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A Manouchian, la patrie reconnaissante

par Astrig Atamian le 23 février 2024
Astrig Atamian revient sur la panthéonisation de Missak et Mélinée Manouchian. Elle est historienne et chercheuse associée au CERCEC à l’EHESS. Elle a consacré sa thèse de doctorat aux communistes arméniens en France des années 1920 à 1990, travail bientôt publié aux Presses universitaires de Rennes. Elle a coécrit avec Claire Mouradian et Denis Peschanski, « Manouchian. Missak et Mélinée, deux orphelins du génocide des Arméniens engagés dans la Résistance française », paru en novembre 2023 aux éditions Textuel.
Le 21 février 2024, quatre-vingt ans après son exécution au Mont-Valérien par les nazis, Missak Manouchian est entré au Panthéon, accompagné de Mélinée qui fut l’amour de sa vie. Reposent symboliquement avec ce couple qu’Aragon et Ferré ont rendu mythique, les autres fusillés FTP-MOI de Paris ainsi qu’Olga Bancic et Joseph Epstein dont les noms sont désormais gravés en lettres d’or dans la crypte du mausolée. Tous, jusqu’alors honorés par leurs descendants et quelques cercles, ont ainsi intégré le roman national. Ces résistants morts pour la France étaient presque tous des étrangers. Ils étaient communistes aussi, partageant ainsi un engagement qui durant l’entre-deux-guerres était un puissant vecteur d’intégration dans la société française. La République a enfin rendu hommage à la composante immigrée de la lutte contre l’occupant. En reconnaissant le rôle qu’ont eu les Français venus d’ailleurs dans la Libération du pays, cette décision hautement politique prise par le Président Emmanuel Macron réunit les mémoires. Au-delà, la panthéonisation de Manouchian réaffirme une conception de la nation fondée sur des valeurs communes et non pas ethniciste. En amont de cette panthéonisation, il y a eu plusieurs mobilisations de personnalités. Celle qui porté ses fruits a été lancée en 2021 par l’association Unité Laïque, présidée par Jean-Pierre Sakoun, qui lutte contre les communautarismes fracturant la société française et défend les principes universalistes de la République. Manouchian était un survivant du génocide des Arméniens perpétrés par les Turcs. Ses camarades de combat avaient fui les persécutions antisémites, le fascisme, la victoire de Franco. Victimes de régimes autoritaires et du racisme, ces Européens étaient habités par les idéaux des Lumières. Ils rêvaient d’émancipation. La France apparaissait comme un phare dans leur nuit. Issus de cultures différentes, ils avaient un même imaginaire peuplé de grands noms : des révolutionnaires de 1789 mais aussi des figures de la littérature. Décortiquer leur francophilie permettrait de réactiver les ressorts d’un softpower qui a depuis perdu de sa superbe. Envisager l’hommage solennel du 21 février 2024 comme une main tendue à l’immigration plus récente et post-coloniale, impose aussi de considérer que la France n’a pas jouit d’une image aussi positive partout. Les « Français de préférence » « dont les noms sont difficiles à prononcer » portent en eux plusieurs identités qui se superposent sans être antagonistes. Manouchian est apatride, il admire la culture de son pays d’adoption dont il demande par deux fois la nationalité. Il est aussi Arménien et se soucie du devenir de l’Arménie qui à cette époque est soviétique. Il est communiste, internationaliste. Il travaille en usine, pose nu comme modèle pour des artistes, rêve d’être poète. Il est intellectuel et sportif. Rédacteur d’un journal communiste arménien dans le Paris du Front populaire, il fait la promotion du « rapatriement » des réfugiés vers la mère patrie mais n’envisage pas de quitter la France. Membre du PCF, il n’adhère toutefois pas à la ligne du pacte germano-soviétique renvoyant dos à dos Hitler et Churchill. En septembre 1939, alors qu’il est emprisonné à la prison de la Santé en tant que suspect car communiste, il insiste pour être sous les drapeaux. C’est depuis sa caserne en Bretagne où on le voit porter fièrement l’uniforme qu’il dépose une deuxième demande de naturalisation en janvier 1940. Quelques plus tard, la France est occupée. Manouchian est bientôt sollicité par la MOI pour mener un combat clandestin politique puis militaire à partir de début 1943. La suite est connue. L’héritage qu’il entend laisser est contenu dans sa dernière lettre. « Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement », écrit-il deux heures avant de mourir.

