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Turquie : une victoire d’Erdogan et un pays divisé

par Tarik Yildiz le 30 mai 2023
Recep Tayyip Erdoğan a été réélu, ce dimanche 28 mai, à la présidence de la république de Turquie. Cette victoire cache un pays profondément fracturé, selon Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).
Le second tour de l’élection présidentielle en Turquie vient d’avoir lieu avec la victoire d’Erdogan qui se dessine autour d’un score de 52% contre 48% pour son opposant. Quels enseignements pouvons-nous tirer de ce scrutin ?Pour la première fois de son histoire, la Turquie a connu un second tour lors de l’élection de son président. Deux Turquie se sont affrontées dans les urnes dans ce qui s’est apparenté à une sorte de référendum.D’une part, le camp du président actuel qui représente celui d’un mouvement conservateur et religieux. Il est hérité d’une longue tradition que l’on pourrait faire remonter à l’empire Ottoman, qui veut concilier religion et pouvoir politique fort. Cette tendance s’est souvent imposée dès lors que le peuple avait librement la parole. Après la période de laïcisation pour partie forcée d’Atatürk, les élections ont généralement mis en évidence cette sensibilité politique qui a été canalisée voire empêchée par ce que l’on a pu appeler « l’Etat profond », les militaires ou les institutions judiciaires du pays.D’autre part, Kemal Kiliçdaroglu à la tête du CHP (parti républicain du peuple, parti fondé par Atatürk), mouvement kémaliste qui, s’il reste plébiscité par une partie non négligeable de la population, est toujours confronté à une sorte de « plafond de verre ». Les soutiens du CHP ont rarement dépassés les 25 à 30% au sein du pays : populations attachées à une forme de laïcité, minorités religieuses… C’est pourquoi le CHP a tenté d’incarner le « tout sauf Erdogan » en constituant une large coalition iconoclaste, allant de ce que l’on pourrait qualifier de partis « ultra nationalistes » à d’anciens proches d’Erdogan.Les Turcs ont décidé de poursuivre avec Erdogan mais les résultats illustrent une polarisation extrêmement forte. Dans votre dernier article publié dans le journal Le Monde, vous prédisiez un second tour tout en n’excluant pas une victoire de l’opposition. Quels sont les ressorts du vote en Turquie ?Je prédisais en effet un second tour, ce qui constitue déjà un évènement historique à l’échelle de la vie politique turque. J’indiquais que, contrairement à ce beaucoup prétendaient, une alternance est possible en Turquie comme cela a été démontré lors des élections municipales qui ont vu Istanbul ou Ankara basculé dans le camp de l’opposition. La transformation du régime ainsi que l’élection du président de la République au suffrage universel à 2 tours rendaient en effet une alternance possible, contrairement aux précédentes élections (le régime parlementaire prévoyait une prime pour le premier parti).Cependant, étant donné le score lors du premier tour et surtout le ralliement à Erdogan de l’un des candidats malheureux (Sinan Ogan qui avait obtenu plus de 5%), la probabilité d’une victoire du président sortant était plus importante. Le report de voix n’a par ailleurs pas été purement « mathématiques », les résultats sont relativement serrés au regard de l’histoire politique turque.En Turquie, la population vote d’abord pour ce que les candidats sont, ce qu’ils incarnent plus que pour ce qu’ils proposent. Kiliçdaroglu a pâti de cela, lui qui est issu d’une minorité religieuse et qui porte l’héritage du parti kémaliste. Les autres facteurs ne sont évidemment pas neutres : Erdogan représente la stabilité, le mouvement de libéralisation et de démocratisation des années 2000, le prestige retrouvé de « l’homme malade de l’Europe » sur la scène internationale et un développement économique sans précédent. Le président actuel a par ailleurs bénéficie d’une visibilité médiatique très déséquilibrée. Désormais, à quoi faut-il s’attendre en Turquie ?Le pays est profondément fracturé et l’on ne peut pas le résumer à une sorte de clivage « droite-gauche ». Le candidat de l’opposition apparaissait par exemple comme bien plus virulent concernant le sort des réfugiés en Turquie : ce dernier souhaitait les renvoyer dès que possible alors que le président actuel se montrait plus conciliant au nom d’une fraternité religieuse. Il existe cependant de véritables clivages concernant la pratique du pouvoir et les libertés individuelles.Désormais, l’enjeu principal réside dans l’évolution de l’exercice du pouvoir : l’exécutif sera-t-il en mesure de prendre en considération cette « deuxième Turquie » et ses requêtes qui représente presque la moitié de la population ? La stratégie autoritaire sera-telle remise en cause ?Rien n’est moins sûr. Le contexte géopolitique, économique avec une inflation importante et une devise pas toujours stable ainsi que l’« effet de cour » peuvent fortement influencer les prochains mois. En dehors d’un évènement exceptionnel (qui est souvent arrivé dans la vie politique turque comme un fait politique majeur ou la dégradation de l’état de santé du dirigeant), la prochaine élection présidentielle est prévue en 2028 : il faudra composer avec celui qui est à la tête du pays depuis plus de 20 ans et qu’une bonne moitié de la Turquie continue de plébisciter.

