Rubrique : Défi géopolitique

Le temps des citadelles serait-il revenu ?

par Jean-François Cervel le 27 mai 2025 dirigeants-monde
Dans un monde bouleversé par les tensions géopolitiques, le repli identitaire et la montée des autoritarismes, Jean-François Cervel, responsable de la commission géopolitique du Laboratoire de la République, propose son analyse. À travers les figures de Donald Trump, Vladimir Poutine ou Xi Jinping, il décrypte la logique d’un monde qui semble renouer avec la tentation du pouvoir fort, de l’entre-soi, du protectionnisme et de la verticalité autoritaire.
Le temps des citadelles serait-il revenu ? C’est ce que l’on peut croire à entendre les discours politiques dominants, et notamment depuis la nouvelle élection de Donald Trump aux Etats-Unis et son slogan nationaliste « Make America great again ». Un peu partout à travers le monde c’est la tentation de la citadelle, voire même de la citadelle assiégée qui revient en force. C’est le grand discours de l’autosuffisance sinon de l’autarcie, de l’identité, voire de la pureté, c’est le grand mouvement de balancier en retour qui rejette la globalisation, qui dénonce les « mondialistes », qui glorifie la souveraineté nationale, son unicité culturelle et idéologique et son rejet du pluralisme, sa négation de la liberté individuelle au profit de l’identité et de l’exaltation patriotique. Mais ce discours se heurte à la réalité plus complexe du monde d’aujourd’hui, un monde de l’échange, de la fluidité, le monde d’une planète rétrécie par la force des communications électroniques et des déplacements physiques des personnes, des biens et des services. Cette double réalité contradictoire se manifeste clairement avec les variations de la politique de Donald Trump qui semble s’apercevoir que la plupart des entreprises américaines sont des multinationales et que nombre d’entre elles envoient depuis l’étranger leurs productions aux Etats-Unis et seraient donc frappées par des droits de douane élevés s’il les établissait autour de son pays ! Faut-il interdire les entreprises multinationales au nom des intérêts nationaux ? Faut-il multiplier les remparts et les enceintes pour protéger les productions nationales ? Faut-il rejeter l’économie monde et le village global pour revenir aux territoires tribaux, irréductibles ennemis de leurs voisins ? Même s’il ne répond pas de manière cohérente à ces questions, le discours de l’égoïsme national conquérant est néanmoins le discours dominant. Il se manifeste sur tous les fronts, porté, au premier chef, par les trois grands empereurs mondiaux suivis par nombre d’autres dirigeants d’Etats petits ou grands. Le régime poutinien en Russie affecte de lui donner une dimension civilisationnelle, autour des éléments de la religion orthodoxe et de son rejet de toutes les valeurs de la philosophie des Lumières.  Et il le porte à l’extérieur, dans sa volonté d’y soumettre l’Ukraine, la Moldavie, la Roumanie, la Serbie, le Kosovo et la Republika Srpska, sous la haute autorité spirituelle du patriarche Kirill, patriarche orthodoxe de Moscou qui vient donner sa bénédiction à la guerre sainte menée contre les mécréants ukrainiens et appeler à la grande unité des orthodoxes contre la dépravation occidentale. Comme leurs fonctions de défense l’exigent, les citadelles sont d’abord évidemment militaires. Et cela se manifeste par une relance généralisée des dépenses en matière de défense et une course aux armements nouveaux, en matière de drones, de missiles, de guerre électronique. Dans tous les pays, la montée en puissance des armées est patente comme le montre tout particulièrement l’exemple de la Chine, pour toutes les armes, terrestres, navales, aériennes, nucléaires et spatiales. Des bases militaires dans l’espace et sur la Lune sont désormais en préparation, projections spatiales des découpages nationaux terrestres. Les murailles physiques reviennent, avec des frontières qui se militarisent et des murs qui se construisent un peu partout à travers le monde. Dans cette logique d’affrontement de puissances souveraines, il s’agit d’étendre au maximum les territoires sous domination directe et développer la vassalisation et l’influence sur le reste du monde. Les objectifs de conquêtes territoriales ou de vassalisation ne se cachent plus. C’est ce que fait la Russie avec ses marges directes, Ukraine, Caucase et Asie centrale, et ses zones d’influence culturelle : Europe de l’Est jusqu’en Serbie et Republica Srpska en