à-vis de l'Empire du milieu. L'appât du gain, la perspective d'accéder à un marché fabuleux ne peuvent pas tout expliquer, d'autant qu'ils se sont avérés bien trop souvent chimériques, ou à tout le moins semés d'embûches. Dans le monde contemporain, les Etats sont engagés dans une compétition féroce où les coups bas sont fréquents. A cet égard, le renseignement et la recherche d'appuis et de vecteurs pour diffuser sa vérité et étendre son influence jouent un rôle primordial. Pour les contrecarrer, la première chose est de les connaître. Cela est le rôle des services de renseignement qui alertent. Ensuite, il faut que leurs mises en garde soient entendues par les décideurs et qu'apparaissent une prise de conscience au niveau des opérateurs, économiques ou autres, via une bonne sensibilisation. Selon l'adage disant qu'une personne avertie en vaut deux, il convient alors d'adopter la bonne attitude ou prendre des mesures adéquates afin d'éviter que toutes ces actions d'influence, de propagande ou de pénétration réussissent.  Alors, oui, les moyens existent ! Le Laboratoire de la République : Les institutions fédérales américaines, la Commission européenne, le Parlement européen et plusieurs gouvernements occidentaux ont interdit le réseau social chinois TikTok sur les appareils professionnels, invoquant des inquiétudes en matière de sécurité des données. Quel est le poids du renseignement dans les conflits modernes ? Quelles évolutions avec les réseaux sociaux ? Michel Guérin : De tout temps, le poids du renseignement dans les conflits a été important. Si sa présence était souvent occultée, ce n'était pas à cause d'une absence mais d'un manque d'intérêt des chroniqueurs pour cette chose par nature cachée et donc se prêtant mal à la lecture et à l'analyse. Les choses ont évolué avec l'apparition des intelligence studies, et maintenant tout le monde a bien conscience de son rôle. Il est même considéré primordial dans certains domaines comme celui de la lutte contre le terrorisme que l'on considère comme une "guerre de renseignement". En effet, sans renseignement, on ne peut anticiper, prévenir ou neutraliser. Sans renseignement on est sourd et aveugle. L'apparition des réseaux sociaux n'a rien changé fondamentalement, elle a simplement modifié la donne, le renseignement s'y adaptant et s'en servant à la fois dans ses modes offensif et défensif. Ainsi, si on peut redouter, au plan technique, la mise en place de back doors et autres dispositifs permettant, dès lors qu'ils sont installés sur un appareil, de "pomper" les données que celui-ci contient, ils peuvent être utilisés comme supports pour des actions classiques de renseignement. Par exemple, c'est le cas pour l'approche ou le recrutement de sources humaines, comme l'ont récemment indiqué des informations parues dans les médias concernant l'utilisation, afin d'arriver à leurs fins, de Linkedln  par les SR chinois, avec la création de profils fictifs, ou Leboncoin par les SR russes. Servant de vecteurs aux célèbres fake news, qui ne rélèvent ni plus ni moins que de la très classique désinformation, les réseaux sociaux ont été également abondamment utilisés, et continuent de l'être, par les organisations djihadistes pour leur propagande et leur recrutement.

Il était une fois Antioche

par Tarik Yildiz le 6 mars 2023
Il y a un mois, le 6 février 2023, la Turquie était victime de deux séismes dévastateurs et meurtriers. Plus de 50 000 personnes auraient perdu la vie. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle), né de parents d’origine turque, témoigne de l’ampleur des destructions à Antioche, le « berceau des civilisations ».
Les habitants aiment rappeler aux visiteurs qu’Antioche est « le berceau des civilisations ». On vante les vestiges de l’empire Romain, le seul village arménien de Turquie, la présence d’une des rares synagogues d’Anatolie, d’églises variées –comme la fameuse grotte Saint-Pierre-, de lieux de culte divers respectés par tous… Une « mosaïque de peuples » compose cette ville si particulière érigée en modèle de tolérance par tous ceux qui l’ont côtoyée. Ce petit havre de paix, cette parenthèse en plein Moyen-Orient où l’on se croit tantôt à Rome tantôt dans le vieux Paris des ruelles tortueuses, dans laquelle personne ne se mêle de la confession des autres, où il n’est pas rare de voir des groupes d’amies se promener en pleine nuit tellement les environs transpirent la tranquillité, a été terriblement touché –tout comme de nombreuses autres provinces de Turquie et de Syrie- par les tremblements de terre du mois de février. Une douceur de vivre qui laisse sa place au tragique Le bilan provisoire de près de 50 000 morts pourrait avoisiner les 100 000, dont une part non négligeable concerne Antioche. Les répliques continuent de secouer la ville désormais fantôme. Les habitants qui ne veulent ou ne peuvent quitter les lieux dorment dans des voitures, des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des conteneurs de fortune. Des familles entières ont disparu sous les décombres. Des miraculés se retrouvent orphelins, seuls survivants de fratries souvent nombreuses. Les uns se demandent pourquoi ils ont survécu, les autres prient le ciel de leur donner le courage de continuer à vivre. On ne croise plus que des soldats en patrouille dans cette ville rebelle et profondément laïque. La mort est visible dans tous les recoins de la région : le contraste avec cette cité où la douceur de vivre s’exprimait partout, du climat jusqu’au caractère des habitants, est terrifiant. Plus de chants, plus de gastronomie si raffinée qui embaume l’air des rues, plus de joie de vivre… Seuls le paysage lointain et ses monts fertiles tiennent encore debout, semblant contempler le désastre avec gravité. Une solidarité française appréciée, qui pourrait être encore plus forte A la fin des années 1920, le capitaine Pierre May, évoquant la population locale, indiquait : « Tâche délicate que celle de vouloir lever le voile qu’il s’est imposé jusqu’à ce jour […]. Tâche délicate que de parler de ceux qui n’aiment pas que l’on parle d’eux ». Cette même pudeur se lit sur les visages dignes des rares passants endeuillés près de cent ans après l’écriture de ces lignes. Ceux qui quittent la ville ont parfois honte de dire qu’ils viennent d’une zone sinistrée, souhaitant éviter de lire la pitié dans les yeux de leurs interlocuteurs, pourtant bienveillants. La France, comme d’autres pays, a fait preuve de solidarité dès les premiers instants. Des équipes françaises ont aidé à sortir les cadavres de sous les décombres, permettant d’acter la douloureuse réalité pour les proches. Au-delà d’une aide supplémentaire globale permettant à certaines familles de Turquie de séjourner quelques semaines en France le temps de bâtir de nouveaux foyers (possibilité offerte par d’autres pays européens), la profondeur des liens entre la France et la région pourrait suggérer des actes encore plus forts pour aider à la restauration (monuments historiques, mosaïques romaines et autres constructions antiques…). « Passer quelques semaines en dehors de la ville pour surmonter le deuil, oui, mais nous ne pouvons vivre durablement qu’ici » répètent en cœur les victimes qui n’ont qu’une seule obsession : reconstruire la cité et son patrimoine. Dans une des rues du centre-ville, on peut encore lire cette citation du poète Nâzim Hikmet entre les fissures : « Vivre comme un arbre, seul et libre. Vivre en frères comme les arbres d'une forêt ». Espérons qu’Antioche -comme les autres régions touchées-, renaîtra de ses cendres pour exposer au monde son paysage humain, aussi divers et libre qu’unique. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).

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