Hommage à Laurent Bouvet

par Isabelle Barbéris le 28 décembre 2021 photo de bougies
Il y a parfois des ouvrages qui partent d’un désir de dédicace, c’est le cas de mon prochain livre dédié à Laurent Bouvet. Ce furent les premiers mots que je tapais sur mon clavier, il y a deux ans : « A Laurent Bouvet. A tout honnête homme », alors même, je l’avoue, que je n’avais pas encore fermement arrêté le sujet précis que je souhaitais aborder…
Tribune publiée dans les pages « Idées » de Libération le lundi 27 décembre 2021 Lorsque j’ai rencontré Laurent Bouvet, je faisais le bilan d’une quinzaine d’années vécues dans un quartier bien dur de Seine Saint-Denis, et de ses déconvenues parfois très violentes. Quinze années où j’ai observé le clientélisme, la démission ou l’épuisement des pouvoirs publics, la clanisation, la paupérisation, ainsi qu’une forme d’inertie et de déshumanisation des rapports sociaux. C’était l’époque, juste après les attentats de novembre 2015, où Kamel Daoud se voyait intenter un procès intellectuel en racisme, où l’on voulait « élargir les trottoirs », où fleurissait la notion militante d’islamophobie. Sur mes deux terrains d’activité – l’université et la culture - j’observais la montée en puissance de discours creux et commodes, non seulement déconnectés de la réalité, en particulier pour l’ancienne enseignante en « zone de violence » que j’étais, mais contreproductifs sur le terrain de l’antiracisme et du progressisme, qui étaient pourtant brandis en toute circonstance. La lecture du Sens du peuple (2012) apportait des clés de compréhension et des pistes de refondation de la gauche sociale et démocrate. J’y vis un apport pour ma recherche (je travaillais alors sur théâtre et démocratie) mais aussi une planche de salut pour raffermir mes convictions politiques, que les errances idéologiques de la gauche « professionnelle » et des révolutionnaires de salon avaient considérablement rudoyées. Je pouvais enfin renouer avec une laïcité au cœur de mon histoire familiale, puisque ceux qui la conspuent méthodiquement semblent ignorer que la République laïque a permis l’intégration de plusieurs générations d’immigrés. Elle, et elle seule. Laurent était à la tête d’un mouvement intellectuel et militant qui voulait réarmer la gauche en lui offrant de se réapproprier son socle historique, laïque et universaliste. L’abandon de ces principes était à ses yeux – j’en suis pour ma part désormais convaincue – à l’origine de son effondrement et d’une escalade des extrêmes qui mettait en péril la vie démocratique dans son ensemble. Chez lui, cette thèse a toujours été explicitement rattachée à un combat contre l’extrême-droite, dont il a prophétisé la montée en puissance. Qui pourrait aujourd’hui lui donner tort ? En pointant sans fard l’ornière « sociétale » et culturaliste de la gauche postmoderne, il affirmait l’urgence d’en revenir à une conception d’abord politique de l’émancipation. C’est dire à quel point le procès qui lui est fait au sujet de l’ « insécurité culturelle » me semblait et me semble toujours hypocrite : partant du constat du repli identitaire, son projet intellectuel était de redonner corps au « peuple politique », afin de se prémunir de tout enfermement. En restant sourde à ses alertes, la gauche s’est elle-même inoculée un lent poison qui pourrait bien s’avérer mortel. Sa contribution à la gauche républicaine et sociale est majeure, et il l’a menée à bien avec détermination : cela lui valut des évictions, des tirs de barrage professionnels, des attaques personnelles souvent odieuses et obsessionnelles, méconnaissant totalement sa part humaniste, sa camaraderie, sa gentillesse, son ouverture d’esprit. C’est aussi tout ce qui opposait Laurent Bouvet à la figure du mandarin qui opte pour la rente idéologique et la facilité. Et c’est ce qui explique l’admiration et l’affection que les étudiants accordaient à leur professeur, pédagogue érudit et accessible. Il était l’incarnation de la « common decency » ; l’opposé des pulsions haineuses qui rongent la gauche, et de la tendance au mépris qui mine la droite. Combatif, il l’était, avec les débordements humains que cela implique, mais sans cette méchanceté qui pourrit aujourd’hui le débat démocratique. Il pensait à l’échelle de l’humain, sans le renvoyer à des assignations préconçues, sans nier les différences, sans jamais non plus les penser comme insurmontables. Il y avait, dans le rire à gorge déployée, dans la barbe et le regard perçant, dans la force d’entrainement, dans l’amour du peuple, dans l’insatiable curiosité et surtout dans la manière de ne jamais, jamais, jamais rien céder, quelque chose d’hugolien et de la force-qui-va. Une saleté de maladie ne lui aura pas permis de traverser un siècle. Il a toujours répondu présent dans les moments difficiles, et sans lui, sans ses amis, j’aurais peut-être dû renoncer à mes propres convictions. Je dois à Laurent Bouvet de m’avoir donné le courage de ne pas démissionner de mes principes. Il n’y a pas d’au-delà pour les laïques que nous sommes, mais tu as gagné ta place dans le ciel des idées, cher Laurent.

Le Laboratoire
de la République

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