Bosnie-Herzégovine. C’est ce que fait la Chine au Tibet, au Xin Jiang, en Mer de Chine, dans la péninsule indochinoise et dans le Pacifique. C’est ce que font les États-Unis d’Amérique avec la volonté de domination sur le Groenland, le Canada ou Panama. Quant aux politiques d’influence, elles s’exercent sur tous les continents avec, par exemple, les réseaux internationaux de Wagner pour la Russie ou les routes de la soie pour la Chine. Plus globalement, l’alliance des deux citadelles continentales, Russie et Chine, développe, avec le dispositif des « BRICS élargis » et l’Organisation de Coopération de Shangaï, un bloc anti-occidental contre le système libéral démocratique. Et d’autres pays, plus modestes leur emboîtent le pas tels Israël ou la Turquie… Et on voit ainsi se dessiner des alliances quasi-féodales, de seigneurs, dans leurs châteaux forts respectifs, avec leurs guerres locales, faisant allégeance aux empereurs les plus puissants. Le voyage que Donald Trump vient d’effectuer dans les pays du Golfe (13-16 mai 2025) a été particulièrement symptomatique à cet égard affichant la relation complexe entre les rois locaux et l’empereur états-unien. Mais les citadelles sont aussi et avant tout, aujourd’hui, économiques et donc technologiques. D’où la guerre commerciale et technologique immédiatement engagée par Donald Trump après son arrivée au pouvoir pour une seconde présidence. Face à l’énorme montée en puissance de la Chine qui détient aujourd’hui près d’un tiers de l’industrie mondiale, les Etats-Unis mobilisent toutes les formes de leur pouvoir pour tenter de ne pas perdre leur impérium. D’où le discours des « relocalisations » c’est-à-dire de l’industrie nationale et de l’économie nationale, dans une logique protectionniste rejetant les interdépendances mais ne dédaignant pas le mercantilisme à son profit. Les États-nations et notamment les plus puissants ne rejettent pas la présence à l’extérieur mais à la condition qu’elle soit en leur faveur ! L’Organisation mondiale du commerce (OMC) est totalement contournée et toutes les matières premières et produits sensibles font l’objet d’une compétition féroce. Les citadelles, ce sont donc des murailles pour protéger le territoire, murailles militaires, murailles économiques, murailles scientifiques et technologiques.  Mais les citadelles se caractérisent aussi par un pouvoir fort à l’intérieur.  Pour organiser la défense et la mobilisation contre les ennemis, il faut un pouvoir autoritaire. Pour gérer une économie et une société en guerre, il faut évidemment un pouvoir fort, un Peuple, un État, un Chef, avec un discours idéologique de mobilisation contre les autres et une unité nationale qui ne peut admettre les dissidences et les contradictions. C’est ce que l’on voit dans tous les pays où ce discours de la puissance nationale est érigé en dogme. C’est évidemment le cas dans la Russie poutinienne, héritière directe du totalitarisme soviétique. C’est évidemment le cas dans la Chine de Xi Jinping où la dictature du Parti communiste chinois n’a jamais cessé et se renforce aujourd’hui plus que jamais. Mais c’est désormais aussi le cas dans les États-Unis de Donald Trump avec un corpus idéologique très parallèle à celui développé en Russie. Et sur cette lancée c’est aussi le cas pour nombre d’autres pays du monde depuis l’Inde jusqu’à la Hongrie et Israël. Un pouvoir fort, organisé avec une oligarchie puissante autour de lui pour assurer le fonctionnement du pays selon un dispositif traditionnel de rapports entre une « Masse » dominée par une « Elite » dominante. L’élite d’aujourd’hui, c’est l’élite techno-scientifico-économique. C’est le cas, de longue date, en Russie avec un complexe militaro-industriel oligarchique fondé au long de la dictature communiste. C’est le cas en Chine, après les errements de la période maoïste, autour de l’élite techno-politique du Parti communiste chinois. C’est le cas désormais aux Etats-Unis avec le regroupement autour d’un Président-chef d’entreprise, de tous les dirigeants de l’économie numérique. Toutes les sociétés, au long de l‘histoire, ont connu ce dispositif d’organisation autour d’une élite dominant une masse dominée. Elite militaire imposant son pouvoir par la force et détenant la propriété foncière et la rente correspondante dans les sociétés agricoles traditionnelles, puis élite industrialo-financière à partir de la révolution industrielle et aujourd’hui élite techno-scientifique. Cette structuration s’est figée, dans le