Auteur : Marie-Hélène Bérard

UKRAINE : COMMENT L’UNION EUROPÉENNE POURRAIT S’IMPOSER COMME PUISSANCE ?

par Galia Ackerman , Marie-Hélène Bérard le 26 janvier 2022 photo de soldats au front
"L'Europe, quel numéro de téléphone ?" avait questionné Henri Kissinger en 1970. Un demi-siècle après, l'Europe se trouve de nouveau exclue des négociations internationales dans le dossier ukrainien. Regards croisés sur la situation avec Marie-Hélène Bérard et Galia Ackerman.
Le Laboratoire de la République : Quel est votre regard sur la place de l’Union Européenne (UE) aujourd’hui ?  Galia Ackerman : L’UE doit être beaucoup plus affirmative vis-à-vis de la Russie. Le pouvoir russe a tendance à considérer que l’Ukraine est un terrain de conflit entre les États Unis et la Russie, non pas entre la Russie et l’Ukraine, ni entre l’UE et la Russie. Aux yeux des Russes, l’UE n’a pas de place dans cette équation. La Russie propose deux traités : l’un est destiné aux États Unis, l’autre est destiné à l’OTAN. Bien sûr, l’UE fait partie de l’OTAN mais aux yeux du régime russe, les États Unis représentent la partie dominante de l’OTAN. Vladimir Poutine aimerait revenir au temps de la guerre froide lorsqu’il y avait deux blocs : l’Union Soviétique contre les États-Unis. Comme cela est un fantasme et non pas la réalité, l’UE, et notamment le président Macron puisqu’il la préside aujourd’hui, doivent être beaucoup plus affirmatifs et ne pas permettre que des négociations sur la sécurité européenne, et sur le conflit potentiel en Ukraine, se déroulent sans la participation de l’UE. Il ne faut pas oublier que l’Ukraine se trouve géographiquement au milieu de l’Europe, et non pas au milieu des États Unis.  Marie-Hélène Bérard : La place de l’Union Européenne  n’est pas facile. Nous n’avons pas parmi les 27 une position unitaire. Et la Russie a clairement fait savoir son intention  de discuter en bilatéral avec les seuls États-Unis. Sur ce point, à mon avis, les Russes ont tort. Même s’ils ont raison de penser que la participation  de l’Union européenne  à  ce type de négociations alourdira et prolongera le processus. Et même s’ils sont nombreux à se souvenir que l’entrée de l’Ukraine dans l’Union européenne, finalement refusée  par ce pays, avait été discutée complètement en dehors d’eux. Le Laboratoire de la République : Comment analysez-vous la démarche de Vladimir Poutine dans cette séquence ? Quelles sont ses intentions selon vous ?  Marie-Hélène Bérard : Les Russes, et pas seulement leur gouvernement, ont le sentiment d’avoir été floués. Le pacte de Varsovie a disparu, mais l’OTAN demeure. L’idée que l’Ukraine puisse rejoindre l’OTAN est la plus grande claque que l’Occident pourrait  donner à la Russie. Pour les Russes, l’Ukraine est partie intégrante de leur histoire, de leur géographie, de leur culture. Les Russes sont très nombreux dans le Donbass , et leur nombre s’accroît  chaque jour avec des  passeports  russes libéralement distribués. Sans parler des salaires des fonctionnaires sur place , qui ne sont plus payés par Kiev. Pour moi, le président Poutine n’est pas un  va t’en guerre. Mais nous sommes dans une impasse: ni l’Union Européenne,  ni les États-Unis, ni l’OTAN ne peuvent accepter les engagements formels de non élargissement tels que  demandés par les Russes. Galia Ackerman : Il y a plusieurs scénarii différents des intentions de Vladimir Poutine et de sa possible façon de procéder. Il est très difficile de savoir quel sera le scénario effectif mais il me semble que Vladimir Poutine pense qu’il y a actuellement une fenêtre d’opportunité pour récupérer totalement ou partiellement l’Ukraine. Tout le reste est du bluff. Lorsque Vladimir Poutine pose des conditions dans ses traités, il est évident que celles-ci sont inacceptables. L’OTAN ne va pas quitter l’Europe, les Américains ne vont pas retirer leurs armes des pays européens, les pays de l’Europe de l’Est, y compris de l’Europe du Sud comme la Roumanie et la Bulgarie, ne vont pas sortir de l’OTAN, etc. Il met en place ces conditions pour créer une sorte de climat hystérique dans lequel le monde occidental va craindre une invasion qui dépasserait le cadre de l’Ukraine. Celui-ci se réjouirait donc peut-être, selon les prévisions du régime russe, si