Elections en Turquie : enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques

par Aurélien Denizeau le 12 mai 2023
Dimanche 14 mai, auront lieu les élections présidentielles et législatives turques. Alors que Recep Tayyip Erdoğan est au pouvoir depuis 20 ans, un changement d’administration est envisageable. Le pays est confronté à un pouvoir autoritaire s’islamisant, une crise démocratique, économique et sociale sans précédent causée par les récents tremblements de terre ayant fait plus de 50 000 morts. Sur le plan géopolitique, il est au carrefour entre l’Occident et l’Orient et en équilibre diplomatique permanent dans la guerre en Ukraine. Aurélien Denizeau, docteur en sciences politiques et relations internationales et chercheur indépendant spécialisé sur la Turquie, analyse les enjeux, rapports de force et conséquences géopolitiques dans le cas où le président sortant reste au pouvoir ou si l’opposition l’emporte.
Le Laboratoire de la République : Pouvez-vous nous présenter les principaux enjeux des élections en Turquie ?  Aurélien Denizeau : Le principal enjeu de l'élection présidentielle en Turquie est relatif à la poursuite - ou non - du modèle ultra-présidentialiste dominé par Recep Tayyip Erdoğan. En personnalisant sans cesse davantage le régime, le président turc a concentré tous les débats sur sa personne et sur les pouvoirs qu'il s'est fait attribuer. Une victoire lui permettrait de poursuivre dans cette voie et de consolider son pouvoir personnel ; à l'inverse, sa défaite signerait un désaveu, et mettrait un coup d'arrêt à cette personnalisation du régime. Il est important de noter que, pour autant, le retour au régime parlementaire, voulu par l'opposition, ne se réaliserait sûrement pas dans un court terme : en effet, une nouvelle réforme constitutionnelle nécessiterait soit l'obtention d'une large majorité à l'Assemblée (qui semble hors d'atteinte pour le moment), soit la tenue d'un référendum, à haut risque politique. De ce fait, une défaite de Recep Tayyip Erdoğan ne se traduirait pas un changement de régime immédiat, mais davantage par l'ouverture d'une période de transition marquée par des négociations entre les partis politiques représentés à l'Assemblée.  Un autre enjeu relatif à ces élections est la redéfinition des rapports de force entre les différentes tendances politiques. Les coalitions qui se sont construites, soit pour soutenir, soit pour combattre le président Erdoğan résisteront-elles aux résultats du scrutin ? Quel poids peut espérer jouer la mouvance pro-Kurde, qui cherche à jouer le rôle d'arbitre au Parlement ? Les nationalistes, fracturés en divers partis aux allégeances variées, peuvent-il entamer un rapprochement ? Il faudra scruter non seulement les scores des candidats à l'élection présidentielle et des coalitions qui les soutiennent mais, également, à l'intérieur même de ces coalitions, les résultats obtenus par chaque parti.  Le Laboratoire de la République : Quelles sont les forces en présence ? Une alternance semble-t-elle possible ?  Aurélien Denizeau : Le président Recep Tayyip Erdoğan est soutenu par l’Alliance du Peuple, une coalition construite autour de son parti, l’AKP, de tendance islamo-conservatrice, et le parti nationaliste MHP. Cette coalition possède une cohérence idéologique relative, de type national-conservatrice, et s’appuie sur un socle électoral de plus de 40% des voix. Face à lui, son principal adversaire Kemal Kılıçdaroğlu, est le candidat de l’Alliance de la Nation. Cette coalition repose sur six partis très divers : le CHP, le parti kémaliste historique, dont Kılıçdaroğlu assure la présidence ; le İYİ, un parti nationaliste dissident du MHP ; le Saadet, le parti islamiste historique ; le Demokrat Parti, libéral-conservateur ; et deux partis fondés par d’anciens ministres de Recep Tayyip Erdoğan, le DEVA d’Ali Babacan (ancien ministre de l’Économie) et le Gelecek d’Ahmet Davutoğlu (ancien ministre des Affaires étrangères