passé, dans des sociétés d’ordres avec des ordres privilégiés et des ordres inférieurs. L’élite scientifico-techno-économique d’aujourd’hui, comme celle industrielle et financière de la période précédente, veut contrôler le pouvoir régalien à son profit. Toutes les élites, en effet, veulent dominer les différents compartiments qui font la puissance, l’avoir, le savoir et, si possible, le pouvoir, soit par la force, soit par l’influence. Dans les systèmes autoritaires les trois compartiments sont intégrés dans un mécanisme de concentration verticale absolue autour d’un chef et d’une oligarchie dominante qui détient tous les pouvoirs, politique, économique, juridique et informationnel. C’est la nomenklatura soviétique ou chinoise. La vertu des systèmes libéraux et démocratiques, c’est d’essayer de maintenir un pluralisme et une diversité des élites qui évite le monopole absolu qui règne dans les systèmes totalitaires. Grâce à l’égalité juridique, à l’égalité politique, à l’égalité des chances et à la démocratie, la tendance naturelle à la concentration des attributs de la puissance est compensée par un pluralisme des élites et un brassage social essayant d’éviter les monopoles et les cristallisations héréditaires. Ils y parviennent plus ou moins bien parce que la force qui pousse à la concentration et à la transmission héréditaire est très difficile à combattre. Mais ils laissent néanmoins une liberté qui permet la mobilité, l’initiative et la créativité qui sont incompatibles avec les systèmes totalitaires. Ainsi, la tendance à l’affirmation nationaliste et à la puissance de leurs oligarchies respectives, à l’assignation à résidence identitaire et autoritaire, dans des citadelles nationales, semble aujourd’hui l’emporter. Cela donne un monde où les institutions internationales sont moribondes, un monde où les valeurs de liberté, de démocratie et de solidarité sont abandonnées, un monde de rapports de force et de violence où la guerre est redevenue normale, menée par les idéologies totalitaires et nationalistes et l’affirmation de puissance des trois grands empires. Mais cette logique, aujourd’hui dominante, se heurte à ses propres difficultés et contradictions, internes et externes. Ainsi, l’idéologie libertarienne qui anime nombre des dirigeants des grandes entreprises techno-scientifiques américaines s’accorde mal avec le système de puissances nationales omnipotentes. Le nationalisme virulent qui est affiché partout se heurte à la liberté des échanges et des mouvements des personnes, des biens et des flux financiers qui continuent à être massifs, à la présence d’organisations supranationales qui essaient de se maintenir, à l’existence de religions et d’idéologies globalisantes, à la prégnance de problèmes mondiaux qui concernent toute l’humanité. Le « découplage » dont on parle souvent n’est pas si évident à mettre en œuvre. Le monde peut-il être à la fois interdépendant et nationaliste ? Libertarien et étatiste ? Seules les valeurs universalistes peuvent permettre de dépasser ces contradictions. Le tintamarre des discours nationalistes et des défilés militaires tonitruants, malgré les forces coercitives qui l’accompagnent, ne parvient pas à couvrir la voix de tous les peuples qui demandent la liberté, la démocratie et la paix. C’est à l’Europe de continuer à porter ces valeurs de raison, d’équilibre et de sens de l’intérêt général planétaire. Sera-t-elle à la hauteur de cette mission historique alors qu’elle reste, à de nombreux égards, sous la domination états-unienne ?

Au Soudan, l’impossible paix ?

par François Sennesael le 22 mai 2025 Soudan-2019
Alors que le conflit soudanais entre les Forces armées soudanaises (FAS) et les Forces de soutien rapide (FSR) entre dans sa troisième année, François Sennesael, doctorant en sciences politiques à l’Université d’Oxford, propose une analyse lucide et approfondie d’une guerre trop souvent réduite à une rivalité entre chefs militaires. Dans cet article, publié à l’occasion de sa participation à notre conférence du 2 juin à la Maison de l’Amérique latine, il retrace les origines historiques et politiques d’un effondrement national aux conséquences humanitaires majeures, interroge les failles structurelles de l’État soudanais, et met en lumière les enjeux géopolitiques d’un conflit que les puissances régionales instrumentalisent dans une logique de recomposition des équilibres de la Corne de l’Afrique. Un éclairage essentiel sur une crise aussi dramatique qu’oubliée.