tout cela se limite à une reconquête, partielle ou même totale, de l’Ukraine. On monte la planche très haut pour pouvoir la baisser et que tout le monde puisse pousser un soupir de soulagement. Il s’agit du regard russe, bien sûr, je ne dis pas que cela va effectivement se produire. Quant au scénario possible en Ukraine, il n’est toujours pas exclu qu’il y ait une incursion probablement dans la région de Donbass pour élargir et définitivement séparer ces territoires des républiques autoproclamées de l’Ukraine. Probablement y aurait-il également une autre offensive dans la région de la mer Noire pour couper l'accès de l'Ukraine à la mer et récupérer Odessa qui a une très grande valeur symbolique aux yeux des Russes. Cela pourrait s'accompagner, comme certains services de renseignement britanniques semblent le supposer, d’une tentative de faire tomber le gouvernement actuel et d'instaurer un régime pro-russe. Ainsi, l’Ukraine pourrait être récupérée sans une énorme effusion de sang. Cependant, il n'y a pas de certitude que seuls ces scénarii-là se réalisent. Il y a et il peut y avoir encore toutes sortes de choses que nous ne connaissons pas, toutes sortes de facteurs que nous ne connaissons pas. Par exemple, lors de la crise des missiles de Cuba en 1962, le monde a été à deux doigts d'une guerre nucléaire, lorsque finalement les Russes ont enlevé leurs missiles stationnés à Cuba. Mais on n'a pas beaucoup parlé du fait que les Américains, eux aussi, ont enlevé leurs missiles stationnés en Turquie. Aujourd’hui, un compromis pourrait également être trouvé.  Et puis, en Chine les Jeux Olympiques vont commencer dans quelques jours. Ne souhaitant pas qu’ils soient assombris par une guerre en Europe, Xi Jinping aurait demandé à Vladimir Poutine de ne pas commencer la guerre avant la fin des Jeux Paralympiques, ce qui repousse l’agression éventuelle au mois de mars. Or le sol est gelé actuellement à l'est de l'Ukraine mais en mars, il va fondre et cela sera plus difficile pour les chars de circuler. Peut-être que le moment important sera passé et que cette guerre ne sera pas déclenchée. Il y a parfois des petites choses qui font que les choses s’orientent dans un sens et non pas dans un autre.  Le Laboratoire de la République : Quelles initiatives l’UE devrait elle prendre pour éviter une escalade et peser plus concrètement ? Galia Ackerman : Je ne pense pas qu'une réforme quelconque soit nécessaire. Récemment, la France a déjà subi quelques revers, comme par exemple la création de l’AUKUS, une association militaire de l’Australie, de la Grande-Bretagne et des États-Unis derrière le dos de l’UE et de l'OTAN. L'Union Européenne n'a pas été informée d'une décision internationale très grave. Il ne faut pas que de telles choses se reproduisent. Le président Macron, qui tient maintenant les rênes de l’UE, devrait poser non pas un ultimatum mais une exigence très ferme de participer à toutes les négociations qui concernent l'Ukraine. La France a toujours soutenu les aspirations européennes de l'Ukraine - sans toutefois vouloir l'accepter au sein de l'OTAN et au sein de l'Union européenne. Puisque maintenant on fait face à un ultimatum russe, il ne faut pas que la partie se joue uniquement entre les États-Unis et la Russie. La France a quand même d'excellentes relations avec les États-Unis, qui eux, affirment ne jamais prendre de décision sans concerter l’UE. Il faut que cela reste non seulement déclaratif mais se transforme en actions concrètes. Il y a toutes les bonnes vraies raisons pour que la France soit présente dans tout ce débat.  Marie-Hélène Bérard : L’Union européenne pourrait faire le pari de la sincérité de la Russie : autrement dit, accepter l’idée que la Russie ne cherche qu’à assurer sa propre sécurité, et non pas à envahir militairement l’Ukraine. Reste à imaginer quels engagements pourraient satisfaire les Russes sans porter atteinte à la souveraineté de ses voisins ? C’est là où les diplomates européens, qui sont bien meilleurs  que les Américains sur ces sujets, pourraient  faire des propositions. Mais il faut faire vite, car les Russes se sont eux-mêmes enfermés  dans des délais très courts.

Le Laboratoire
de la République

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