et Premier ministre). Cette coalition d’opposition est créditée de plus de 45% des voix ; elle peut arriver au pouvoir et permettre une alternance. Le problème est qu’elle est très hétéroclite en termes idéologiques ; un scénario à l’israélienne n’est donc pas à exclure : les partis alliés risquent de se déchirer en raison de leurs divergences idéologiques, permettant à terme le retour du dirigeant qu’ils avaient voulu renverser. En d’autres termes, même en cas de victoire, le succès de l’opposition n'est pas garanti. Ajoutons enfin que des forces alternatives vont également chercher à peser sur le scrutin. Le parti pro-Kurde et progressiste HDP soutient Kemal Kılıçdaroğlu pour la présidentielle, mais va jouer sa propre stratégie aux législatives et tâchera d’obtenir un groupe parlementaire pour devenir une force d’appoint indispensable. Le candidat nationaliste Sinan Oğan et le kémaliste Muharrem İnce, issu du CHP, vont se disputer le rôle de « troisième homme » du scrutin. La complexité de ce paysage politique rend toute prédiction difficile pour l’avenir. Le Laboratoire de la République : Quelles conséquences géopolitiques possibles ? Aurélien Denizeau : Même si les partenaires de la Turquie scrutent ce vote avec intérêt, en réalité, la politique étrangère n’est pas un enjeu fondamental cette fois-ci. Les grandes décisions prises par Recep Tayyip Erdoğan au cours des dernières années (neutralité dans le conflit russo-ukrainien ; soutien à l’Azerbaïdjan face aux Arméniens du Haut-Karabagh ; modernisation du matériel militaire…) font globalement consensus au sein de la société turque, car elles sont perçues comme répondant aux intérêts nationaux de la Turquie. Il est probable que sur la forme, l’opposition voudra marquer sa différence, et que quelques changements à la marge sont à prévoir : rapprochement avec les partenaires occidentaux ; réconciliation accélérée avec la Syrie de Bachar al-Assad ; retrait relatif des forces turques de Libye. Surtout, le ton devrait changer : plus de diplomatie, moins de provocations.Toutefois, plusieurs annonces de Kemal Kılıçdaroğlu, par exemple au sujet de projets communs avec la Chine, laissent à penser que la Turquie ne retournera pas dans une logique de bloc occidental. L’idée de diplomatie d’équilibre, multidirectionnelle, sans alliance contraignante, fait aujourd’hui consensus dans le pays. Passer les premiers signaux envoyés à l’Occident (notamment dans l’espoir d’une aide économique conséquente, au vu de la situation difficile du pays), il est probable que la dure logique des intérêts nationaux reprendra le dessus.  Le Laboratoire de la République : Plus particulièrement, les liens avec la France pourraient-ils être modifiés ? Aurélien Denizeau : Kemal Kılıçdaroğlu est réputé francophile, il a vécu en France et parle un peu le français. Il n’entretient pas avec Emmanuel Macron la relation de rivalité réciproque que l’on observe chez le président Erdoğan. On peut donc escompter une période de réchauffement des relations diplomatiques. Un changement possible en cas d’alternance serait l’arrêt du soutien turc à des groupes islamistes et/ou communautaristes présents sur notre sol ; ce permettrait indéniablement l’amélioration des relations bilatérales. Toutefois, il ne faut pas être naïf : en Afrique aussi bien que dans le Caucase, en passant par la Méditerranée orientale, la Turquie continuera de défendre ce qu’elle perçoit comme ses intérêts nationaux. Des désaccords peuvent donc persister, même s’ils seront peut-être gérés de manière plus discrète et moins brutale.

Il était une fois Antioche

par Tarik Yildiz le 6 mars 2023
Il y a un mois, le 6 février 2023, la Turquie était victime de deux séismes dévastateurs et meurtriers. Plus de 50 000 personnes auraient perdu la vie. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle), né de parents d’origine turque, témoigne de l’ampleur des destructions à Antioche, le « berceau des civilisations ».