Des manifestants près du QG de l'armée soudanaise à Khartoum en avril 2019. Photo de M. Saleh  Les cris de victoire des soldats du général Al-Bourhane, chef des Forces armées soudanaises (FAS), résonnent ce lundi 17 mars 2025 dans les rues de Khartoum, la capitale du Soudan. Après de longs mois de combats acharnés, ils sont enfin parvenus à reprendre le contrôle de la ville aux Forces de soutien rapide (FSR), dirigées par le commandant Mohammed Hamdan Daglo, plus connu sous le nom de « Hemetti ». Pourtant, cette joie apparente ne saurait dissimuler l’amère réalité : après deux années de conflit ininterrompu, Khartoum, autrefois si fière, n’est plus qu’un champ de ruines. Khartoum est un symbole, mais c’est l’ensemble du Soudan qui est profondément meurtri par la guerre. Depuis le déclenchement du conflit en avril 2023, plus de 8,5 millions de personnes ont été déplacées à l’intérieur du pays, tandis qu’environ 4 millions ont été contraintes de franchir les frontières pour chercher refuge dans les États voisins, eux-mêmes confrontés à une instabilité persistante. Environ 30 millions de personnes, soit les deux tiers de la population, ont aujourd’hui besoin d’une aide humanitaire d’urgence et plus de la moitié des Soudanais souffrent d’insécurité alimentaire aigüe, faisant de cette situation l’une des plus graves crises humanitaires du 21ème siècle, mais aussi l’un des plus oubliées. Tout avait commencé par une révolution en 2018, qui mit un terme au long règne d’Omar el-Béchir, militaire au pouvoir depuis 1989 avec le soutien des islamistes et visé par un mandat d’arrêt de la Cour pénale internationale pour crimes de guerre au Darfour. Le pouvoir allait-il enfin être restitué au peuple et à la société civile ? La vision d’un Soudan uni, demeurée inachevée depuis l’indépendance en 1956 et écornée par l’indépendance du Soudan du Sud en 2011, allait-elle enfin se concrétiser ? L’espoir était immense, mais la transition politique s’enlisa rapidement dans ses propres contradictions, prise entre la mainmise de l’appareil sécuritaire, une société civile composée d’un patchwork de coalitions aux intérêts parfois divergents, et des acteurs internationaux incapables d’adapter un système de maintien de la paix à bout de souffle. Les militaires ont rapidement refusé de céder le pouvoir, avant de s’engager dans une lutte fratricide qui a plongé le pays dans l’horreur. Ce conflit ne saurait toutefois être réduit à une simple « guerre des généraux » entre Al-Bourhane et Hemetti, comme le voudraient des lectures trop simplistes, fréquentes lorsqu’il s’agit d’analyser la violence comme fait social en Afrique. Le conflit révèle les lignes de faille profondes qui traversent la société soudanaise, creusées par des décennies de sous-développement, de marginalisation et de pouvoir autoritaire. Il ne peut être compris qu’au prisme d’une approche historique sur la construction de l’État. Il met ainsi lumière la question, aussi cruciale que douloureuse, de ce que signifie « faire nation » au Soudan : quelle identité collective peut émerger dans un pays marqué par tant de divisions ? Quelle place pour le Darfour et pour les périphéries longtemps ignorées face à un centre dominateur ? Comment intégrer les identités régionales dans une vision unitaire de la nation ? Autant d’interrogations qui ressurgissent avec une acuité tragique au cœur de la guerre. De plus, le Soudan, qui nourrissait encore récemment l’ambition de s’imposer comme puissance régionale face à l’Éthiopie, est aujourd’hui devenu la proie des appétits de puissances moyennes — notamment celles du Golfe — désireuses d’étendre leur influence sur la Corne de l’Afrique, désormais érigée, en l’espace d’une décennie, en épicentre des ambitions géopolitiques régionales. Dans un système de sécurité internationale en pleine recomposition, où la Pax Americana semble se rétracter et où le multilatéralisme s’effrite, le conflit soudanais apparaît pour beaucoup comme une occasion stratégique de redessiner les équilibres régionaux à leur avantage dans une nouvelle ère de realpolitik. Les acteurs soudanais se sont engagés dans une course effrénée aux soutiens extérieurs, compromettant davantage encore les chances d'une paix négociée à court terme. La détermination des deux camps — chacun composé de groupes hétérogènes, fluides, et difficilement contrôlables — à poursuivre les hostilités pourrait-elle conduire à une partition du pays et à une redéfinition de ses frontières ? Le Soudan s’achemine-t-il vers une trajectoire semblable à celle de la Libye, où l’effondrement de l’État a plongé le pays dans une guerre prolongée entre factions rivales, favorisé l’émergence de pouvoirs parallèles soutenus par des puissances étrangères, et entraîné une fragmentation durable du territoire ? Quel rôle peut – doit – jouer l'Union Européenne dans ce conflit ? Deux ans après le début de la guerre, la paix semble plus éloignée que jamais. Conférence : lundi 2 juin, 19h : Soudan, une tragédie oubliée

Lettre d’Amérique latine (6) : Argentine, le vertige autoritaire d’une société en mutation

par Erévan Rebeyrotte le 12 mai 2025 Trump-Milei
Cette lettre constitue la dernière d’un cycle consacré à l’Amérique latine, rédigée par notre correspondant sur place, Erévan Rebeyrotte. C’est à la terrasse d’un café à Buenos Aires qu'il a rencontré Ariel Pennisi, professeur d’université, auteur et intellectuel engagé. Leur échange a donné naissance à cet article. À travers les propos d’Ariel Pennisi, nous offrons un éclairage sur la crise argentine contemporaine, bien au-delà des stéréotypes ou des lectures superficielles. Ce texte se veut à la fois une mise en garde et un appel à la vigilance : ce qui se joue en Argentine nous concerne tous.
Le problème le plus aigu de l’Argentine aujourd’hui reste la pauvreté. Elle touche plus de 50 % de la population, fragilise les classes moyennes et nourrit un sentiment d’abandon massif. Derrière les débats politiques spectaculaires, c’est la précarité quotidienne – alimentaire, sanitaire, éducative – qui mine le lien social et délégitime les institutions. L’individualisme de survie remplace peu à peu toute logique collective, et la colère monte. Dans ce contexte de crise profonde, la mort du Pape François, survenue le 4 avril 2025, a rappelé l’importance de la question sociale dans le pays. Le Pape, issu de Buenos Aires, a toujours prôné une Église pauvre pour les pauvres, enracinée dans les réalités sociales de l’Amérique latine. Ses propos et son engagement ont eu un impact majeur en Argentine, où il a toujours été perçu comme un défenseur des plus démunis, même si ses prises de position n’ont pas manqué de susciter des critiques, notamment dans les rangs des conservateurs qui aujourd’hui gouvernent le pays. L’accession au pouvoir de Javier Milei s’inscrit dans une tradition politique argentine où la droite n’a jamais été démocratique, mais toujours marquée par la violence, l’exclusion, voire le crime d’État. Depuis le premier coup d’État militaire de 1930 jusqu’à la dictature de 1976-1983 – la plus sanglante du continent avec plus de 30 000 disparus – la droite argentine a montré de quoi elle est capable quand elle n’est plus encadrée par les contre-pouvoirs. Aujourd’hui encore, cette culture persiste. La brutalité policière, la répression des manifestations pacifiques, la criminalisation des opposants et le recours aux décrets pour contourner le Parlement témoignent d’une démocratie en tension. Souvent présenté comme un « Trump latino », Javier Milei partage avec l’ancien président américain plusieurs traits fondamentaux : une communication fondée sur l’outrance, une fascination pour les « hommes forts », le rejet de la complexité démocratique, et une capacité à capter les colères populaires en les redirigeant vers des boucs émissaires. Mais à la différence de Trump, Milei pousse la logique jusqu’au bout : il ne fait même plus semblant de respecter les institutions. Il qualifie l’État de « bande criminelle », propose la suppression pure et simple de nombreux ministères, flatte les fantasmes technolibéraux (comme l’usage de l’IA en politique) et nomme à des postes clés des figures corrompues ou condamnées par la justice. Cette soumission intellectuelle à un modèle trumpiste exacerbé se double d’une subordination politique plus large aux puissances financières internationales, dans une Argentine de plus en plus dépendante et affaiblie. Selon Ariel Pennisi, ce que traverse l’Argentine dépasse la simple crise politique : c’est une « mutation anthropologique ». Les idéaux humanistes – progrès, justice, égalité, paix – semblent usés, inopérants. Le lien social se délite, les formes de socialisation se contractent. La précarité n’est plus seulement matérielle : elle est existentielle. Le travail devient instable, les collectifs éclatent, et l’action politique est remplacée par l’indignation solitaire. Face à ce vide, Milei s’impose non comme une réponse, mais comme le symptôme d’une société qui a cessé de croire au commun. Pourtant, tout n’est pas figé. Le 1er février 2025, la marche LGBTQI+ antifasciste à Buenos Aires a rassemblé une constellation de luttes : collectifs trans, féministes, migrants, artistes, syndicats, citoyens. Ce fut une « grève sociale incarnée », où la joie, les corps et la fête sont devenus des formes de résistance. Face à la brutalité de l’État, ces gestes affirment un autre rapport au politique : solidaire et créatif. Cette mobilisation montre que l’avenir ne se résume pas à un duel entre « autoritarisme et résignation ». Une réinvention démocratique, enracinée dans les pratiques, les affects et les solidarités concrètes, reste possible. Enfin, il serait naïf de penser que cette crise ne concerne que l’Argentine. La France, longtemps perçue comme un modèle d’émancipation, de culture et de résistance, suscite aujourd’hui une méfiance croissante parmi de nombreux Argentins. Cette image négative est alimentée par des incompréhensions mutuelles, un certain mépris postcolonial perçu dans nos discours diplomatiques, mais aussi par les violences que le pouvoir étatique exerce contre les étrangers et certains cultes religieux. À nous, Européens et Français, de ne pas céder à l’arrogance ni à l’indifférence. Car ce qui se joue en Argentine — l’érosion du bien commun, la banalisation de la haine, l’effacement du politique — pourrait bien annoncer ce qui nous attend si nous n’y prenons garde.