Les habitants aiment rappeler aux visiteurs qu’Antioche est « le berceau des civilisations ». On vante les vestiges de l’empire Romain, le seul village arménien de Turquie, la présence d’une des rares synagogues d’Anatolie, d’églises variées –comme la fameuse grotte Saint-Pierre-, de lieux de culte divers respectés par tous… Une « mosaïque de peuples » compose cette ville si particulière érigée en modèle de tolérance par tous ceux qui l’ont côtoyée. Ce petit havre de paix, cette parenthèse en plein Moyen-Orient où l’on se croit tantôt à Rome tantôt dans le vieux Paris des ruelles tortueuses, dans laquelle personne ne se mêle de la confession des autres, où il n’est pas rare de voir des groupes d’amies se promener en pleine nuit tellement les environs transpirent la tranquillité, a été terriblement touché –tout comme de nombreuses autres provinces de Turquie et de Syrie- par les tremblements de terre du mois de février. Une douceur de vivre qui laisse sa place au tragique Le bilan provisoire de près de 50 000 morts pourrait avoisiner les 100 000, dont une part non négligeable concerne Antioche. Les répliques continuent de secouer la ville désormais fantôme. Les habitants qui ne veulent ou ne peuvent quitter les lieux dorment dans des voitures, des tentes ou, pour les plus chanceux, dans des conteneurs de fortune. Des familles entières ont disparu sous les décombres. Des miraculés se retrouvent orphelins, seuls survivants de fratries souvent nombreuses. Les uns se demandent pourquoi ils ont survécu, les autres prient le ciel de leur donner le courage de continuer à vivre. On ne croise plus que des soldats en patrouille dans cette ville rebelle et profondément laïque. La mort est visible dans tous les recoins de la région : le contraste avec cette cité où la douceur de vivre s’exprimait partout, du climat jusqu’au caractère des habitants, est terrifiant. Plus de chants, plus de gastronomie si raffinée qui embaume l’air des rues, plus de joie de vivre… Seuls le paysage lointain et ses monts fertiles tiennent encore debout, semblant contempler le désastre avec gravité. Une solidarité française appréciée, qui pourrait être encore plus forte A la fin des années 1920, le capitaine Pierre May, évoquant la population locale, indiquait : « Tâche délicate que celle de vouloir lever le voile qu’il s’est imposé jusqu’à ce jour […]. Tâche délicate que de parler de ceux qui n’aiment pas que l’on parle d’eux ». Cette même pudeur se lit sur les visages dignes des rares passants endeuillés près de cent ans après l’écriture de ces lignes. Ceux qui quittent la ville ont parfois honte de dire qu’ils viennent d’une zone sinistrée, souhaitant éviter de lire la pitié dans les yeux de leurs interlocuteurs, pourtant bienveillants. La France, comme d’autres pays, a fait preuve de solidarité dès les premiers instants. Des équipes françaises ont aidé à sortir les cadavres de sous les décombres, permettant d’acter la douloureuse réalité pour les proches. Au-delà d’une aide supplémentaire globale permettant à certaines familles de Turquie de séjourner quelques semaines en France le temps de bâtir de nouveaux foyers (possibilité offerte par d’autres pays européens), la profondeur des liens entre la France et la région pourrait suggérer des actes encore plus forts pour aider à la restauration (monuments historiques, mosaïques romaines et autres constructions antiques…). « Passer quelques semaines en dehors de la ville pour surmonter le deuil, oui, mais nous ne pouvons vivre durablement qu’ici » répètent en cœur les victimes qui n’ont qu’une seule obsession : reconstruire la cité et son patrimoine. Dans une des rues du centre-ville, on peut encore lire cette citation du poète Nâzim Hikmet entre les fissures : « Vivre comme un arbre, seul et libre. Vivre en frères comme les arbres d'une forêt ». Espérons qu’Antioche -comme les autres régions touchées-, renaîtra de ses cendres pour exposer au monde son paysage humain, aussi divers et libre qu’unique. Tarik Yildiz, sociologue, notamment auteur de « De la fatigue d’être soi au prêt à croire » (Editions du Puits de Roulle).

Le Laboratoire
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