La contre-révolution tunisienne : entretien avec Hélé Béji

par Hélé Béji le 7 mai 2025
Au cours de cet entretien réalisé le 6 mai 2025, Hélé Béji examine la régression démocratique et judiciaire initiée par les récents « procès du complot » et la remise en cause des principes de l’État de droit établis après la Révolution de 2011. À travers son propos, elle alerte sur les illusions qui nourrissent le retour d’un autoritarisme déguisé, soulignant les dangers d’un processus qui fragilise les acquis démocratiques et institutionnels du pays.
L'analyse présentée par Hélé Béji dans cet entretien constitue un témoignage, fruit de sa perspective de spécialiste tunisienne, sur une actualité aujourd’hui trop peu décryptée. Née en 1948 à Tunis, Hélé Béji est écrivain. Agrégée de Lettres modernes, elle a enseigné la littérature à l'Université de Tunis avant de travailler à l'Unesco en tant que fonctionnaire international. En 1998, elle fonde le Collège international de Tunis, société littéraire où elle convie d’éminents penseurs tunisiens, français et autres à venir s’exprimer sur les enjeux contemporains. Elle est l’auteur d’essais et récits autour des thèmes liés à la décolonisation et aux identités culturelles. Elle consacre également des ouvrages à la question féminine, en analysant les signes de sécularisation de la religion musulmane au sein des sociétés modernes. Elle est l’auteur notamment de Désenchantement national (Maspero, 1982), L’imposture culturelle (Stock,1997), Nous Décolonisés (Arlea, 2006), Islam Pride (Gallimard, 2011), Dommage Tunisie (Tracts Gallimard, 2019). Titulaire du Grand prix Hervé Deluen de l’Académie française, elle est Chevalier de la Légion d’honneur. Hélé Béji - La contre-révolution tunisienneTélécharger

Lettre d’Amérique latine (5) : Le Brésil sous tension : espoirs écologiques, divisions politiques

par Erévan Rebeyrotte le 22 avril 2025
Du sommet des collines de Rocinha aux plages lumineuses de Copacabana, le Brésil déploie ses paradoxes. Terre de contrastes et de luttes, il oscille entre aspirations sociales et urgence environnementale. Alors que la COP30 approche à grands pas et que le monde aura les yeux tournés vers Belém, le pays s’efforce de concilier développement économique, justice sociale et préservation de l’Amazonie. Dans les rues de Rio, les tensions politiques restent vives : Lula, revenu au pouvoir avec une promesse de réconciliation, suscite autant d’espoirs que de défiance. Entre les partisans du renouveau social et les nostalgiques d’un ordre autoritaire incarné par Bolsonaro, notre correspondant en Amérique latine, Erévan Rebeyrotte, prend le pouls de cette société brésilienne fragmentée.
Lors de mes pérégrinations à Rio de Janeiro, j’ai eu l’occasion d’échanger avec de nombreux habitants. Tous partagent la même ville, mais évoluent dans des réalités profondément contrastées. Ces rencontres m’ont permis de saisir une fracture marquée : d’un côté, ceux qui placent leurs espoirs en Lula ; de l’autre, ceux qui voient dans sa politique une source d’insécurité, estimant qu’elle favorise les favelas en leur apportant soutien et protection. Lors de mon voyage, j’ai d’abord exploré la favela de Rocinha, guidé par Renaldo, un habitant né et élevé dans ce quartier. Avec passion et lucidité, il m’a partagé son regard sur les transformations vécues sous la présidence de Lula. Selon lui, l’arrivée de ce dernier au pouvoir a marqué un tournant : des écoles, des hôpitaux et des gymnases ont vu le jour, offrant enfin des infrastructures essentielles à une population trop longtemps oubliée. Malgré la persistance d’une criminalité omniprésente — armes et drogues circulant presque librement — ces améliorations ont insufflé un nouvel espoir à de nombreux habitants. La présence de touristes y est paradoxalement protégée non par la loi, mais par la peur : celle que l’irruption de la police, à la suite d’un incident, ne déclenche une fusillade sanglante. Dans cette société parallèle, hors du cadre étatique, des règles strictes s’imposent : quiconque menace un visiteur risque des représailles sévères, comme la mutilation, tant les conséquences pourraient être dramatiques pour toute la communauté. Rocinha vit en marge du système, mais elle obéit à ses propres lois. Plus tard, dans un tout autre décor, sur la plage de Copacabana, j’ai rencontré Luis, un policier, et Anita, une avocate. Autour d’un café, face à l’océan, ils m’ont livré une vision radicalement opposée. Tous deux s’inquiètent du retour de Lula au pouvoir, qu’ils accusent de fermer les yeux sur la violence des cartels et des milices qui gangrènent le pays. À leurs yeux, sa politique est trop laxiste et contribue à fragiliser encore davantage les quartiers populaires. Pour cette raison, ils ont voté Bolsonaro lors des dernières élections, espérant une réponse plus ferme face à l’insécurité. Encore aujourd’hui, l’ombre de Jair Bolsonaro, reste omniprésente. Le 26 mars dernier, la Cour suprême brésilienne a décidé d’ouvrir un procès contre l’ancien président pour tentative de coup d’État. Bolsonaro, qui a gouverné de 2019 à 2022, se trouve désormais accusé d’avoir fomenté une conspiration pour conserver le pouvoir à tout prix après sa défaite en 2022 face à Luiz Inácio Lula da Silva. Selon les enquêteurs, il aurait même envisagé l’assassinat de Lula et d’autres figures politiques. Les charges contre lui, parmi lesquelles "coup d’État" et "organisation criminelle armée", pourraient lui valoir plus de 40 ans de prison. Enfin, la question écologique, notamment la gestion de l'Amazonie, constitue un autre champ de bataille pour le Brésil. Sous Jair Bolsonaro, la politique environnementale du pays avait sombré dans un abandon préoccupant. Un "laisser-faire" quasi officiel avait ouvert grand les portes à une déforestation galopante, dont l’ampleur devenait chaque jour plus dramatique. Mais l’arrivée de Lula au pouvoir a marqué un tournant. Entre août 2023 et juillet 2024, la déforestation a chuté de moitié. En un an, ce sont 6 288 kilomètres carrés de forêt qui ont disparu — l’équivalent de la Savoie — contre 13 000 km² en 2021, au paroxysme de l’ère Bolsonaro. Pourtant, malgré cette embellie relative, l’Amazonie continue de souffrir. La déforestation demeure à des niveaux alarmants, et les flammes, attisées par une sécheresse d’une rare intensité, poursuivent leur œuvre dévastatrice au cœur de la forêt. Pourtant, même sous Lula, l’Amazonie demeure une frontière entre développement économique et préservation écologique. Le président, tout en affichant une politique ambitieuse pour la sauvegarde de la forêt, soutient également des projets controversés, comme la construction d’une autoroute traversant l’Amazonie, pour faciliter l’accès aux ressources et au commerce. Cette contradiction entre les discours écologiques et les projets d’infrastructure illustre la complexité des choix auxquels le pays fait face à l’aube de la COP30, qui se tiendra à Belém en novembre prochain. Sources : https://www.lemonde.fr/international/article/2025/03/15/les-actions-de-lula-en-faveur-de-l-amazonie-ne-doivent-pas-masquer-le-fait-qu-il-a-cede-sur-d-autres-dossiers-environnementaux_6581387_3210.html https://reporterre.net/Au-Bresil-malgre-ses-promesses-ecologiques-Lula-promeut-le-petrole-et-la-deforestation https://www.francetvinfo.fr/monde/bresil/assaut-contre-des-lieux-de-pouvoir/l-ex-president-bresilien-jair-bolsonaro-sera-juge-pour-tentative-de-coup-d-etat_7153254.html Les dernières lettres : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-4-la-bolivie-fete-ses-200-ans-dindependance-dans-une-annee-delections-et-de-crises/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

Lettre d’Amérique latine (4) : la Bolivie fête ses 200 ans d’indépendance dans une année d’élections et de crises

par Erévan Rebeyrotte le 8 avril 2025
La Bolivie, ce pays niché au cœur de l'Amérique du Sud, bordé par le Brésil, l'Argentine, le Paraguay, le Chili et le Pérou, célèbre cette année le bicentenaire de son indépendance. Un événement majeur, véritable symbole de fierté nationale, qui se décline en festivités vibrantes et en un éclat de couleurs dans toutes les villes du pays. C’est donc tout naturellement que cette quatrième lettre d’Amérique latine, rédigée par notre correspondant Erévan Rebeyrotte, est consacrée à cet anniversaire, cher au cœur de la population bolivienne.
À Sucre, dans la « Casa de la Libertad », la ville vibre au rythme de la célébration des 200 ans d’indépendance de la Bolivie. Un lieu chargé d’histoire, où, en 1825, la jeune république naissante se libérait du joug colonial espagnol. 2025 est une année importante de commémorations, marquée par des cérémonies et des rassemblements populaires, mais l’atmosphère est loin d’être simplement festive. La Bolivie, aujourd'hui, se trouve plongée dans une crise politique et économique qui assombrie les célébrations. Au cours de mon périple en Bolivie, j’ai été témoin à plusieurs reprises de la détresse de la population. Des « collectivos » annulés en raison d’une pénurie de diesel, des pharmacies fermées faute de réapprovisionnement, des manifestations devant le Parlement de La Paz pour dénoncer les politiques sociales et économiques du gouvernement en place. À Potosí, des touristes occidentaux, animés par une curiosité mal orientée, se rendent dans les mines où les ouvriers luttent pour extraire de l'argent et d'autres ressources précieuses. Ces travailleurs, ancrés dans un autre siècle, œuvrent sans équipement de sécurité, maniant encore pioches et chariots manuels sur des rails rouillés. L'espérance de vie des mineurs est d'à peine 45 ans. Ils sacrifient leur santé, usent leurs poumons et leur corps pour gagner leur vie, au péril même de leur existence. Deux siècles ont passé depuis que des hommes comme Simón Bolívar et Antonio José de Sucre ont forgé l’indépendance de la Bolivie, porteurs d’un rêve de liberté, d’égalité et de fraternité. Aujourd’hui, l’image de Bolívar, ce héros au visage marqué par la guerre, semble s’éloigner de la réalité bolivienne. Le pays, s’il a vécu d’innombrables révolutions et changements de régime depuis, est aujourd’hui pris dans les mailles d’une crise politique persistante. Le dernier épisode en date : un coup d’État manqué en juin 2024 qui, loin d’ouvrir la voie à une stabilité, a ajouté une couche de méfiance envers les institutions et le système politique. En août prochain, alors que le pays se prépare à fêter son indépendance, c’est une autre épreuve qui attend les Boliviens : les élections générales. Les citoyens seront appelés aux urnes pour choisir leur président, vice-président, ainsi que les membres des deux chambres du parlement. Ces élections, dans un climat politique marqué par l’instabilité, pourraient bien redéfinir le paysage de la Bolivie pour les années à venir. Mais c’est surtout une figure qui capte l’attention : Evo Morales, l’ex-président, dont le retour sur la scène politique divise. Malgré l’interdiction légale de se présenter, l’ancien chef d’État défie la justice et se lance dans la bataille, promettant un retour triomphal. Le spectre de son dernier mandat, marqué par des accusations de corruption et une crise de légitimité, plane toujours sur le pays. Il est notamment visé par un mandat d’arrêt dans l’affaire concernant la « traite » d’une mineure. Il est accusé d’avoir entretenu une relation en 2015 avec une adolescente de 15 ans, avec le consentement des parents en échange d’avantages. En parallèle, la question de la corruption reste un point central dans le débat national. Des citoyens, particulièrement des jeunes, expriment leur lassitude face aux scandales qui gangrènent les sphères politiques. C’est dans ce contexte que des figures comme Nayib Bukele, le président du Salvador, trouvent un écho chez certains Boliviens. Ce « dictateur cool », à la tête d’un pays en mutation, est vu par certains comme une alternative face à un système politique qu'ils jugent trop corrompu et inefficace. Une jeune Bolivienne m'a même montré une vidéo de propagande de Bukele, le dépeignant comme un héros capable de régler tous les problèmes du Salvador. Cette admiration pour un leader autoritaire, pourtant reconnu pour ses dérives, soulève des questions sur l’avenir de la démocratie en Bolivie et en Amérique latine. Alors que le pays fête son bicentenaire, la Bolivie semble se retrouver à un carrefour, entre l’aspiration à une gouvernance plus forte et la volonté de préserver un système démocratique, même fragile. Lettres parues : Lire "Lettre d'Amérique latine (3) : Le Pérou, une histoire de douleur, d'oubli et de larmes" https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-3-le-perou-une-histoire-de-douleur-doubli-et-de-larmes/ Lire "Lettre d'Amérique latine (2) : La Colombie : entre pacification et réconciliation, un chemin semé d'embûches" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-du-sud-2-la-colombie-entre-pacification-et-reconciliation-un-chemin-seme-dembuches/ Lire "Lettre d'Amérique latine (1) : Le Mexique face aux défis internationaux sous la réélection de Donald Trump" : https://www.lelaboratoiredelarepublique.fr/debattre/lettre-damerique-latine-1-le-mexique-face-aux-defis-internationaux-sous-la-reelection-de-donald-trump/

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